Le stoïcisme, l’amour érotique et les relations (Greg Sadler)

L’article qui suit est une traduction. 

La Saint-Valentin arrive juste dans quelques jours ; une fête dédiée en principe à toutes les choses romantiques. Pour beaucoup, le temps qui précède cette journée – ou plus souvent, cette soirée – peut impliquer un mélange confus et capiteux d’émotions, d’attentes, de fantaisies, de projets qui seront honorés ou déçus. Il n’est pas rare pour les couples de rompre à cause d’une Saint-Valentin que l’un des deux partenaires, si ce n’est les deux, n’a pas su gérer. Certaines personnes considèrent qu’être seul – pas dans une relation romantique – est le signe que quelque chose ne va pas chez eux (ou dans certains cas chez les autres), va mal ou est cassée.

Que doivent faire les Stoïciens contemporains de la Saint-Valentin ? C’est une question intéressante en soi, mais elle soulève un nombre important d’autres questions. Quelle est l’approche stoïcienne des relations, notamment romantiques ? Qu’est-ce qu’un idéal de relation romantique comprend ou implique ? Comment un Stoïcien voit-il le plaisir sexuel et le désir, notamment les plaisirs et désirs provoqués par l’eros ? Y a-t-il une approche stoïcienne ou des lignes de conduites pour l’ensemble des affaires qui vont de la séduction courtoise vieille école aux liaisons rapides permises par les applications de rencontre les plus récentes, du flirt à la relation à l’engagement et plus encore ?

La Saint-Valentin offre une excellente occasion d’examiner des problèmes qui se posent en réalité toute l’année.

Quand on considère ces enjeux pour les porter sous le prisme des penseurs et des textes stoïciens, les écarts culturels entre l’antiquité classique et l’époque contemporaine deviennent évidents. Nous pouvons étudier ce que les anciens Stoïciens avaient à dire sur l’amour érotique et le désir, les relations, le corps, la sexualité (ce que j’envisage de faire ici, du moins en partie), mais une bonne partie de cela exige sans doute de considérer les suppositions culturelles de ces anciens auteurs comme des constantes de la nature (au moins l’idéal de la nature humaine). Et étant donné les préoccupations du présent, il y a sans surprise beaucoup de décalage entre nos sujets et ceux à partir desquels les auteurs stoïciens fournissent de précieux conseils et des lignes de conduite utiles.  Par exemple, Sénèque ne connaissait pas les Smartphones ou les applications de rencontre. Épictète ne discutait pas des rencontres à l’aveugle (blind dates) ou des romances sur le lieu de travail.

Il ne s’agit pas de dire, bien entendu, que ces penseurs du Stoïcisme classique n’ont rien d’utile à apporter. S’ils étaient amenés dans notre présent – après avoir récupéré du gigantesque choc culturel ! – ces auteurs auraient probablement beaucoup à nous dire, en partant des mêmes principes et pratiques enseignés dans leurs travaux, mais en les adaptant aux nouvelles situations, contextes et défis.

Les discussions Stoïciennes classiques de l’amour érotique

L’ « amour » est l’un de ces mots en anglais [ndt. comme en français] qui couvre une large gamme de significations. C’est devenu un lieu commun – notamment sous l’impulsion de C.S. Lewis’ The Four Loves [Les quatre amours], mais aussi en raison des rayons entiers de bibliothèque et de la littérature populaire qui traite de ce sujet –  d’affirmer que les anciens Grecs distinguaient rigoureusement différentes formes d’amour, les désignaient par différents noms, et les concevaient comme ayant différentes fondations. Il y a une certaine vérité à cela – l’amitié (philia) est quelque chose qui se distingue de l’amour érotique (eros) – mais quiconque feuillette les nombreuses discussions à propos de l’amour dans la littérature de l’antiquité grecque réalisera rapidement que le sujet est bien plus confus que cela, conceptuellement et linguistiquement parlant.  Ces prétendues formes d’amour entièrement différentes se brouillent et s’entremêlent l’une à l’autre, et d’ailleurs un même terme peut être utilisé de multiples façons par un même auteur.

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Un exemple intéressant, qui convient particulièrement au Stoïcisme, vient de l’Epitomé de l’éthique Stoïcienne d’Arius Didyme, où il nous dit que la personne sage – puisque cette personne ne manque d’aucune vertu – ne se comporte pas seulement de façon « sensible » (nounekhtikos) et « dialectique » (dialectikos), mais aussi de façon « conviviale » (sumpotikos) et… « érotique » (erotikos, 5b9).

