Ce que beaucoup de gens ne comprennent pas à propos de la dichotomie du contrôle chez les Stoïciens

Je vous propose ci-dessous la traduction en français de l’article What Many People Misunderstand about the Stoic Dichotomy of Control, publié par Michael Tremblay, le 30 janvier 2021 sur le site Modern Stoicism. (Article traduit avec son autorisation et celle de Modern Stoicism.)


Parmi tout ce que la philosophie stoïcienne a à offrir, la « dichotomie du contrôle » (DDC) est l’un des concepts les plus populaires, et il est facile de comprendre pourquoi. Dans sa forme la plus simple, la DDC est souvent présentée de la manière suivante :

  1. Tout est soit sous notre contrôle, soit hors de notre contrôle.
  2. Nous contrôlons nos émotions, nos comportements et nos réactions aux situations.
  3. Nous ne contrôlons rien d’autre, comme le comportement des autres ou ce qu’ils pensent de nous.
  4. Si nous voulons être heureux et devenir de meilleures personnes, nous devons nous concentrer sur ce qui est sous notre contrôle, à savoir notre comportement et nos réactions aux situations.

    Ce qui est séduisant dans cette présentation de la DDC, c’est son applicabilité immédiate. C’est une sorte de « hack de vie ». Il n’est pas nécessaire de connaître autre chose sur le stoïcisme pour trouver ce concept à la fois éclairant et utile. Plus explicitement encore, il apporte à la fois du réconfort face aux difficultés de la vie et une motivation pour s’améliorer.

Dans des circonstances douloureuses ou stressantes, nous rappeler de nous concentrer sur ce que nous pouvons contrôler a un effet calmant immédiat. Cela nous permet de détourner notre attention de la situation qui nous cause de la douleur ou de la frustration. Et souvent, ce changement de focus ne se contente pas d’atténuer les symptômes, mais il nous aide aussi à résoudre le problème ou, du moins, à comprendre si le problème nous concerne réellement ou non.

En dehors de ces moments difficiles, ce concept nous encourage à adopter un état d’esprit tourné vers l’amélioration de soi. C’est un appel à passer d’une pensée axée sur les « résultats » à une pensée axée sur le « processus ». Si nous voulons être plus heureux et de meilleures personnes, nous devons concentrer nos efforts sur notre propre amélioration. C’est aussi une invitation à être attentif et présent dans l’instant, là où nous avons du pouvoir, plutôt que de nous attarder sur le passé ou d’anticiper anxieusement l’avenir, où nous n’en avons aucun. La DDC nous enseigne à ne pas nous attarder excessivement sur nos échecs passés ni à nous angoisser à l’idée d’éventuels échecs futurs.

Cette façon de présenter la DDC offre cet avantage majeur sans nécessiter d’explication plus approfondie de la théorie ou de l’éthique stoïcienne. Pour un grand nombre de personnes, cela suffit et c’est tout ce qu’elles souhaitent retirer du stoïcisme.

Le principal problème avec cette version de la DDC, et la raison de cet article, est qu’elle déforme le concept tel qu’il apparaît réellement dans le stoïcisme. Cela devient très déroutant pour ceux qui essaient d’approfondir leur compréhension du stoïcisme (moi y compris). Cet article tente d’expliquer ce que je considère comme étant la principale incompréhension autour de la DDC, et de montrer pourquoi le terme « dichotomie du contrôle » est en réalité mal choisi, car ce concept ne parle pas du tout de contrôle.

Partie 1 : Que signifie réellement « Eph’ ēmin » ?

La DDC est développée de manière la plus claire et la plus approfondie par le stoïcien romain Épictète. Son célèbre Manuel (Enchiridion) s’ouvre sur une formulation explicite de cette idée :

Parmi les choses, les unes dépendent de nous (eph’ ēminen grec ancien), les autres n’en dépendent pas. Dépendent de nous, d’une part, le jugement, l’impulsion, le désir, l’aversion et en un mot toutes nos activités propres. Ne dépendent pas de nous, d’autre part, le corps, nos biens matériels, les opinions que les autres ont de nous, les magistratures et en un mot tout ce qui n’est pas notre activité propre.
Trad. Olivier D’Jeranian, 2020

Épictète poursuit en expliquant les conséquences de ne pas comprendre cette distinction. Si nous considérons ce qui ne dépend pas de nous comme étant à notre charge, nous souffrirons de divers tourments psychologiques, et inversement. Jusqu’ici, cela semble assez similaire à la version populaire de la DDC. La différence cruciale est que nous ne trouvons nulle part le mot « contrôle ». Mais pourquoi Olivier D’Jeranian traduit-il eph’ ēmin par « ce qui dépend de nous » et non par « ce que nous contrôlons » ?

Pour comprendre, nous allons devoir passer rapidement en revue un peu de grec. L’expression traduite par « dépendent de nous » (ou en « notre pouvoir » dans certains cas) est eph’ ēmin. Ce sont deux mots. Ēmin est simplement un pronom signifiant « nous ». L’autre mot est epi, une préposition. Il apparaît sous la forme eph’ parce que les mots grecs se terminant par une voyelle subissent souvent une élision, ce qui signifie que leur orthographe change devant un mot commençant par une voyelle. Le sens de la préposition epi change en fonction du cas grammatical du mot qu’elle précède. Dans ce cas, ēmin est au datif.

