Le stoïcisme (Jean-Baptiste Gourinat)

La plupart des ouvrages sur le stoïcisme en font une philosophie de vie éthique avant toute autre chose. Si cet angle d’étude est légitime et peut se comprendre, il ne rend toutefois pas compte de l’aspect véritablement systémique de cette école de pensée. Jean-Baptiste Gourinat, directeur de recherche au CNRS, propose justement dans son Que sais-je ? sur le stoïcisme (5e édition) de reconstituer la doctrine des fondateurs en tenant compte de sa tripartition (logique, physique, éthique) et de suivre son évolution jusqu’à l’époque contemporaine.  

Le livre suit une structure chronologique et est divisé en trois chapitres : Le stoïcisme hellénistique ; Le stoïcisme à l’époque romaine (Ier siècle av. J.-C. -IIIe siècle apr. J.-C.) ; Postérité et actualité du stoïcisme. Bien que les écrits ayant survécu appartiennent plutôt aux stoïciens de l’époque impériale, Jean-Baptiste Gourinat consacre plus de la moitié de son ouvrage à l’exposé du premier chapitre. Et pour cause, c’est le stoïcisme hellénistique qui pose le mieux les fondements systémiques tripartites de cette école de pensée. 

La logique stoïcienne

Tout d’abord, qu’en est-il de la logique ? Après être revenu sur la vie de Zénon, chez qui on retrouve « la triple influence des cyniques, de l’Académie et de la dialectique mégarique, qui se placent d’une manière ou d’une autre dans l’héritage socratique » (p.8), l’auteur présente le « système stoïcien sous sa forme classique » en s’appuyant notamment sur la pensée de Chrysippe. Ce dernier, souvent en opposition avec Zénon, reconstruit le système et le développe « grâce à des talents exceptionnels de logicien » (p.12).

Jean-Baptiste Gourinat annonce alors la division stoïcienne de la logique. Elle consiste d’abord en la distinction de la rhétorique et de la dialectique puis, chez certains auteurs, en une subdivision de la dialectique avec les « critères » d’un côté et les « définitions » de l’autre.

– La dialectique

Le critère est ce qui permet de juger et est constitutif de l’épistémologie stoïcienne. Il est une représentation. Chez Zénon, ce sont les représentations compréhensives qui constituent le critère de la vérité. La représentation compréhensive est une espèce de représentation vraie « qui provient de ce qui existe, qui est imprimée et marquée en conformité avec ce qui existe, et telle qu’elle ne pourrait pas provenir de ce qui n’existe pas » (Sextus). Elle est une impression de l’esprit non hallucinatoire ou pathologique, mais en adéquation avec les caractéristiques de l’objet extérieur.

Ce qui fonde la science dans cela, ce n’est pas la représentation elle-même, qui s’impose à notre esprit passif, mais l’assentiment à la représentation vraie et le rejet des représentations fausses, qui ne peuvent être l’œuvre que d’un esprit actif et raisonné. Ce travail de l’esprit fait partie de la dialectique stoïcienne en tant que vertu. En tant que science – c’est l’autre facette – la dialectique se définit comme « science du vrai et du faux [les propositions] et de ce qui n’est ni l’un ni l’autre [les questions] » (Diogène Laërce). « Mais le champ de la dialectique est manifestement plus vaste », précise l’auteur : « il s’étend à tout ce qui concerne le langage et le raisonnement, à l’exception de ce qui concerne la rhétorique » (p.23).

La définition, pour sa part, est la restitution du propre. Une définition doit non seulement dire la différence propre de la chose définie mais aussi éviter l’écueil de la description et ne pas exprimer simplement de façon générale la réalité en question.

Dans la science dialectique, Chrysippe est le premier à distinguer les signifiants (son vocal doué d’une signification) et les signifiés (ce à quoi renvoie le signifiant). Le signifié peut-être un exprimable complet ou un exprimable incomplet. « Il parle » est par exemple un exprimable incomplet car on ne sait pas à qui renvoie « il » tandis que « Socrate marche » est un exprimable complet car on sait qui marche. Plus encore, les stoïciens identifient cinq éléments dans les phrases : l’appellation (une qualité commune comme « homme » ou « cheval ») ; le nom (Diogène, Socrate…) ; le verbe ; la conjonction ; l’article ou articulation. 

