Quelles sont les idées politiques soutenues par la philosophie stoïcienne ? (E. O. Scott)

L’article qui suit est une traduction.

Devenant un leader majoritaire [au Sénat], Caton a incité ses partisans optimates conservateurs à adopter une résolution condamnant la tentative de Pompée de modifier la loi électorale dans son propre intérêt…

Les Stoïciens à la tête du Sénat n’ont cessé de contrecarrer le conquérant, utilisant une obstruction systématique désormais possible pour tuer la législation populiste. Avec peu de marge de manœuvre, Pompée essayera une nouvelle approche.

– Pat McGeehan, Stoicism and the Statehouse [Stoïcisme et Sénat] (2017), p. 56-7.

Cet extrait d’un récent livre du délégué d’État de la Virginie-Occidentale, Pat McGeehan, illustre l’une des multiples manières par lesquelles les étudiants contemporains de la tradition stoïcienne usent de cette dernière comme d’une riche ressource pour la réflexion politique.

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Alors que l’idée d’une personnalité «politique stoïcienne » peut apparaître comme un oxymore de notre point de vue, les Stoïciens de l’antiquité étaient réputés pour leur engagement politique.

Aujourd’hui, le « Stoïcien » est vu comme une personne plutôt amorale, obsédée par l’élimination des émotions pénibles et indifférente aux événements qui les entourent. Mais pour les anciens, le Stoïcisme était un mode de vie extrêmement actif et social, qui se concentrait énormément sur la manière de servir (matériellement!) notre entourage et de l’aider. À tel point d’ailleurs que le Stoïcien voulant se retirer de la politique devait s’en expliquer longuement ! La Justice – et une compréhension particulièrement large et exigeante de la Justice en cela – est l’une des quatre vertus au centre de la vie stoïcienne ; et être apolitique équivaut à être non-Stoïcien.

Les interprètes modernes ont récemment dépoussiéré cet aspect longtemps négligé et autrefois réputé de cette philosophie morale et ont commencé à le remettre au goût du jour, comme dans le livre de McGeehan.


Notons que McGeehan apparaît être un libertaire passionné. J’ai moi-même un penchant pour la gauche et j’ai soutenu que les principes stoïciens peuvent et doivent nous inciter à nous soucier de la justice raciale, et même nous engager dans des mouvements de protestation (malgré l’apparente tension entre le Stoïcisme et certaines formes de protestation rhétorique).

D’autres Stoïciens modernes ont récemment soutenu une approche vertueuse de la gestion de l’environnement, pour concilier la tension apparente entre l’éthique stoïcienne et le consumérisme capitaliste, et plus encore (consultez la liste de lectures du groupe Facebook Stoics for Justice pour plus d’arguments en provenance des Stoïciens modernes).

Ceci étant dit, en pratique les Stoïciens peuvent avoir – et ont effectivement – une multitude d’opinions politiques, et nous pouvons les situer sur la plupart des points du continuum gauche-droite (ou de tout autre schéma métrique que vous pouvez concevoir). Mais pas tous les points. Comme le dit l’expression, le Stoïcisme est « attrape-tout », mais dans une certaine mesure seulement.

Le Stoïcisme est en grande partie une philosophie de vie, en ce sens qu’il se concentre sur le caractère et l’action individuels, et non pas vraiment sur les systèmes idéologiques ou la gouvernance. Et il est vrai que le pratiquant stoïcien s’apparente plus à une personne seule réfléchissant en silence devant un journal privé.

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Mais cela n’en fait pas une philosophie politique sans pertinence pour autant. Au contraire, le Stoïcisme met l’accent sur la délibération individuelle, l’action et la citoyenneté, ce qui le rend plus pertinent pour nos vraies vies politiques.


