
« Un soldat utile est celui qui sait obéir à un ordre »
Sénèque (De la colère)
L’éthique militaire est proche de l’éthique stoïcienne. Si proche, que de nombreux auteurs en ont explicité le lien. Nancy Sherman, par exemple, dans une étude publiée en 2007, a remarqué que les soldats apprennent rapidement dans leur formation à absorber les coups, à endurer les difficultés et à avancer selon l’objectif de la mission et non au gré de leurs désirs. Ce qui n’est pas sans lien avec la maxime du manuel d’Épictète : « supporte et abstiens-toi ». Supporter les maux qui ne dépendent pas de nous et s’abstenir des passions qui peuvent nous exposer à ces maux. Une éthique qui a grandement aidé James Stockdale, vice-amiral de la marine américaine, fait prisonnier de 1965 à 1973 lors de la guerre du Vietnam, à endurer une souffrance quotidienne.

Ce n’est toutefois pas uniquement en lisant Épictète que l’on devient apte à endurer la douleur (si seulement !). Tous les stoïciens le répètent : la théorie n’est rien sans la pratique. Cette endurance, James Stockdale l’a surtout acquise lors de sa formation. L’armée américaine, comme toutes les armées du monde, éduque ses recrues pour en faire des hommes courageux, disciplinés et obéissants. C’est avec ce conditionnement préalable – ravivé, valorisé et développé par la lecture d’Épictète sur un mode philosophique –, que le prisonnier a pu survivre psychologiquement.
Mais pour former les individus à cette éthique, il est nécessaire que ces derniers aient certaines prédispositions physiques et mentales. En France, des épreuves de sélection et de recrutement – sur deux jours, en caserne – permettent justement d’évaluer le potentiel de chacun. Ce sont ces épreuves que j’ai passées au Groupement Recrutement et Sélection (GRS) de Nancy du 28 au 30 mai 2018. Et pour quelqu’un ne connaissant absolument pas l’institution militaire, ses codes, ses exigences et ses règles, l’expérience fut des plus enrichissantes : l’occasion de mettre en pratique certains aspects de la théorie stoïcienne.
Premières impressions : se plier aux règles du jeu
Je suis arrivé le 28 mai, au soir, vers 20 h 15. Première impression : la topographie du lieu est assez austère. Les bâtiments sont froids, en pierre grise, parsemés de fenêtres grillagées, recouverts d’une charpente rosacée, alignés symétriquement autour d’une grande cour vide, indifférente, silencieuse. L’entrée se fait par une petite porte métallique noire, à côté du portail pour les voitures. Les deux accès sont fermés. Il faut pousser la petite porte pour entrer mais déjà, certains candidats n’osent pas. Ils attendent qu’on vienne leur ouvrir. Ou poussent sans enclencher la poignée. Leurs actions trahissent leur anxiété.


Pour ma part, j’entre d’un pas assuré en essayant de contrôler le stress grandissant. Une fois dans la cour, chacun attend son tour, à l’extérieur, devant un premier bâtiment. Un gradé discute rapidement avec certains d’entre nous. Cela détend un peu l’atmosphère mais les silences reviennent vite. On m’appelle. J’entre, je présente ma pièce d’identité et ma convocation. Le militaire vérifie que je n’ai aucune arme, aucun instrument dangereux sur moi. Il m’envoie ensuite dans une salle d’attente au bout du couloir, où je découvre les autres candidats. Nous serons une trentaine au total. Chacun patiente à sa manière : on lit les brochures, on regarde la vidéo informative sur l’armée diffusée en boucle à la télévision, on reste sur son téléphone portable, on observe les autres, on s’oublie dans ses pensées… L’attente fait monter le stress. Nous sommes finalement appelés vers 21 heures pour le tout premier rendez-vous de ces deux journées de recrutement et sélection. Dehors, tout le monde se positionne bien droit et aligné face au gradé de référence.
Ce dernier nous explique les règles du séjour avec indifférence et fermeté, d’une voix un peu blasée : extinction des lumières à 22 h 30, réveil à 5 h 30, rendez-vous du matin à 6 h 15 après avoir balayé et aéré la chambre. Les portables sont interdits en-dehors des heures de repos. On ne peut fumer qu’à certains moments et dans la zone dédiée. On nous explique qu’on sera constamment surveillé par le personnel. Tous les comportements inadéquats seront notés. Il ne faut pas circuler torse-nu entre les douches situées au rez-de-chaussée et les dortoirs à l’étage. On ne se déplace pas pieds-nus dans les couloirs. Tout retard peut entraîner un arrêt définitif du processus de sélection. Chaque point participe de notre évaluation.