Pour faire une proposition (elle est un exprimable complet et doit être vraie ou fausse chez les stoïciens classiques), il faut combiner au minimum un prédicat et un cas au nominatif. Elle doit exister en conformité avec une représentation rationnelle, « même si celui qui la pense ne l’exprime pas » (p.29). La proposition peut être l’effet d’une cause. Elles permettent de former des syllogismes. Là encore, une subdivision existe entre les syllogismes indémontrables et « ceux qui peuvent être ramenés à des indémontrables par une procédure d’analyse » (p.34). Les indémontrables, ce sont en quelque sorte les postulats de départ. Chrysippe en reconnaît cinq formes : si a alors b, or a, donc b ; si a alors b, or non b donc non a ; non a et b, or a donc non b ; ou a ou b, or a donc b ; ou a ou b, or non a donc b. Tout syllogisme non simple peut être ramené à ces « propositions non simples élémentaires » (p. 34).

L’auteur donne cet exemple de syllogisme non simple :

S’il fait jour, alors s’il fait jour, il y a de la lumière.

Or, il fait jour.

Donc il y a de la lumière.

Chrysippe avait distingué quatre règles de transformation pour analyser ce genre de raisonnements et le ramener aux propositions non simples élémentaires. Ces mêmes règles permettent de détecter les sophismes ou raisonnements frauduleux, « qui nous font admettre une conclusion fausse, parce qu’ils paraissent valides et vrais sans l’être » (p.36)

– La rhétorique

L’auteur passe beaucoup moins de temps à définir la rhétorique. Il souligne simplement qu’elle comporte trois formes : délibérative (le discours politique), judiciaire et épidictique (le discours d’apparat) ; et qu’« elle a frappé les esprits de l’Antiquité par sa concision, sa sobriété, son âpreté et le refus du style ‘abondant’ d’une grande partie de la rhétorique antique. » (p.17).

La physique stoïcienne

Après avoir exposé les fondements théoriques de la logique stoïcienne, Jean-Baptiste Gourinat s’applique à décrire un autre versant quelque peu ignoré dans le stoïcisme contemporain, celui de la physique stoïcienne. Cette dernière est matérialiste : il n’y a aucune ontologie ou science générale de l’être en tant qu’être dans le stoïcisme.

Il y a, en revanche, un concept englobant : le « quelque chose », qui a pour espèces les corps (ce qui est) et les incorporels (ce qui n’est pas). Le corps est « ce qui agit ou ce qui subit » (Cicéron). L’incorporel, au contraire, est « ce qui n’est pas capable d’agir ou de pâtir » (p.62), par exemple « l’exprimable, le vide, le lieu et le temps » (p.62).

En ce qui concerne les principes et les éléments, on distingue le principe actif ou producteur (Dieu ou la raison) et le principe passif qui subit l’action du principe producteur. Dans le stoïcisme, « les principes sont inengendrés, indestructibles et sans forme, tandis que les éléments sont engendrés, détruits dans la conflagration, et ont une forme déterminée. » (p.67) Le principe actif est en nous, dans notre corps, il est biologique : « c’est à la fois une raison et une semence » (p.67). Dans tout l’univers, le principe actif et le principe passif coexistent. Ils ne sont pas concevables l’un sans l’autre. Ainsi, la matière est en principe sans forme ni figure et sans qualité, mais en réalité, elle n’existe jamais séparément du principe actif, dans une logique hylémorphique.

Dans cette même logique, l’âme qui anime l’individu est un principe moteur rationnel. Les stoïciens soutiennent que l’âme est un souffle et que l’univers entier est lui-même animé par un souffle (pneuma). Ils distinguent trois souffles : le souffle « hectique » assure la cohésion des minéraux et du bois, mais aussi des os ; le souffle naturel assure une fonction de nutrition et de croissance (c’est le souffle des plantes mais aussi des cheveux et des ongles chez l’homme) ; le souffle psychique permet la sensation et l’impulsion et est constitutif de l’âme.

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Quant aux éléments, c’est le feu qui est le plus important dans le stoïcisme. La plupart des stoïciens considèrent d’ailleurs qu’à intervalles réguliers, « le monde se forme, puis, à la fin du cycle cosmique, se résorbe dans le feu avant de se reproduire à l’identique » (p.68), par soumission au destin rationnel.

