
Épictète : philosophe stoïcien (50 ap. J.-C. — 125/130)
Une distinction fondamentale
Comment faut-il vivre sa vie d’être humain ? C’est une question que se pose Épictète. Pour y répondre, il cherche à définir la nature des choses. Selon lui, elles sont de deux natures. Il les présente dès la première maxime de son Manuel :
Il y a des choses qui dépendent de nous ; il y en a d’autres qui n’en dépendent pas. Ce qui dépend de nous, ce sont nos jugements, nos opinions, nos désirs, nos aversions : en un mot, toutes les œuvres qui nous appartiennent. Ce qui ne dépend pas de nous, c’est notre corps, c’est la richesse, la réputation, le pouvoir ; en un mot, toutes les œuvres qui ne nous appartiennent pas.
En tant qu’être humain, il faut alors porter toute son attention sur les choses qui dépendent de nous. C’est l’exercice d’une vie et cela doit nous permettre d’être serein en toutes circonstances. Dès lors, ce qui compte, ce ne sont pas les événements en eux-mêmes, qui ne dépendent pas de ma volonté, mais la façon dont je réagis à ces événements.
Par exemple, je casse un objet très symbolique auquel je tiens.
· Réaction n°1 : je m’énerve/je suis triste/je suis frustré (j’aurais dû… et si…). C’est une réaction passionnelle. J’ajoute inutilement du chagrin à l’accident.
· Réaction n°2 : j’analyse, je juge la situation, je réagis en adéquation avec ma propre nature (= ce qui dépend de moi).
Dans la deuxième réaction, il faut se poser les bonnes questions. Quelle est la nature de l’accident ? L’objet est cassé. Pourquoi ? Parce qu’il était cassable. Dépend-il de moi de changer la nature de l’accident ? Non. Le fait que cet objet soit cassé blesse-t-il ma propre nature humaine ? Non, ce que je suis est intact. Qu’est-ce qui dépend de moi ? Ma réaction à l’événement. Je peux et dois réagir avec tempérance. Comprendre l’événement, c’est l’accepter. Qu’est-ce que j’y gagne ? Une sérénité d’esprit et la satisfaction d’avoir bien réagi, avec vertu.
Finalement, il faut se préparer à l’accident avant même qu’il ne survienne. C’est l’exercice de la visualisation négative, duquel on tire une sérénité bienfaisante. Épictète tient le même raisonnement pour les êtres de chair :
Si tu veux que tes enfants, ta femme et tes amis vivent toujours, tu es un sot ; tu veux, en effet, que ce qui ne dépend point de toi en dépende, et que ce qui est à autrui soit à toi. […] Mais si tu veux ne pas manquer d’obtenir ce que tu désires, tu le peux. Applique-toi donc à ce que tu peux. (XIV, 1.)
Un philosophe esclave, maître de lui-même
Épictète a vécu une partie de sa vie en tant qu’esclave. Une anecdote célèbre nous a survécu. Un jour, son maître tyrannique lui avait enfermé le pied dans un brodequin d’acier et lui tordait la jambe afin de le faire crier. Épictète se contentait simplement de le prévenir, « tu vas me casser la jambe ». Alors son maître continua et la jambe se cassa. Épictète, paisible, déclara : « je te l’avais bien dit, la voilà cassée. »
Si on met en relation cette anecdote avec sa philosophie, elle devient très compréhensible. Épictète est dans une situation qui ne dépend pas de lui. Tout ce qui est en son pouvoir est la manière dont il réagit à l’événement. Et plutôt que d’ajouter du chagrin à l’événement, il préfère ironiser pour ne pas donner une victoire supplémentaire à son maître. Cela ne signifie pas qu’il ne ressent pas la douleur mais qu’il contrôle parfaitement la façon dont il réagit à cette dernière.
Une vie frugale pleine d’enseignements
Et si ses enseignements sont encore pertinents aujourd’hui, c’est notamment parce que son éthique n’a quasiment pas pris une ride en près de 2000 ans. Voici quelques citations extraites de son Manuel, sur lesquelles méditer, qui font encore sens à notre époque :
« Ne demande pas que ce qui arrive, arrive comme tu veux. Mais veuille que les choses arrivent comme elles arrivent, et tu seras heureux. » (VIII)
« Quand une idée de plaisir se présente à ton esprit, garde-toi, comme pour les autres idées, de ne point te laisser emporter par elle. Mais diffère d’agir et obtiens de toi quelque délai. Compare ensuite les deux moments : celui où tu jouiras du plaisir, et celui où, ayant joui, tu te repentiras et tu te blâmeras. Oppose à ces pensées la joie que tu éprouveras. Et, si les circonstances exigent que tu agisses, prends garde à ne pas te laisser vaincre par ce que la chose offre de doux, d’agréable et attrayant. Mais récompense-toi en pensant combien il est préférable d’avoir conscience que tu as remporté cette victoire. »(XXXIV)
« De tels raisonnements ne sont pas cohérents : ‘je suis plus riche que toi, donc je te suis supérieur. — Je suis plus éloquent que toi, donc je te suis supérieur.’ Mais ceux-ci sont cohérents : ‘je suis plus riche que toi, donc ma richesse est supérieure à la tienne. — Je suis plus éloquent que toi, donc mon élocution est supérieure à la tienne.’ Mais tu n’es toi-même, ni richesse, ni élocution. » (XLIV)
« Si quelqu’un livrait ton corps au premier venu, tu en serais indigné. Et toi, quand tu livres ton âme au premier rencontré pour qu’il la trouble et la bouleverse, s’il t’injurie, tu n’as pas honte pour cela ? » (XXVIII)