Quelle est donc la signification de cette expression ? Epi suivi du datif peut signifier plusieurs choses, mais ici, il signifie « dépendre de » ou « être en notre pouvoir ». Épictète dit littéralement que certaines choses « dépendent de nous » ou sont causées par nous, et que d’autres ne le sont pas. Cela est reflété dans une autre manière courante de traduire la dichotomie du contrôle (DDC) : certaines choses « relèvent de nous ».

Il n’est donc jamais question de « contrôle », et c’est intentionnel. Les Stoïciens s’intéressaient bien plus aux causes qu’à la notion de « contrôle » sur les choses. Prenons un exemple : quelqu’un m’insulte et je ressens une intense colère. La question pertinente pour les Stoïciens n’est pas « puis-je contrôler ma colère ? », mais plutôt « qu’est-ce qui a causé cette colère ? de quoi dépend-elle ? ». Ils répondraient que cette colère dépend de moi. Mes croyances et mes interprétations de la situation l’ont causée. La preuve en est que quelqu’un d’autre, face à la même insulte, pourrait ne pas se mettre en colère du tout. Puisque je suis la cause de ma colère, il m’appartient de la résoudre. Mais le commentaire insultant de l’autre personne dépend-il de moi ? L’ai-je causé ? Non, il est causé par le caractère de cette personne, et c’est donc à elle d’en assumer la responsabilité.

Nous n’avons donc pas affaire à une « dichotomie du contrôle », mais plutôt une dichotomie de la cause ou de la dépendance. Je suis responsable de ce qui dépend de moi, c’est-à-dire mes croyances, mes décisions et mon caractère, et devrais me concentrer là-dessus. Ce sont ces éléments qui déterminent si je suis une bonne ou une mauvaise personne, et si je mène une vie heureuse ou malheureuse. L’erreur serait de penser que mon bonheur ou ma valeur dépendent de choses qui ne sont pas « en mon pouvoir ». Comme vous pouvez le voir, la notion de contrôle n’a rien à voir avec cette idée.

Partie 2 : Pourquoi le mot « contrôle » pose problème

Mais en quoi l’usage du mot « contrôle » est-il problématique ? À première vue, il est séduisant. Les gens veulent avoir du « contrôle » sur leur vie. Ils veulent pouvoir choisir quel genre de personne ils sont. Et toute philosophie qui offre un contrôle absolu et inaliénable séduira naturellement ce désir, même si ce n’est qu’un contrôle limité à nos réactions et jugements. Cependant, parler de « dichotomie du contrôle » mène à deux grandes incompréhensions du stoïcisme, selon la manière dont on interprète le mot « contrôle ». D’après le Cambridge Dictionary, « contrôle » signifie la capacité « de décider ou d’influencer fortement la manière dont quelque chose va se produire ». Mais ces deux interprétations du contrôle déforment la philosophie stoïcienne.

1. Le contrôle comme capacité de décider

Certains comprennent le contrôle dans un sens très fort : ils pensent que la DDC signifie que les Stoïciens croyaient que nous avons la capacité de choisir, à tout moment, nos réactions, nos comportements et nos décisions.

Mais les Stoïciens ne croyaient pas cela.
Si j’ai une addiction, si j’ignore quelque chose, ou si j’ai tendance à me mettre en colère pour un rien, les Stoïciens ne pensent pas que je peux simplement décider de ne plus être ainsi. Ils ne croyaient pas que nous avons un contrôle immédiat sur ces aspects profondément ancrés de notre caractère. De même, je ne peux pas changer immédiatement mes habitudes, mes schémas de pensée inconscients ou mes prédispositions à réagir d’une certaine manière face à un traumatisme ou au stress. Aucun stoïcien ne soutient que je peux « contrôler » ou « imposer par la volonté » le fait de devenir une personne parfaite sans des années de travail acharné, et le fait que nous manquions de cette capacité est évident pour quiconque a essayé et peiné à s’améliorer.

Ce que les Stoïciens croient, en revanche, c’est que je suis la cause de ces aspects indésirables ou imparfaits de mon caractère. Ces aspects de mon caractère dépendent de moi. Il est donc de ma responsabilité de les changer. C’est un point subtil. Je suis responsable de mon caractère. Je ne peux pas en rejeter la responsabilité sur les autres ou sur les circonstances passées. Cependant, je n’ai pas non plus un contrôle total sur mon comportement. Le changement exige du travail, du temps et de la pratique. Mais la position stoïcienne, plus nuancée, ne devient évidente que lorsque nous cessons de nous focaliser sur l’idée de « contrôle » de nous-mêmes.