Mais si tout est soumis au destin rationnel, peut-on alors tenir l’homme comme responsable de ses actes ? Cette question critique, bien connue des stoïciens, a été travaillée dès l’antiquité. La théorie des causes, qui fait partie de la physique, permet de lever le paradoxe. En effet, bien que tout soit déterminé, certaines actions sont déterminées par la raison humaine avant toute autre chose. Chrysippe, rejetant l’argument fataliste du malade paresseux, explique ainsi qu’il est « confatal » (codéterminé) de guérir grâce au médecin que nous avons raisonnablement appelé quand on était malade. Même si guérir ou ne pas guérir ne dépend in fine pas de nous, il serait illogique de ne pas tenter la guérison par codétermination en appelant le médecin. Chrysippe utilise aussi son célèbre exemple du cylindre et du cône pour illustrer l’autonomie de l’homme par rapport au destin en montrant que même si l’homme est déterminé à agir selon sa propre nature, il agit justement selon sa propre nature et non selon le destin. Par « agir », il faut notamment comprendre que l’homme reste libre de ses impulsions et de son assentiment ou non aux représentations.

L’éthique stoïcienne

L’impulsion est justement l’un des domaines de l’éthique. Elle est un mouvement de la pensée vers quelque chose qui relève de l’action. Dans son traité Sur la loi, Chrysippe la définit comme « la raison de l’homme lui donnant l’ordre d’agir ». Elle est liée au sentiment d’appropriation à soi-même, ou oikeiôsis, qui permet aux êtres vivants de rejeter les choses qui leur nuisent et de rechercher celles qui leurs sont propres. L’homme, contrairement aux animaux, est porté rationnellement vers le bien plutôt que vers les préférables ; car c’est en suivant le bien, qui incline naturellement à l’altruisme, que la vertu s’atteint. Le plaisir vient alors par surcroît, « comme résultat de l’obtention de ce qui est en harmonie avec la constitution de l’animal ou de la plante, qui connaît un analogue du plaisir, l’épanouissement » (p.43).

Les stoïciens établissent une distinction fondamentale entre les biens, les maux et les indifférents. Les indifférents se divisent en préférables et non-préférables. De façon générale, « les biens et les maux concernent l’âme, tandis que les indifférents concernent plutôt notre corps » (p.38). Le bien renvoie à la vertu et le mal aux vices. L’auteur prend l’exemple de la famille, qui est un indifférent mais avec laquelle nous devons nous comporter avec vertu pour que notre comportement soit un bien. C’est l’utilité de l’indifférent et sa conformité avec la nature qui en font un préférable ou un non-préférable. Le bien doit être invariablement utile pour être ainsi considéré. « Or, contrairement aux apparences, les avantages du corps comme la beauté, la santé et la richesse ne sont pas toujours profitables, ils peuvent nuire » (p.40), précise ainsi Jean-Baptiste Gourinat. « Ce dont il est possible de faire un bon ou un mauvais usage n’est pas un bien » : on ne peut que bien utiliser la vertu, mal utiliser les vices tandis que les indifférents peuvent être bien ou mal utilisés. Les avantages du corps sont ainsi préférables malgré leur statut d’indifférent.

Division des biens, des maux et des indifférents
Schéma page 39

En bref, la science éthique affirme que la vie heureuse se confond avec la vie vertueuse. Il faut alors vivre en accord avec la nature : celle du cosmos et la nôtre, toutes deux rationnelles et nécessaires. C’est d’ailleurs la spécificité de l’homme, animal rationnel, que d’avoir le choix ou non de suivre ses impulsions.  

Mais qu’est-ce que la vertu ? C’est avant tout une disposition d’esprit qui repose « sur la ‘compréhension’ inébranlable qui constitue la science » (p.48). Elle est tout autant une théorie avec ses théorèmes qu’une pratique. Les quatre vertus principales sont la prudence, la justice, le courage et la tempérance (ou modération). Ce sont ces vertus qui nous permettent d’agir de façon « convenable », c’est-à-dire conformément à notre propre nature, sur la base d’une justification raisonnable. Le convenable dépend toujours du contexte et on ne saurait trouver une loi morale universelle dans le stoïcisme. Il est aussi possible d’agir de façon convenable sans ces vertus mais il ne s’agit alors plus d’une action de la droite raison mais plutôt d’une action convenable par intérêt ou par instinct : « Honorer ses parents est commun à l’homme vertueux et à l’homme non vertueux, mais honorer ses parents avec prudence est propre au sage » dira Sextus Empiricus.