C’est entendu, dites-vous, mais quelles sont les idées politiques que le Stoïcisme soutient concrètement ? Eh bien,le Stoïcisme de l’antiquité a connu un âge d’or long d’environ 600 ans, et « les Stoïciens », comme leurs homologues modernes, étaient des individus aux profils hétérogènes, qui ont fait une multitude de commentaires politiques – certains plutôt conservateurs, si on utilise le terme dans un sens large (comme Hiéroclès), d’autres beaucoup plus radicaux (comme Zénon avec sa république idéale).

Mais d’après ma lecture des Stoïciens, trois principes me paraissent être particulièrement caractéristiques et centraux de la philosophie politique stoïcienne de toute époque. Ceux-ci sont acceptés par pratiquement tous les penseurs stoïciens pratiquant, de Chrysippe au 3ème siècle avant J.-C. à Lawrence Becker en 2017 :

1. Cosmopolitisme (« citoyenneté mondiale ») : à la suite de Socrate, les Stoïciens nous ont demandé de nous considérer comme κοσμοπολίτης – « citoyen du monde » – en plus d’adopter notre rôle habituel de citoyen (πολίτης) dans notre pays de naissance. De plus, ils ont enseigné que tous les humains appartiennent à une sorte de famille commune, et que nous partageons tous les « étincelles de la vertu », indépendamment du sexe, de la classe, de la capacité ou de la race ; nous sommes tous égaux dans un sens très fort.

Sur ce point, on attribue souvent au Stoïcisme la première articulation occidentale entre les valeurs libérales et égalitaires (quoique sous une forme ayant besoin d’être développée plus avant). Les interprètes ont détaillé un certain nombre de manières par lesquelles l’égalitarisme stoïcien répond à des questions libérales qui nous tiennent à cœur aujourd’hui : le féminisme[1], la tolérance[2], la citoyenneté[3], et nos obligations envers les réfugiés[4]. Les positions stoïciennes sur de telles questions contrastent souvent fortement avec la vision beaucoup plus élitiste de Platon et Aristote sur l’humanité.

Bien que la tradition libérale moderne ait suscité une diversité d’opinions à droite (comme le libertarianisme et le libéralisme de libre marché) comme à gauche (comme les efforts pour réaliser une véritable égalité raciale), les préoccupations cosmopolites peuvent mener les Stoïciens dans diverses directions politiques. Mais, comme le philosophe Stoïcien moderne, Massimo Pigliucci, l’a soutenu, le cosmopolitisme stoïcien exclut catégoriquement certaines positions politiques, telles que le nazisme ou la mise en place dangereuse de politiques identitaires.

Parfois, les Stoïciens ont fait de graves erreurs politiques: les anciens reconnaissaient l’égalité morale des esclaves, mais se sont abstenus de prôner leur liberté politique concrète et leur dignité sociale (une erreur que les « Southern Stoics »répéteront des siècles plus tard) ; ou encore, et curieusement, ils ont refusé de considérer que nous pourrions avoir des devoirs moraux envers les animaux. Pratiquement tous les Stoïciens modernes sont en désaccord avec ces points de vue. Comme toute autre personne s’inspirant de textes anciens, nous avons l’obligation de réfléchir de manière critique à notre tradition, et de faire en sorte que nous l’exercions de manière moralement responsable.

2. La sanction ne devrait jamais être un supplice. Historiquement, les gens ont expliqué de diverses manières pourquoi nous sanctionnons les criminels. La sanction peut servir à réparer le dommage causé, à réhabiliter l’auteur de l’infraction, à rétablir la relation entre les parties impliquées, à dissuader de futurs crimes, et (de façon temporaire ou permanente) à empêcher le délinquant d’une probable récidive.

Beaucoup de gens croient que le supplice est aussi une réponse adaptée, au moins dans une certaine mesure. Les Stoïciens rejettent absolument et catégoriquement le supplice comme étant un principe valable de Justice. Pour un Stoïcien, la revanche – et plus largement, le plaisir de voir un autre être humain souffrir – est toujours à 100 % irrationnel et vicieux. « Cette atroce barbarie », dit Sénèque, « est loin du sage » (De la colère, 1.6.4).