Quel que soit le domaine dans lequel les Stoïciens pensent que nous avons ce type de « contrôle », il est certainement inférieur au nombre de choses qui dépendent de nous. Si nous envisageons la dichotomie du contrôle (DDC) des Stoïciens comme une division entre les choses que nous contrôlons dans ce sens fort, nous risquons deux problèmes. D’abord, cela pourrait sembler incohérent. L’idée que nous puissions totalement « contrôler » nos réponses ou comportements donne l’impression que le stoïcisme est une philosophie idéaliste, insensible aux problèmes complexes liés aux addictions, aux habitudes et aux tourments émotionnels. Et ce serait un problème pour le stoïcisme, si tel était l’engagement des Stoïciens. Heureusement, ce n’est pas le cas.

Un autre problème qui survient si nous comprenons la DDC dans le sens fort du contrôle, c’est que cela peut amener les gens à se sentir comme des ratés. Il est facile de tomber dans ce genre de raisonnement : « Le stoïcisme enseigne que nous devrions être capables de ‘contrôler’ nos comportements et nos réponses. Je n’y arrive pas. Par conséquent, je suis un raté en tant que Stoïcien, ou je fais sûrement les choses de la mauvaise manière. » Mais, une fois de plus, ce type de raisonnement provient souvent d’une mauvaise compréhension de la DDC.

2. Le contrôle comme la capacité d’influencer fortement

La deuxième manière de comprendre le mot « contrôle » est de le prendre dans le sens de « fortement influencer ». J’entends souvent ce type d’utilisation dans des contextes sportifs. Un entraîneur aux tendances stoïciennes pourrait dire quelque chose comme : « Tu ne contrôles pas les adversaires/arbitres/tes coéquipiers, tu ne contrôles que la façon dont tu joues. » Ou bien quelqu’un pourrait penser : « Je ne contrôle que la manière dont je vis, et ce que je fais de ma vie. » Cela semble être l’idée que nous contrôlons nos « actions », ou ce que nous faisons dans le monde.

Cette conception du « contrôle » est beaucoup trop superficielle et inclut bien trop de choses que les Stoïciens diraient être « hors de notre portée ». Nous influençons certainement fortement ce que nous faisons dans le monde, mais cela ne dépend pas de nous. Par exemple, la façon dont je joue un match de football ne dépend pas de moi, car elle dépend de facteurs externes comme ne pas attraper la grippe, ne pas me tordre la cheville, ou ne pas être renversé par une voiture en allant au match. Ce sont des éléments externes qui peuvent m’empêcher de bien jouer.

Le problème avec cette vision de la DDC, c’est qu’elle n’intègre pas certaines des leçons les plus importantes qu’Épictète essaie de nous enseigner. Oui, il est probablement judicieux pour nous tous de nous concentrer sur le développement de ce que nous influençons fortement, comme nos passe-temps ou nos relations personnelles, plutôt que de nous inquiéter de ce que nous ne pouvons pas influencer. Mais vous pourriez quand même vous retrouver déçu et anxieux si vous commencez à accorder trop d’importance à ces activités qui ne dépendent pas de vous, dans un sens stoïcien. Et non seulement cela, mais les Stoïciens penseront que vous êtes complètement perdu si vous croyez que ce qui détermine une « vie bonne » sont ces sortes de choses qui dépendent des circonstances externes.

Maintenant, vous ne voudrez peut-être pas adopter une perspective entièrement stoïcienne sur la vie. Vous pourriez vouloir garder cette sphère de focus de taille moyenne, incluant ce que vous influencez, comme les relations personnelles, mais excluant ce sur quoi vous n’avez aucune influence. Et c’est votre choix, mais vous devriez au moins savoir que ce n’est pas la position stoïcienne.

Partie 3 : Alors, qu’est-ce qui dépend de nous ?

Si nous ne pouvons pas utiliser le terme « contrôle », quelle serait une manière plus concise de penser à cette division entre ce qui dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous ?

Ma façon préférée de concevoir cela est de penser à ce qu’un facteur externe peut nous empêcher de faire. Par « externe », je veux dire quelque chose qui n’est ni notre caractère, ni nos choix, ni nos croyances. Nous n’avons peut-être pas encore le contrôle sur notre tempérament, mais cette colère nous appartient encore, car ce qui nous empêche de rester calme, c’est notre propre caractère, quelque chose d’interne. Voyager dans un pays étranger, bien jouer à un match de football ou être pardonné sont des choses qui ne dépendent pas de moi, car elles peuvent toutes être empêchées par des circonstances externes à moi, à mon caractère, à mes croyances et à mes choix.

Ce type de division peut être moins directement séduisant que de penser aux choses que nous « contrôlons » contre celles que nous ne contrôlons pas, mais en fin de compte, il est plus fidèle à la philosophie stoïcienne. Et réfléchir à la DDC de cette manière devrait montrer que ce qui semblent être de nombreuses incohérences dans le stoïcisme sont en réalité de simples malentendus.

Michael Tremblay est candidat au doctorat en philosophie à l’Université Queen’s. Il s’intéresse à la philosophie comme manière de vivre, et apprécie particulièrement la forme de stoïcisme d’Épictète. Vous pouvez en savoir plus sur ses recherches sur son site web.



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