L’action raisonnable s’oppose à l’action passionnel. Dans le stoïcisme, les passions ne sont rien d’autres que le résultat d’une erreur de jugement. Elles correspondent à l’assentiment qu’on donne à des mouvements et des représentations déraisonnables. On peut par exemple ressentir la peur, sentir son cœur accélérer, les mains devenir moites, la tête tourner mais on doit refuser d’assentir à ces mouvements et représentations. Cela est en notre pouvoir car, pour la plupart des stoïciens, « il n’y a pas de partie irrationnelle de l’âme qui serait la cause des passions » (p.54). A l’inverse, les jugements corrects et les impulsions contrôlées sont raisonnables et constituent des « bonnes affections ».

Évolution du système de l’antiquité à aujourd’hui

Ce sont donc les principales idées de l’éthique, de la physique et de la logique stoïciennes que développe l’auteur de façon condensée dans la première moitié du livre. Il retrace ensuite l’évolution de cette doctrine sous l’empire romain en évoquant sa décentralisation et son institutionnalisation au Ier siècle av. J.-C., puis les continuités et innovations de la pensée sous des auteurs comme Panétius ou Sénèque, avant d’étudier plus précisément son renouvellement avec Épictète et Marc Aurèle.

En ce qui concerne ces deux derniers penseurs, Épictète souligne l’importance de distinguer ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas et soutient également « qu’à chaque type de représentation correspond une réaction différente » (p.102). Par exemple, à l’égard du bien ou du mal, c’est le désir ou l’aversion qui s’exerce ; à l’égard du vrai ou du faux, c’est l’assentiment ; et à l’égard d’une action à accomplir, c’est l’impulsion ou la répulsion. Enfin, il radicalise l’indifférence en abolissant la division entre préférables et non-préférables. Marc Aurèle, pour sa part, est surtout étudié à partir de ses Méditations.

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Le feu, élément-symbole du stoïcisme

Que reste-t-il de tout cela aujourd’hui ? Jean-Baptiste Gourinat évoque d’abord la grammaire en tant que discipline, qui est l’héritière de la logique stoïcienne (par exemple, la distinction entre nom propre et nom commun vient de là). En logique, nous pouvons également tous nous réclamer du stoïcisme selon lui. Il passe ensuite rapidement sur la religion judéo-chrétienne, qui a adapté nombreux points du système à sa théologie, comme le logos en tant que Dieu et principe actif devenu Verbe de l’Ancien et du Nouveau Testament ; ou encore le souffle divin assimilé à l’Esprit divin. Cette conciliation entre le stoïcisme antique et le christianisme est à son paroxysme à la Renaissance avec le néostoïcisme. Aujourd’hui, l’influence est réelle mais ne se développe plus (quoique…). Là où le stoïcisme réapparaît partiellement, c’est alors surtout dans la thérapie cognitive et comportementale, inspirée d’Epictète et de Bouddha. Les thérapeutes cognitivistes rejettent l’inconscient freudien comme les stoïciens réfutaient l’existence d’une partie irrationnelle de l’âme et soutiennent que ce qui nous trouble, ce sont nos jugements.

En bref

Ce Que-sais je sur le stoïcisme rappelle donc, à bon escient, que le stoïcisme n’est pas seulement une éthique mais aussi une physique et une logique ; soit un système. Jean-Baptiste Gourinat parvient à restituer les fondations du système stoïcien, tant philosophiques qu’historiques, et retrace l’évolution de la doctrine sous l’empire romain, la Renaissance et tient même compte (brièvement) du stoïcisme contemporain naissant des dernières années. Bien que certains passages soient difficiles à comprendre à une première lecture, notamment dans la partie logique, on saisit mieux l’aspect systémique du stoïcisme, où chaque proposition est en relation avec d’autres pour former un tout cohérent. Aussi, cet écrit, en présentant les thèses cosmologiques et physiques, redonne une part de mystère au stoïcisme. Par exemple : la conflagration de l’univers est rarement évoquée dans le stoïcisme contemporain ; alors même qu’elle s’inscrit indirectement en relation avec l’éthique. En bref, cet écrit rend compte de façon condensée mais exhaustive de la cohérence et de la rigueur logique du système ainsi que du mystère ou de l’audace qui entoure certaines de ses thèses. Il ne constitue cependant pas, à mon sens, une introduction au stoïcisme et reste conseillé à un public disposant de connaissances préalables. 


Informations pratiques : 
Le stoïcisme
Auteur : Jean-Baptiste Gourinat
Première date de publication : 2007
Éditions utilisées pour le compte-rendu : PUF, Que sais-je , ? 5e édition mise à jour, 2017
Nombre de pages : 128
ISBN : 9-782130-798491
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