Il explique :

La personne érotique se dit aussi dans deux sens. Dans un premier sens [la personne est appelée « érotique »] eu égards de la vertu comme étant un type de personne ayant de la valeur, dans l’autre eu égards du vice comme un reproche, tel est le cas de la personne folle à cause de l’amour érotique. [De valeur] est l’amour érotique [pour l’amitié].

Ils disent aussi que la personne qui a du bon sens tombera amoureuse. Aimer en soi-même est purement indifférent, puisque cela se produit parfois chez la mauvaise personne aussi. Mais l’amour érotique n’est pas [simplement] un appétit, pas plus qu’il est dirigé vers quelque chose de mal ou de fondamental ; plutôt, c’est une inclination à former un attachement, qui provient de l’impression ou de l’apparence de la beauté. (5b9, 10c, 11s).

Cela aura probablement un écho étrange pour certains contemporains et familier pour d’autres. Selon Arius, les Stoïciens distinguaient les bonnes et les mauvaises formes d’amour, en les situant dans une tradition déjà longue (vous trouverez, par exemple, de nombreux points de vue discutant ces distinctions dans Le Banquet de Platon). Nous aussi, nous distinguons souvent différents modes de cet affect, qu’il nous arrive d’appeler par toutes sortes de noms – amour, attraction, désir, luxure, passion, pour ne citer qu’eux – et beaucoup font cette distinction selon l’axe du bien et du mal.

Il faut noter une autre similarité : le bon type d’amour érotique conduit vers un autre type d’affection très proche, l’amitié. Le sage Stoïcien – du moins selon Arius – n’a pas besoin d’apprécier ou de désirer une personne uniquement pour sa personnalité. L’attraction physique peut fournir un point de départ, et être l’étincelle qui provoque la flamme de l’amour. Mais le caractère, la personnalité, la condition morale de l’être aimé ou désiré, c’est ce qui fournit le carburant nécessaire au prolongement d’une relation à la fois rationnelle et affective.

L’amour érotique en tant qu’ « inclination à former un attachement, survenant de l’impression de beauté » n’est pas une définition qui viendrait naturellement à l’esprit de beaucoup d’entre nous. Elle apparaît avoir été constamment utilisée par les Stoïciens. Vous trouverez une formule très semblable dans le résumé de la doctrine Stoïcienne de Diogène Laërce (7.13), qui ne diffère qu’un petit peu dans la formulation (bien que les traductions anglaises varient considérablement d’une traduction à l’autre). Cicéron confirme aussi cette formule dans les Tusculanes. En fait, la traduction latine rend parfaitement claire n’importe quelle ambiguïté de signification en Grec. C’est un effort pour former une amitié (conatum amicitiae faciendae), et cela survient de l’apparence de beauté (ex pulchritudinis speci, 4.34).

Quand on compare ce que disent ces trois discussions de cette émotion ou affect qu’est l’amour érotique, une tension intéressante émerge, ce qui peut refléter des désaccords ou au moins une préoccupation au sein de l’école Stoïcienne.

Diogène Laërce expose ce qu’on pourrait appeler une position pessimiste. Il nous dit que les Stoïciens pensaient que l’amour érotique était juste l’un des modes du désir (epithumia) (la classification stoïcienne des affects fait du désir, de la peur, du plaisir et de la douleur les quatre principales passions ou émotions) et que les gens bien ne ressentent pas cette émotion. C’est seulement le commun des mortels qui en est affecté. En conséquent, le prokopton stoïcien aura à faire à l’amour érotique aussi peu que possible.

Cicéron exprime une position plus nuancée. Il affirme que les Stoïciens pensent effectivement que la personne sage sera amoureuse (et probablement ressentira l’amour érotique), et suggère que cet amour sera « libre de l’inquiétude, des désirs, de l’anxiété, des soupirs » – désempêtré de toute sorte d’émotions négatives et de leurs signes caractéristiques – et ainsi entièrement distinct de l’affect de lubricité (libido). Il considère que ce type d’amour pur est rare et dit que la plupart des exemples d’ « amour » sont simplement des passions de la luxure. Beaucoup d’exemples de « l’amour amical » (amor amicitiae) sont infusés de luxure (33.). Il avertit de la folie (furor) de l’amour et dit qu’il n’y a pas de perturbation de l’esprit plus violente (45). L’amour érotique peut rester limité, mais c’est une limitation qui ne dépend que de lui-même. (33)