Au dortoir, je me retrouve dans une chambre de neuf. Les filles et les garçons sont séparés. Il faut faire les draps. La pièce se réduit à sa plus simple fonction : parquet vieilli qui grince, armoires métalliques de couleur jaunâtre, éclairage unique qui agresse la rétine, deux grandes fenêtres qui donnent sur la cour. Tout le monde met un soin particulier à faire son lit : on se sent encore surveillé. Nous discutons un peu entre nous. Certains viennent tout juste d’avoir le bac. D’autres n’ont aucun diplôme. L’un de mes camarades étudie le droit en Norvège. Il cherche à se réorienter le temps d’une année. Les caractères sont différents : les bavards, les impulsifs, les anxieux, les confiants, les indifférents… On postule pour différents corps : l’armée de terre, la marine ou l’armée de l’air ; pour différentes spécialités : l’appui, la mêlée ou le soutien… L’expérience et la vie en promiscuité nous rapprochent néanmoins. À l’heure indiquée, le gradé vient éteindre la lumière.
Plutôt que de percevoir tout cela comme des contraintes, je conçois la situation comme un jeu : j’ai voulu participer à cela, alors je dois me conforter aux règles du jeu. En donnant le meilleur de moi-même. Comme le dit Marc Aurèle dans ses pensées :
Si tu remplis la tâche présente en obéissant à la droite raison, avec empressement, énergie, bienveillance et sans y mêler aucune affaire accessoire ; si tu veilles à ce que soit toujours conservé pur ton génie intérieur, comme s’il te fallait le restituer à l’instant ; si tu te rattaches cette obligation au précepte de ne rien attendre et de ne rien éluder […] tu seras heureux. (Livre III – XII).
La nuit fut très courte : difficile de dormir avec le changement de rythme, de confort et l’anxiété. Nous faisons nos lits, certains vont à la douche, on cherche un balai dans les pièces voisines pour dépoussiérer la chambre. À 6 h 15, au point de rendez-vous extérieur, le gradé de référence nous aligne en file indienne, tels des canetons, par rang de deux. Il nous avertit : il faut avoir tous les documents nécessaires sur soi. Pas de retours possibles en chambre une fois la journée débutée. Nous marchons silencieusement jusqu’à l’espace de restauration. Le petit-déjeuner est simple, voire étonnant pour une institution militaire : des céréales soufflées, des yaourts, des fruits, du café, du jus d’orange mais aucun thé, aucune source de protéines, aucune céréale complète type flocon d’avoine. Mon corps étant habitué à commencer la journée avec une omelette diététique, j’ai heureusement prévu des barres protéinées suffisamment caloriques pour compenser cela. Sensiblerie peut-être, mais je cherche alors à maximiser mes chances de réussite.
À 7 heures, la journée commence. Nous nous rendons dans le bâtiment abritant la salle informatique. Nous recevons notre numéro et badge d’identification (le 5 pour moi !), remplissons quelques papiers administratifs et découvrons un ensemble de règles de conduite : interdiction de sortir le téléphone portable dans les bâtiments d’évaluation ; les piercings sont fortement déconseillés ; le rasage est, lui, fortement recommandé et les couvre-chefs sont interdits. Nous commençons ensuite la première étape formelle du processus d’évaluation : un test de personnalité sur ordinateurs. Pour le reste, nous sommes divisés en deux groupes : le premier passera le circuit médical le matin et les tests informatiques l’après-midi tandis que le second fera l’inverse. Je suis dans le premier groupe.
Le circuit médical : un parcours du combattant
Ce long circuit médical commence à 8 heures précises. Pour qui est pudique, c’est de courage qu’il faut faire preuve. Première étape : analyse d’urine. Peu d’intimité pour les garçons puisque tout cela se fait dans une salle anxiogène, où les urinoirs sont disposés les uns à côté des autres, séparés par un petit muret et formant deux segments perpendiculaires de taille égale. Nous ne faisons pas face à un mur mais à deux médecins, qui nous tendent les gobelets à remplir. Tout le monde n’arrive pas à déclencher sa vessie. Ceux qui y parviennent doivent ensuite déposer le gobelet sur le haut du muret, à la vue de tous. Le médecin trempe sans aucune considération la petite bandelette. Si c’est négatif, nous pouvons partir après avoir jeté le noble contenu du récipient.