Cela a des conséquences sur la réforme de la justice pénale. Sénèque suggère, par exemple, que punir chaque criminel pour une infraction peut en fait créer plus de crimes qu’en prévenir, et que les magistrats devraient donc être autorisés à exercer leur clémence et leur discrétion lors de l’application de la loi (De la Clémence, 1.23).

S’il était encore en vie aujourd’hui, il semble que Sénèque serait un opposant virulent à la guerre contre la drogue et à la peine minimale obligatoire pour les crimes non-violents liés à la drogue. Un Stoïcien adopte une approche prospective de la justice pénale, à l’instar de l’approche d’une autorité médicale envers une maladie. La santé de la communauté est bien plus importante que n’importe quelle satisfaction perverse que la société tire de l’application de lourdes sanctions à chaque criminel.

3. Le service social et politique : l’autre aspect majeur de la tradition stoïcienne est que les êtres humains sont avant tout des « créatures rationnelles et sociales », et que notre grandeur est intimement liée à la bienfaisance envers autrui. Cela conduit à une forte éthique du service, qui prévient et sous-tend le reste de leur pensée politique. Un Stoïcien ne peut pas se permettre d’être paresseux, inactif ou de se concentrer sur lui-même. Nous avons tous un rôle social à accomplir, et l’accomplir correctement demande beaucoup de concentration et d’énergie. « A toute heure, songe sérieusement », dit Marc Aurèle, « comme Romain et comme homme, à faire tout ce que tu as en mains, avec une gravité constante et simple, avec dévouement, avec générosité, avec justice » (Pensées, 2.5). « Il n’est point de secte plus bienveillante, plus douce », dit Sénèque, « plus amie du genre humain, plus vouée aux intérêts de tous ; car elle a pour loi d’être utile et secourable, et de songer non pas seulement à soi-même, mais à la société comme aux individus. » (De la Clémence, 2.5.3).

Et, dans mon résumé préféré de l’action stoïcienne, Sénèque écrit : « Jusqu’au dernier terme de la vie, nous serons en action, nous ne cesserons de travailler au bien public, d’assister chacun en particulier, de porter secours, même à nos ennemis, d’une main obligeante. C’est nous, qui pour aucun âge ne donnons d’exemption de service, et qui, suivant l’expression de ce guerrier si disert, ‘pressons nos cheveux blancs sous le casque.’ C’est pour nous, que, loin qu’il y ait rien d’oisif avant la mort, bien au contraire, si la chose le comporte, la mort elle-même n’est pas oisive. » (L’oisiveté, 1.4).

Maintenant, l’engagement social stoïcien peut prendre de nombreuses formes, et les options sont à peine épuisées par le militantisme et la course aux postes politiques. Nous choisissons et occupons différents rôles dans la société, et les cercles de Hiéroclès (illustrés ci-dessous sous une forme moderne et élargie) suggèrent que nos engagements envers l’humanité s’appliquent à différents niveaux – tant personnels que publics. Mais je ne doute pas du tout que, si les anciens Stoïciens connaissaient le fonctionnement de nos démocraties libérales actuelles, ils s’attendraient à ce que nous nous efforcions tous d’être de bons citoyens – des citoyens informés et engagés au niveau local, national et international – dans la mesure où nos autres devoirs le permettent.

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Notes de bas de page

[1] Scott Aikin and Emily McGill-Rutherord, “Stoicism, Feminism and Autonomy” (2014).

[2] Andrew Fiala, “Stoic Tolerance” (2003).

[3] Anthony A. Long, “Stoic Communitarianism and Normative Citizenship” (2007).

[4] William O. Stephens, “Refugees, Exiles, and Stoic Cosmopolitanism” (2018).


Cet article est une traduction d’un article publié le 10 février 2018 par E. O. Scott, sur le site ericsiggyscott.wordpress.com. Vous pouvez consulter la version originale à cette adresse.

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