Comme nous l’avons vu, Arius a une approche beaucoup plus positive de l’eros. Il distingue deux sens précis de l’amour érotique. Celui qui pose problème appartient aux désirs : il l’associe aux « cas violents de l’amour érotique » (erotes sphodroi, 10b). Quant au meilleur type d’amour érotique, ce n’est pas simplement quelque chose qu’une bonne personne ou un sage peut rechercher et ressentir. L’amour n’est pas simplement compréhensible, ou même “normal”, mais demeure un indifférent. Les Stoïciens représentés par Arius enseignent que la personne sage doit avoir une « vertu érotique ». De fait, il dit :

La personne sage est érotiquement inclinée [erotikon einai] et tombera amoureuse avec ceux qui sont dignes de l’amour érotique [axieraston].

Laquelle de ces trois approches qui ont pu exister dans la philosophie Stoïcienne quant à la place de l’amour érotique devrions-nous adopter et pratiquer ?

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Les vues stoïciennes sur l’amour et les relations

Il y a un espace sous-exploité dans la littérature classique stoïcienne ayant survécu, celui qui concerne la manière dont les Stoïciens devraient se conduire dans le cadre d’une relation romantique ou érotique, une fois ces dernières établies. Nous ne pouvons pas être sûr des enseignements ou des discussions qui pourraient être trouvés dans les textes perdus comme Sur la vie selon la nature de Zénon ou Sur le bien de Chrysippe, et on ne sait pas très bien ce que nous devrions faire des affirmations selon lesquelles Zénon prônait une communauté d’épouses et d’enfants dans sa République.

Nous savons, en revanche (de Diogène Laërce), que les élèves de Zénon faisaient des études thématiques de ce sujet. Ariston est l’auteur des Entretiens sur l’amour, et Cléanthe de travaux sur le mariage, l’amour et l’amitié. L’élève de ce dernier, Sphéros, est réputé avoir écrit des Dialogues sur l’amour. Si nous disposions de ces écrits, nul doute que nous aurions une image bien plus complète des enseignements stoïciens sur l’amour érotique et les relations.

Toujours est-il que nous possédons tout de même quelques discussions utiles. Par exemple, dans son discours 13, Musonius Rufus se concentre sur « la fin première » (ou pourrait-on dire, « le point principal ») du mariage. Une lecture hâtive de ce discours pourrait faire dire à Rufus qu’il subordonne entièrement le désir sexuel et les rapports sexuels aux fins de la procréation. Mais examinons plus attentivement ce qu’il dit vraiment :

La fin première du mariage est la communauté de vie avec en vue la procréation des enfants. Le mari et la femme, avait-il pour habitude de dire, doivent s’unir dans l’intention de mener une vie commune et de procréer, et par ailleurs de considérer toutes les choses communes entre eux, et rien de particulier ou de privé de l’un à l’autre, pas même leurs propres corps.

Ce qu’une relation engagée doit impliquer – une relation qui est vraiment en « accord avec la nature » –, c’est une intimité développée et continue, une vie commune vécue et expérimentée ensemble. En fait, comme il le souligne, nous n’avons pas besoin d’un mariage pour faire des enfants. Un rapport hétérosexuel suffit à cela :

La naissance d’un être humain qui résulte d’une telle union est sans aucun doute merveilleuse, mais ce n’est pourtant pas suffisant pour la relation d’un mari et d’une femme, dans la mesure où tout à fait indépendamment du mariage, cela pourrait résulter de n’importe quelle autre union sexuelle, juste comme dans le cas des animaux. 

Que faut-il d’autre ? Il nous dit qu’un bon mariage implique de la camaraderie, de l’amour mutuel et une constance dans l’action et l’affection.

Quand, alors, cet amour réciproque est parfait et que les deux le partagent complètement, chacun s’efforçant de surpasser l’autre dans le dévouement, le mariage est idéal et digne d’envie, car une telle union est belle.

Par contraste :

Mais quand chacun regarde seulement ses propres intérêts et néglige ceux de l’autre, ou, pire encore, quand l’un est si préoccupé et vit dans la même maison mais fixe son attention ailleurs et n’est pas disposé à se rapprocher de son compagnon ou à lui consentir, alors l’union est vouée au désastre et bien qu’ils vivent ensemble, leurs intérêts communs en pâtissent ; finalement, ils se séparent entièrement ou ils restent ensemble et souffrent de ce qui est pire que la solitude.