Vient ensuite un examen médical. Étonnamment, l’infirmière est jeune, douce, attentionnée. Elle ne se contente pas de donner des ordres mais discute brièvement avec les patients. Tout un changement ! L’examen est simple : prise de la tension, du poids, de la taille. Elle place les électrodes : ma tension grimpe à 18 de tension mais je ne ressens quasiment aucun stress. Il faut néanmoins qu’elle diminue. Certains peuvent se retrouver inaptes pour cela. Je me concentre, fais de rapides exercices de respiration et parviens à atteindre 15.8. C’est encore beaucoup mais c’est acceptable. Ce décalage entre la tension de mon corps et le calme de mon esprit est finalement assez symptomatique du stoïcisme. Sénèque distinguait bien la réaction corporelle de la réaction psychologique, signifiant indirectement que l’âme ne contrôle pas entièrement le corps. C’est effectivement le cas au moment où je passe l’examen. Mais est-ce une réelle quiétude ou un refoulement ? Difficile à dire.
La troisième étape de ce circuit médical est un test auditif. L’infirmière est plus âgée, moins douce, plus directive. Quand j’arrive dans la pièce, elle ne me jette pas un seul regard. Je dépose ma feuille d’analyse sur son bureau. Elle l’ignore. « Lisez-les instructions », me dit-elle, sèchement. Je vois sur la cabine en face de moi une feuille accrochée qui explique la nature de l’examen. Il suffit de s’installer dans la cabine, de s’asseoir, de mettre le casque et d’appuyer sur un bouton si on entend ou non le « bip », qui revient de moins en moins fort sur différentes fréquences. Le candidat précédent que je n’avais pas remarqué sort de la cabine. Je m’y installe directement. « Correctement sur la tête le casque ! On n’est pas David Guetta ici ! » m’assène-t-elle, alors que je tiens le casque à distance de mes oreilles, vers l’arrière, pour entendre les instructions qu’elle me donne dans le dos à travers la vitre quasi-insonorisée. Évidemment que je n’allais pas le garder comme ça ! Son tempérament me fait sourire. Elle parle ainsi à tous les candidats. Je me demande si les infirmières jouent volontairement le rôle du « bon » et du « mauvais » flic, mais dans tous les cas, cela fait partie du jeu.
Ensuite, c’est au tour de l’ophtalmologie. Le médecin réalise un test de vue avec et sans lunettes, un test de daltonisme et termine par nous mettre du collyre dans les yeux. Les gouttes donnent la sensation d’avoir du vinaigre sur la rétine. Les larmes montent mécaniquement. Pas le temps de reprendre ses esprits, on nous expulse vers la prochaine étape. Certains voient flous pendant plusieurs dizaines de minutes. Le produit nous permet de faire un test de mise au point visuel avec les médecins suivants. Pour les asthmatiques ou ex-asthmatiques comme moi, un examen de volumétrie s’ajoute au circuit. Il consiste à souffler le plus fort possible dans un petit tube. C’est l’infirmière la plus âgée qui me fait passer le test : ses instructions sont dites avec une telle intonation qu’il me semble que je me fais sermonner : « On inspire, on inspire, on inspire ! On souffle ! ». Ses traits de caractère sont décidément bien marqués.

Dernière étape, l’examen approfondi. Les médecins viennent nous chercher successivement dans la salle où nous patientons. Les deux infirmières passent dans le couloir et discutent. Celle au caractère bien trempée est à la recherche d’un candidat « perdu ». Elle nous interpelle pour savoir si nous l’avons vu. La situation prête à sourire et l’infirmière fait preuve d’un certain sens de l’humour. Cela suffit à nuancer le regard que l’on porte sur elle. Quelques minutes plus tard, j’apprends de mes camarades qu’il y aura une palpation. Légèrement intimidant quand il s’agit d’une première fois, mais bien heureux d’être forcé à faire quelque chose d’aussi important, que je n’aurais jamais fait autrement. L’attente se poursuit et devient longue. Ironie du sort : le collyre fait encore effet et il est difficile de lire les brochures pour faire passer le temps, l’œil ne voulant pas s’accommoder sur les mots. Finalement, mon tour arrive. Cette fois-ci, le médecin ressemble plus à un médecin du civil. Il discute avec moi, crée une interaction plus humaine. Il examine mon carnet de santé, le certificat de bonne santé dentaire (indispensable), dépiste le cancer des testicules, détecte les pieds plats, effectue un test des articulations, des réflexes et observe une éventuelle scoliose.