Du point de vue de Rufus – et je pense que cela peut être considéré comme une vue stoïcienne plus générale –, il faut du caractère et de l’engagement de la part des deux membres de la relation. La famille ou la naissance de l’un, la richesse ou la possession de l’autre, et même l’attractivité physique, cela n’importe pas beaucoup. De fait, être simplement en bonne santé ou d’une « apparence normale » est suffisant. Qu’est-ce qui est important après ça ?

En ce qui concerne le caractère ou l’âme, on devrait s’attendre à ce qu’il soit habitué à la maîtrise de soi et à la justice, en un mot, naturellement disposé à la vertu. Ces qualités devraient être présentes chez l’homme et la femme. Car sans la sympathie de l’esprit et du caractère entre la femme et le mari, quel mariage peut être bon, quel partenaire avantageux ? Comment deux êtres humains pourraient de base sympathiser l’un avec l’autre ? Ou comment celui qui est bon pourrait être en harmonie avec celui qui est mauvais ?

Quand on en vient à l’amour, aux relations érotiques, à l’amitié, on pourrait encore en dire beaucoup plus et discuter de façon systématique à partir des penseurs et des écrits stoïciens. Cicéron, Épictète, Sénèque et Marc Aurèle ont chacun leur mot à dire. Même Perse le poète – parmi d’autres sources – pourrait avoir quelque chose d’intéressant à apporter. Par souci de concision, je vais reporter ce projet à un autre jour. Ce qui est le plus pertinent ici, c’est que les Stoïciens maintiennent un espace pour le désir érotique et l’agréable dans les relations.

Une relation ne sera pas durable, profonde ou même (à d’autres égards) agréable, si l’un ou les deux partenaires ne s’implique qu’au niveau de la sexualité, du désir, de la séduction, des rapports sexuels ou du plaisir. Mais dans le cadre d’une relation romantique ou érotique, il est possible – ou mieux, souhaitable – d’intégrer l’aspect sexuel de la relation avec de la camaraderie, des qualités morales et de l’amitié. C’est là que le bon genre d’amour érotique – et peut-être même la « vertu érotique » – aurait le plus de chance de se développer pleinement.

Qu’est-ce que tout cela a à nous dire dans le présent ? Certains d’entre nous pourraient reprendre cet idéal stoïcien du mariage excellent entre un homme et une femme et l’étirer dans deux directions. D’un côté, il pourrait l’étirer au-delà des limites de l’hétéronormativité pour englober toute une gamme des autres formes de relations dans lesquelles la séduction et les rapports sexuels sont effectués dans un espace d’intimité. De l’autre, peut-être que vivre cette sorte de vie commune n’exige pas d’être un couple marié au nom de la loi mais juste des partenaires engagés à long-terme.

Le Stoïcisme pour la personne célibataire

Qu’en est-il de ceux qui n’ont pas trouvé la personne adaptée, avec laquelle construire et apprécier ce genre de relation ? Qu’est-ce que les Stoïciens auraient à dire aux célibataires ? C’est une importante question et elle en soulève beaucoup d’autres.

Par exemple : est-ce que ressentir l’amour érotique et agir dessus est quelque chose de bien ou de mal pour la personne célibataire ? Faut-il se laisser aller au désir sexuel ? Ou est-ce une distraction ? Qu’en est-il lorsqu’on est l’objet du désir de quelqu’un d’autre ? Est-ce quelque chose que l’on devrait désirer, voir comme indifférent ou même éviter ?  Sommes-nous mieux en-dehors d’une relation qui inclut ou pourrait impliquer du désir et des rapports sexuels ? Est-ce problématique d’un point de vue stoïcien de simplement draguer au feeling (hook up) ou d’avoir des « amis avec avantage ». Un Stoïcien devrait-il se mettre « là-dehors », avec la soi-disante majorité (proverbial pool), et aller en rendez-vous amoureux ?

Vous remarquerez dans la littérature Stoïcienne classique, qu’il y a une tendance qui consiste à se méfier du désir sexuel et du plaisir. Le corps, après tout, est supposé être un indifférent. Et le plaisir – bien qu’il accompagne les activités propres à notre nature d’être physique et spirituel – n’est pas le bien. Nous pouvons facilement nous laisser aller dans le vice, la dépendance, être perturbé, nous retrouver nous-mêmes « frustrés », quand nous permettons à nos pensées et nos corps de se laisser entraîner par le désir sexuel naturel. Ajoutez à cela les effets de la culture humaine, qui confondent le désir sexuel et le plaisir avec toute sorte d’impressions présentées comme biens ou mauvaises pour soi, et les choses se complexifient encore plus.