Après cela, le circuit se clôt sur un dernier rendez-vous avec un gradé qui nous indique si nous sommes aptes ou inaptes. Tout se passe bien pour moi. Je suis apte au service, à devenir officier spécialiste de l’armée de terre et à servir dans les ordres de mission et opérations extérieures. Je ne peux cependant pas devenir parachutiste en raison de ma myopie, mais ce n’était pas l’objectif visé. Tout ce circuit aura duré environ 3 heures. En attendant que tout le monde ait fini, nous nous regroupons dans un espace d’attente où un militaire nous appelle successivement par nos numéros pour un rapide bilan. Pris dans une discussion et n’étant pas familiarisé à être appelé « numéro 5 », je n’entends pas mon appel. Il répète. Une fois. Deux fois. Une troisième fois, en haussant la voix, légèrement irrité. Mes camarades me le signalent de toute urgence. J’ai un sursaut de panique mais me rend immédiatement à sa table disposée en face de nos sièges. Je m’excuse une fois assis en face de lui. Il me sermonne à peine et nous passons au bilan. Vers 11 h 30, nous repartons tous à l’extérieur en direction du réfectoire. Notre référent corrige notre formation spontanée « en tas de merde » pour nous faire avancer en file indienne par rang de deux. Il faut garder le contrôle de son corps comme celui du groupe…
La règle du repas est simple : chacun a un total de 25 points à dépenser selon le montant des plats. C’est suffisamment généreux pour recharger les batteries. Au menu, j’ai pris le plus diététique possible : du poisson et des courgettes avec un yaourt nature. Certains en profitent pour sortir leur Smartphone mais un camarade – un ancien marine devant repasser les évaluations pour intégrer l’armée de terre – me le déconseille fortement : « on est observé par tout le monde ici, faut mieux pas ».
Le prochain rendez-vous a été fixé à 12 h 15, devant le bâtiment des tests informatiques. Nous sommes à l’heure et il pleut un peu. Nous attendons tout de même à l’endroit exact du point de rendez-vous. « Il pleut, soyez pas cons ! Allez-vous abriter » nous dit un gradé en passant. Un chemin protégé est effectivement situé juste à côté, dans l’angle du bâtiment. Je souris intérieurement, encore une fois. Je ne vois aucun problème à attendre sous la pluie. L’inconfort est d’ailleurs bien moindre par rapport au reste. Mais bon, « un soldat utile est celui qui sait obéir à un ordre », dit Sénèque. Comme dit précédemment, nous sommes aussi évalués à notre capacité d’obéissance.
Les tests informatiques : concentration et discipline
Neuf tests informatiques nous attendent au total : un test de personnalité avec des affirmations où l’on doit se positionner de 1 à 5 (1 équivaut à parfaitement et 5 à pas du tout), un test de logique où l’on doit choisir la suite logique à des cubes dont les faces sont recouvertes de formes diverses (40 questions), un test de visualisation de l’espace où l’on doit retrouver le motif donné une fois ce dernier pivoté (40 questions), un test de mathématiques (40 questions), un test de vocabulaire sur les synonymes et les intrus (40 questions) et deux tests de rapidité (2, 3 minutes pour 40 questions), l’un consiste à trouver l’intrus parmi une liste de chiffres ou lettres n’ayant pas forcément de sens ; le second est un exercice typographique. Il est très difficile voire impossible de finir tous les tests d’aptitudes. Leur difficulté est volontairement progressive et le temps est compté.
À l’issue de ces premiers tests, nous avons le droit à quelques minutes de pause avant d’attaquer le test de résistance au stress, pour les candidats à l’armée de terre seulement, et le test d’anglais. L’épreuve de résistance au stress consiste à visualiser des situations de stress et à cocher, un peu sur le modèle du test psychologique, la réponse indiquant comment nous réagirions. L’épreuve d’anglais, pour sa part, comporte 150 questions et dure au maximum 55 minutes. Pour ce qui est des questionnaires psychologiques (stress et personnalité), la pensée stoïcienne est une aide dans la mesure où elle m’a déjà amené à réfléchir aux questions posées. La seule frustration est alors l’impossibilité d’argumenter les réponses sélectionnées.