De nombreux passages dans le Manuel d’Epictète concernent directement la sexualité. Il nous dit par exemple :

A chaque accident qui te survient, souviens-toi, en te repliant sur toi-même, de te demander quelle force tu possèdes pour en tirer usage. Si tu vois un bel homme ou une belle femme, tu trouveras une force contre leur séduction, la tempérance. (10)

Et il conseille :

Quant aux plaisirs de l’amour [aphrodisia], autant que faire se peut, garde-toi pur avant le mariage ; mais, une fois engagé, prends ta part à ce qui est permis. Ne sois point toutefois arrogant envers ceux qui en usent [des plaisirs sexuels], ne les blâme pas et ne te prévaux pas partout de ne point en user.

L’idée principale est que la sexualité est quelque chose qui doit être raisonnablement appréhendée par le Stoïcien. Ce n’est pas nécessairement quelque chose dont il faut entièrement se dissocier, mais on doit la maintenir dans un cadre rationnel par rapport aux choses prioritaires.  Il y a beaucoup d’autres idées dans ce court écrit qui peuvent être aisément appliquées aux relations, désirs et rencontres contemporaines et aux émotions et pensées que l’amour érotique provoque souvent (et encore une fois, une analyse plus complète tiendrait compte des passages à interpréter dans les discours d’Épictète (Discourses), les travaux de Sénèque, de Musonius Rufus, de Marc Aurèle, de Cicéron et de bien d’autres).

Considérons par exemple avec quelle facilité certaines personnes se blessent émotionnellement quand les événements ne se déroulent pas comme elles l’auraient voulu, espéré ou souhaité. L’exemple type est celui de la personne attirée par une autre, et qui découvre, après avoir proposé de se mettre en relation ou simplement de se voir en tête à tête, ou même (pour mettre la barre plus bas) de traîner dehors, que cette autre personne n’est pas intéressée. Un autre exemple type est celui du « nice-guy » (gentil garçon) qui investit beaucoup d’énergie et de temps dans ce qu’il espère devenir une relation romantique, mais finit par être « friendzoné » (tenu dans la zone de l’amitié). Quel conseil pourrait donner Épictète ?

Souviens-toi que tu dois te comporter comme dans un festin. Le plat qui circule arrive-t-il à toi ? Tends la main et prends modérément… Tarde-t-il à venir ? Ne jette pas de loin sur lui ton désir, mais patiente jusqu’à ce qu’il arrive à toi. (15)

Les relations viennent à nous de façon similaire, et, bien que nos choix et nos efforts puissent y jouer un rôle catalyseur, elles se créent selon leur propre rythme et leur propre logique de développement. La patience mêlée à une attention réceptive – plutôt que d’essayer activement de prendre ou rejeter les désirs qui viennent les uns après les autres – pourrait précisément être ce dont on a besoin.

On t’a préféré quelqu’un dans un repas, dans une salutation, dans un avis à prendre. Si ce sont là des biens, tu dois te réjouir de ce qu’un autre les ait obtenus. Si ce sont des maux, ne te plains pas si tu ne les as pas obtenus. Souviens-toi que, si tu ne fais pas, pour obtenir ce qui ne dépend pas de nous, les mêmes choses que les autres, tu ne peux pas prétendre aux mêmes avantages. (25)

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Imaginez que vous êtes attiré par quelqu’un, mais que cette personne est attirée par une autre. Est-il bien sensé de voir cette autre personne comme un rival, de penser qu’elle vous a fait quelque tort, ou de regarder l’objet de votre amour érotique comme s’il vous privait d’affection ? D’un point de vue stoïcien, la réponse sera inévitablement non. Bien que pour certaines personnes, penser ainsi nécessitera sûrement un travail de long-terme.

Ce passage est aussi utile pour réfléchir aux situations où l’on s’estime légitime à recevoir l’affection ou le désir des autres personnes. L’a-t-on mérité ? Il faut garder à l’esprit, bien sûr, que les êtres humains ne sont pas des automates avec des boutons sur lesquels appuyer pour activer leurs programmes. Si telle ou telle personne ressent un désir érotique envers ceux qui ont des atouts, du talent ou des capacités spécifiques, alors n’est-il pas irrationnel de s’attendre à ce que cette personne éprouve et manifeste le même genre d’affection envers nous ? Comme il le dit un peu plus loin dans le même chapitre :

Tu serais injuste et insatiable, si, en ne versant pas le prix auquel ces choses-là se vendent, tu prétendais les recevoir gratis.