Après cela , notre prochain point de rencontre était prévu aux alentours de 16 h 30, au troisième étage du bâtiment des consultations médicales. Néanmoins, les premiers arrivés ont reçu l’ordre de redescendre. En bas, alors que je les retrouve, nous demandons à notre gradé de référence où nous devons nous rendre. Il nous renvoie à l’étage et précise avec une pointe d’humour : « dites-lui [au militaire qui les a fait descendre] que je fais de la boxe s’il y a un problème ». De retour en groupe, le militaire ayant expulsé le groupe quelques minutes auparavant nous aperçoit et s’exclame : « Eh ! Vous vous foutez de moi ou quoi ?!». Nous lui expliquons les consignes que nous avons reçues. Il marque un temps de pause, puis nous fait asseoir dans la salle en question. Les ordres contradictoires, ça n’aide personne…
Une fois que tout le monde a fini les étapes de l’après-midi et s’est rendu au point de rendez-vous, les militaires diffusent une vidéo explicative des épreuves sportives à venir, le lendemain. Vers 17 heures, nous étions libres. Premier souffle de la journée ! C’est la fin du contrôle des corps, littéralement. Certains hésitent tout de même à aller à la salle de repos en tongs et pantacourts. Ils se ravisent et optent pour des chaussures et pantalons. J’en ai profité pour discuter avec certains camarades de chambre et pour traînasser sur mon Smartphone, au repos sur le lit, après une longue journée.
L’heure du rendez-vous pour aller manger est fixée à 18 h 15. Nos déplacements dans la caserne se font toujours sous les ordres et consignes de nos évaluateurs. Tous fatigués par le changement de rythme et les péripéties de la journée, nous avons mangé rapidement et discuté des épreuves sportives redoutées du lendemain. Au repas : crevettes et avocats en entrée, des patates, des brocolis et du poisson en plat de résistance et de l’ananas en dessert. Parfait pour bien dormir et préparer au mieux l’effort physique attendu.
Mais avant de retrouver nos lits, à 19 h 45, nous avons eu un nouveau rendez-vous pour mettre au clair le planning du lendemain. Après cela, attendre 22 h 30 avant de fermer les yeux fut presque difficile. À l’extinction des feux, le sommeil est venu sans peine.
Le circuit sportif : dépassement de soi et goût de l’effort
Le réveil au deuxième jour ressemble à celui du premier. La principale différence étant la tenue sportive à enfiler dès le réveil. Nous avons pris le petit-déjeuner à 6 h 15. Encore une fois, je me suis nourri de mes barres de céréales spécialement conçues pour le sport et ai évité le lait, café et céréales soufflées, peu recommandables avant l’effort. À 7 h 15, nous avons eu une séance d’information générale sur l’armée française : les écoles, l’organisation des forces, le déploiement à l’étranger, les avantages et inconvénients d’une carrière militaire… suivie d’une vidéo informative sur la période de formation, tirée du site sengager.fr. L’un des candidats a les mains dans les poches. Il se fait reprendre et les enlève immédiatement. Rien n’échappe aux militaires.
Finalement, nous nous sommes rendus au gymnase à la fin de cette présentation, vers 8 h 15. Nous signons une décharge rappelant que les efforts demandés peuvent conduire à des blessures, voire, dans les cas les plus graves, à la mort. Les risques sont tout de même minimes puisque, normalement, les candidats se sont préparés à ce circuit sportif. Il est en tout cas vivement recommandé de s’entraîner suffisamment en amont, avec une réelle discipline. Toute proportion gardée, Épictète ne dit pas autre chose dans son Manuel :
Tu veux vaincre aux Jeux Olympiques ? Et moi aussi, par les Dieux ! car c’est un noble triomphe. Mais examine les antécédents et les conséquents de ce projet, et alors seulement entreprends-le. Il faut de discipliner, régler ta nourriture, t’abstenir de friandises, faire des exercices forcés et réglés selon l’heure, la chaleur, le froid, ne pas boire de l’eau froide ni de vin à tout hasard ; bref, il faut te livrer à ton entraîneur comme à un médecin. Ensuite, dans l’arène, il faut creuser la terre, quelquefois se démettre une main, se tordre la cheville, avaler force poussière, parfois aussi être fouetté, et, après tout cela, être vaincu. (Livre XXIX, 2)
Il y a quatre épreuves : un test d’endurance, un parcours de coordination, des tractions (suspensions pour les femmes) et une épreuve variable d’une année à l’autre.
Pour ce qui est de la coordination et des tractions, je pratique déjà la callisthénie (musculation au poids du corps en extérieur) depuis plusieurs années. En revanche, pour ce qui est de l’endurance, j’ai dû travailler spécifiquement ce point, en ajoutant quelques courses à mon planning déjà chargé. Ainsi, je suis passé de trois séances de sport par semaine à cinq (trois séances de musculation et deux d’endurance). J’ai commencé à suivre cette préparation seulement un mois avant le début des épreuves.
L’épreuve d’endurance est en fait le test navette de Luc Léger. Il consiste à effectuer des allers-retours jusqu’à épuisement entre deux lignes espacées de vingt mètres à une allure croissant de 0,5 km/h par paliers d’une minute. Au GRS, la course s’arrête au palier douze. Elle permet de déterminer la vitesse maximale d’aérobie et d’estimer la consommation maximale d’oxygène (VO2Max).
Pour préparer au mieux cet exercice, j’ai donc ajouté des séances de fractionné (courses qui alternent moments de sprint et moments de récupération active), d’endurance pure et de Luc Léger à mes séances de musculation. En dix-sept jours seulement, je suis parvenu à courir, non sans efforts et abnégations, mon premier semi-marathon (21,53 km), seul, en 2 heures, 9 minutes et 49 secondes. La joie et la fierté qui en découlèrent furent sans équivalence. Le jour J, cet entraînement intensif m’a permis d’atteindre le palier 11 (contre 8 au premier essai). Nous n’étions alors plus que quatre en course. Un seul a atteint le palier 12. Au passage, ceux qui s’asseyaient par terre après l’effort étaient expressément invités à se relever par les militaires évaluateurs.
L’épreuve de coordination, pour sa part, consistait à réaliser le plus vite possible deux tours d’un parcours comportant les étapes suivantes : sauter au-dessus d’un obstacle (1 mètre) en s’aidant uniquement des mains ; réaliser quinze relevés de jambes sur une chaise romaine ; tenir l’équilibre sur une poutre ; sauter dans des cerceaux disposés au sol en alternant pied gauche et pied droit et lancer trois balles en cloche en atteignant au moins à deux reprises une cible au sol pour ne pas perdre de points. Cela peut sembler simple, mais après l’épreuve du Luc Léger et le réveil à 5 h 30, la fatigue nerveuse est réelle. Les jambes tremblent parfois, les mains sont moites, le corps est tendu. Nous obtenons une note sur 20 à l’issue de ce test. Grande satisfaction, j’obtiens la note maximale.
Viennent ensuite les tractions. La prise est en pronation. Les bras doivent être déverrouillés en bas et le menton doit dépasser la barre en haut (sans lever la tête). On attend notre tour en file indienne. Ceux qui dévient de la file pour observer les camarades se font rappeler à l’ordre pour garder la ligne droite. J’accélère la récupération en prenant de grandes inspirations. Quand vient mon tour, j’empoigne la barre fermement, verrouille mes omoplates, me concentre sur le souffle, le mouvement et la contraction des muscles. L’évaluateur est debout sur la marche pour observer au plus près le déroulement de l’exercice. Je ne descends pas suffisamment à la première traction. Elle n’est pas validée. Je me ressaisis et exagère mon amplitude. Les suivantes sont toutes comptabilisées. A l’entraînement, je réalisais une quinzaine de tractions sans trop de difficultés. Là, avec la fatigue et l’amplitude complète à laquelle je ne suis pas habitué, je cède après la onzième. Le score est correct. D’autant plus quand on pèse 95 kilos. Certains candidats, visiblement non préparés, n’ont pas réussi à en faire ou sont restés en deçà des 4 tractions minimales recommandées.

La dernière épreuve, celle qui change d’une année à l’autre, consiste cette fois à traîner un mannequin lourd de 70 kilos sur 40 mètres (un aller-retour). Pas le temps de récupérer des exercices précédents. Il faut aller puiser au plus profond de soi l’énergie qu’il nous reste. Pour me motiver, j’imagine que le mannequin est un réel soldat et que sa survie dépend de moi. Ceux qui passent avant mon tour ont de réelles difficultés sur les derniers mètres du trajet. Le mannequin est une masse inerte. J’ai de la chance, j’ai le gabarit qu’il faut. Je le saisis grâce à la languette de son sac à dos. Le chrono s’enclenche à mon départ. Pendant que le haut de mon corps est tout entier contracturé pour soulever la carcasse, mes jambes cherchent à galoper le plus vite possible. D’abord en arrière, c’est moins fatiguant ; finalement en avant, c’est plus rapide. La position est dans tous les cas inconfortable. Chacun cherche la meilleure technique. Je me jette sur la fin de parcours pour gagner quelques secondes. Je ne sais pas quel temps j’ai réalisé mais je n’aurais pu mieux faire.