Pour donner un dernier exemple, revenons à une préoccupation commune qui s’intensifie pour certains le jour de la Saint-Valentin et qui peut affecter une personne tout au long de l’année : le sentiment que quelque chose ne va pas chez soi parce qu’on n’est pas dans une relation amoureuse. Bien entendu, il y a des gens qui possèdent des traits de caractère ou des manières de penser qui tendent à repousser les potentiels partenaires romantiques – par exemple, se rendre à des rendez-vous et se plaindre de la façon dont « tous les hommes » ou « toutes les femmes » se comportent… – mais il est en notre pouvoir de changer ces sortes de « tue-l’amour ».

Ce à quoi je fais allusion, c’est à la personne qui se sent mal avec elle-même parce qu’elle n’est pas (pour autant qu’elle le sache) l’objet du désir érotique de quelqu’un d’autre. Elle peut se sentir indésirable, mal-aimée, isolée et esseulée. Cela peut être particulièrement difficile quand on se retrouve célibataire après une rupture ou un divorce. Il y a deux passages qui pourraient être particulièrement utiles d’évoquer ici.

Ce qui trouble les hommes, ce ne sont pas les choses, mais les jugements qu’ils portent sur ces choses… Lorsque donc nous sommes traversés, troublés, chagrinés, ne nous en prenons jamais à un autre, mais à nous-mêmes, c’est-à-dire à nos jugements propres. (5)

Remarquez qu’Épictète ne suggère pas qu’il faille se déprécier mais plutôt examiner ses propres jugements, qui incluent et résultent d’une certaine manière de raisonner. Le second passage donne des exemples de raisonnements erronés.

De tels raisonnements ne sont pas cohérents : « Je suis plus riche que toi, donc je te suis supérieur. – Je suis plus éloquent que toi, donc je te suis supérieur. » Mais ceux-ci sont cohérents : « Je suis plus riche que toi, donc ma richesse est supérieure à la tienne. – Je suis plus éloquent que toi, donc mon élocution est supérieure à la tienne. » Mais tu n’es toi-même, ni richesse, ni élocution. (44)

Une personne pourrait mal raisonner de façon similaire envers elle-même. « Je n’ai pas de partenaire, donc je suis inférieur à ceux qui en ont. » Ou pour ceux qui sont en couple, “mon partenaire n’est pas aussi désirable, ou sage, ou (mettez ce qui vous convient ici) que le partenaire de quelqu’un d’autre, donc je suis inférieur à cet autre ». Ou, « ma vie n’est pas aussi bonne que la vie de cette personne », ou « je suis en train de passer à côté d’opportunités » – on pourrait venir avec toutes sortes de raisonnements similaires, ils sont tous également imparfaits du point de vue stoïcien. Se libérer de ces suppositions, déductions et conclusions erronées permet non seulement de se sentir mieux (ou moins mal) mais aussi de s’approcher du développement de la vertu de prudence, un véritable bien pour sa vie.

Pour mettre un terme à cette publication déjà longue – qui, il est vrai, n’a fait qu’égratigner la surface d’un sujet riche et complexe sur lequel les philosophes stoïciens ont beaucoup à apporter – que pouvons-nous dire en guise de conclusion ?

Les Stoïciens classiques considéraient l’amour romantique ou érotique – du moins dans certains cas, et comme certains l’ont ressenti – comme quelque chose de bon et digne d’intérêt. Nous pouvons, cependant, vivre une vie bonne selon les normes stoïciennes indépendamment du fait de trouver un partenaire attractif et de former une relation durable. Ce qui est vraiment essentiel, c’est de cultiver et de faire-vivre ses vertus, de développer ses capacités et son caractère moral et c’est cela, du point de vue stoïcien, qui rend une personne vraiment désirable.

Gregory Sadler écrit pour le blog Stoicism Today. Il est également président et fondateur de ReasonIO , une société créée pour mettre en pratique la philosophie, fournir des services de tutorat, de coaching et de conseils philosophiques, et produire des ressources pédagogiques. Il a créé plus de 100 vidéos sur la philosophie stoïcienne, s’exprime et propose régulièrement des ateliers sur le stoïcisme, et prépare actuellement plusieurs projets d’écriture. 


Cet article est une traduction amateure d’un article publié le 10 février 2018 par Greg Sadler, sur le site modernstoicism.com. Vous pouvez consulter la version originale à cette adresse.

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