Une fois toutes ces épreuves terminées, le gradé nous indique que nous avons exactement 20 minutes pour faire une douche, rassembler nos affaires et nous rendre dans le bâtiment central pour passer la toute dernière étape du processus de recrutement et de sélection. « 20 minutes, c’est largement suffisant » nous dit-il. En réalité, c’est trop peu. Beaucoup arrivent en retard. La douche n’est même pas réconfortante car il faut faire vite. Je me sèche à moitié, me rhabille, me rend dans la chambre, range mes affaires en toute hâte, vérifie d’un rapide coup d’œil n’avoir rien oublié, puis descends les marches quatre par quatre. J’ai encore les cheveux mouillés, mais je suis pile à l’heure. Le gradé semble un peu plus indulgent qu’à l’accoutumée envers les retardataires. Personnellement, j’ai encore à l’esprit la consigne selon laquelle un retard peut entraîner un arrêt définitif du processus de sélection.
L’entretien de motivation : un entretien d’embauche fait par un officier-psychologue
La dernière étape est l’entretien de motivation. Ce dernier est réalisé par un officier psychologue qui interprète nos résultats aux différents tests informatiques et fait le bilan de notre évaluation. C’est l’occasion de faire-valoir notre projet professionnel, comme dans un entretien d’embauche classique. Les officiers viennent nous chercher dans la salle d’attente l’un après l’autre et nous appellent par notre nom et prénom. L’un des candidats a eu la mauvaise idée d’enfiler un jean troué. « Sympa votre jean », ironise le gradé de référence. Il bredouille une justification. « Sympa votre jean », ça signifie tenue inadéquate en langage militaire. L’un des officiers évaluateurs serre longuement la main du candidat avec lequel il doit s’entretenir. Il a une barbe fournie, le crâne chauve et en impose de sa carrure sur laquelle repose la tenue militaire. Il fixe le candidat dans les yeux avec un regard espiègle assumé. L’interaction l’amuse et cela se sent. Le candidat est mal à l’aise. Il ne sait pas trop comment réagir. Les secondes doivent lui sembler des minutes. Rien de méchant mais c’est déjà une forme d’évaluation. Il ne faut pas se laisser intimider. Il faut jouer le jeu, encore une fois. Ceux qui ont la chance d’être assis à cet instant rient jaune.
C’est une officière psychologue qui vient me chercher. Nous nous rendons à son bureau, elle ferme la porte. Je présente mon projet. Je parle d’une voix claire, posée, n’hésite pas à marquer les silences pour organiser ma pensée. En guise de réponse, elle revient sur le test de résistance au stress et de psychologie. Elle décrit de façon assez fine ma personnalité : un grand calme, un flegme mais un doute intérieur très présent qui génère une certaine forme de stress et d’anxiété. Elle me prévient, doucement : « ce n’est pas dans l’habitude de l’armée de remettre en question les habitudes ». Elle temporise : « mais dans le cadre de votre contrat d’un an, ce n’est pas un problème. Sur le long-terme, je ne vous l’aurais pas recommandé ». Elle note également un grand self-control et une indépendance relationnelle ; une réelle sensibilité aussi et un besoin constant d’émulation intellectuelle. C’est très flatteur, peut-être trop, mais je reconnais bien quelques traits de caractère que le stoïcisme invite à développer. Le portrait qu’elle me fait est finalement celui d’un genre de skeptico-stoïcien, en proie au doute mais partiellement maître de ses représentations, dans lequel je me reconnais assez bien.
(Entre parenthèses, ce n’est pas très connu, mais les militaires ont un devoir de réserve philosophique. Curieux de cette expression, j’ai interrogé l’officière psychologue qui m’a expliqué sa signification : les militaires ne doivent pas donner leur point de vue sur l’humain, l’essence de l’homme, sa nature… Je précise cette anecdote car elle m’intrigue tout particulièrement.)
L’entretien se déroule bien. Mon bilan est positif. Je retourne dans la salle d’attente. Le gradé de référence me demande comment cela s’est passé. On entame une brève discussion sur mon projet professionnel. Je lui avais demandé une dérogation pour pouvoir partir directement après la dernière étape du processus de sélection en raison d’un entretien le lendemain à Paris. Il a relayé la demande à ses supérieurs hiérarchiques et cela a été exceptionnellement accepté. Finalement, j’entre-aperçois l’homme derrière l’uniforme (image clichée mais c’est la sensation que j’ai à ce moment-là). De façon générale, c’est dans l’humour, les discussions informelles et les moments de repos que l’image des militaires rigides, directifs et sévères se nuance. L’institution militaire endurcit ceux qui y passent mais ne leur ôte pas pour autant toute légèreté de l’être. Lorsque le moment s’y prête, certaines vertus se dévoilent, comme « l’art de savoir quand il faut se raidir, quand se relâcher » (Livre XVI. I), pour reprendre les mots de Marc Aurèle.
Conclusion : l’occasion de s’exercer à la vertu
Ces deux journées de recrutement et de sélection au GRS de Nancy ont donc représenté une formidable opportunité pour s’exercer, en toute modestie, à la vertu. Tout d’abord, il fallait faire preuve de courage : surmonter sa pudeur, vivre en dortoirs, se plier aux règles du jeu et se surpasser dans les épreuves sportives… Ensuite, il fallait avoir de la tempérance : se discipliner, ne pas contester les ordres, ne pas s’énerver inutilement (à ce titre, l’un de mes camarades s’est agacé de la chaleur dans la chambre le premier soir) … La justice aussi pouvait s’intégrer à l’évaluation : respecter le sommeil d’autrui, s’encourager lors des épreuves sportives, se soutenir moralement… Quant à la sagesse, elle permet de se représenter chaque épreuve dans la conformité de notre nature et est particulièrement valorisable lors de l’entretien de motivation. Finalement, ces vertus cardinales peuvent sans aucun doute pleinement s’épanouir au sein de l’institution militaire.
Addendum : pourquoi diable ai-je voulu faire l’armée ?
Avant de clore ce billet, j’aimerais indiquer à celles et ceux qui se le demandent, que ma candidature à l’armée de terre n’est pas le résultat brutal d’un soudain changement de parcours. En réalité, c’est l’armée de terre qui m’a contacté, en tant qu’étudiant de M2 en Institut d’Études Politiques, en me faisant parvenir, par l’intermédiaire du bureau des stages de mon école, le plan de recrutement VADAT 2018. VADAT, cela signifie Volontaire Aspirant de l’Armée de Terre. Il s’agit d’un grade d’officier. Le contrat dure 1 an. Il s’adresse spécifiquement aux étudiants des grandes écoles. Les offres proposées dans le cadre d’un VADAT sont incroyablement variées : cela va des postes d’enseignement, aux chargés de communication en passant par les chargés de rayonnement, les modélisateurs 3D et les traitants « retour d’expérience ».
Les contrats VADAT sont destinés à rapprocher deux univers bien distincts : celui des militaires et celui des diplômés du supérieur. L’objectif est d’inclure dans les missions militaires les cerveaux universitaires du pays pour tirer profit de leurs compétences ; mais aussi de provoquer de nouvelles façons de faire et de penser en confrontant les expertises issues de la formation militaire et celles issues de la formation académique.
Pour ma part, deux postes m’intéressaient tout particulièrement : un poste d’officier-rédacteur au commandement des opérations spéciales à Paris et un poste d’écrivain/porte-plume (véridique) à la 11ème brigade parachutiste de Toulouse. Il me fallait, comme tout le monde, passer les épreuves de recrutement et sélection du GRS mais aussi réaliser des entretiens sur place pour chaque poste demandé. C’est donc pour cela que j’ai vécu cette aventure. Et finalement… ma candidature n’aura pas été retenue. Fate not permitting !
NB : Je parle souvent de « gradé de référence » car je suis bien incapable de reconnaître les dénominations des grades à partir de l’insigne. En soit, les encadrants étaient tous, a minima, des sous-officiers.
Coucou, trop marrant de te lire, ton style me fait penser à un roman de fantastique que je lis en ce moment. Ça à dû être une sacrée expérience. Tu te livres beaucoup dans cet article et c’est touchant 🙂 enfin stoïquement parlant.
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