Les stoïciens doivent-ils porter le gilet jaune ?

Depuis octobre 2018, le gilet jaune, accessoire de la sécurité routière, est devenu un symbole révolutionnaire. Tous les samedis, des dizaines de milliers de citoyens, parfois plus, défilent dans la rue, fièrement accoutrés de ce fameux vêtement fluorescent, devenu signe de ralliement. 

D’abord tourné vers la contestation initiale de la taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques, le mouvement s’est élargi à de nombreuses autres revendications fiscales, sociales, écologiques ou encore politiques. Sans leader, protéiformes et hors des schémas politiques traditionnels, les gilets jaunes soulèvent beaucoup d’interrogations éthiques, politiques ou sociales. Le stoïcisme exige-t-il du disciple un rapport particulier à ce mouvement ? Le billet ci-présent essaye d’apporter quelques pistes de réflexion…

Nous pouvons considérer le rapport du disciple stoïcien au mouvement des gilets jaunes, de trois manières : 1. Rapport aux revendications des gilets jaunes 2. Rapport aux actions du mouvement 3. La possibilité voire nécessité d’une implication personnelle dans le mouvement, en considérant les points 1 et 2.

1. Prolégomènes : intérêt propre et intérêt commun

Avant de nous intéresser aux revendications des gilets jaunes, posons-nous la question suivante : quel est mon intérêt propre en tant qu’être humain ? Qu’est-ce qui est préférable pour mon épanouissement et mon bonheur ? Pour un stoïcien, c’est suivre la Nature, c’est-à-dire ma raison, échantillon individualisé d’une loi universelle qui traverse le cosmos. Suivre la raison, c’est progresser vers une disposition intérieure stable et parfaite qui exprime le Bien.

Je n’ai besoin de rien d’autre que d’un usage approprié de ma raison pour être heureux, vertueux, moralement excellent (ce sont des synonymes). Le reste (tout ce qui m’est extérieur : santé, réputation, entourage, richesse, possessions matérielles, etc.) correspond à ce que les stoïciens appellent des « indifférents ». Je contrôle l’effet qu’ils ont sur moi grâce à l’usage approprié de ma raison. Certains indifférents sont préférables (ceux précités), d’autres non préférables (maladie, mauvaise réputation, pauvreté…).

Division des biens, des maux et des indifférents
Schéma page 39

L’expression du Bien l’est nécessairement – ou du moins presque toujours – dans un contexte social chez l’être humain, car nous sommes un animal social. L’expression du Bien dans un contexte social est essentiellement celle qui favorise la solidarité humaine via la vertu de la Justice, science qui distribue à chacun selon son mérite. Si je désire distribuer à quelqu’un qui ne le mérite pas, j’attente au Bien. Si je désire distribuer à quelqu’un qui le mérite, je suis le Bien. Le stoïcien peut distribuer des indifférents préférables (récompenses…) ou non-préférables (blâme, sanction…). Tout dépend du contexte et du mérite de chacun.

« La véritable loi est la droite raison correspondant à la nature présente en nous immuable, éternelle, qui par ses injonctions appelle au devoir et par ses interdictions détourne de la faute. »

(Cicéron, République, III, 33)

La Grande Cité et la petite cité

Mais l’état d’une disposition intérieure stable et parfaite exprimant le Bien est un idéal, l’idéal du sage. La quasi-totalité des humains restent des insensés, à des degrés différents certes, mais des insensés tout de même. Dans la Cité idéale stoïcienne de Zénon, où tout le monde est sage, les tribunaux et les constitutions écrites ne sont pas nécessaires car les sages suivent naturellement des lois de bienveillance, de sagesse et de Justice qui se trouvent en eux-mêmes. Tout le monde a ce qu’il mérite, personne n’est lésé.

En revanche, dans notre petite cité, où tout le monde n’a pas ce qu’il mérite et où certains sont lésés, les tribunaux, constitutions etc. sont nécessaires pour fixer imparfaitement les règles de ces lois universelles que les sages de la Grande Cité ont incorporées. Dans la petite cité, nous sommes tous des insensés (le sage est très rare). C’est pourquoi l’État et les philosophes doivent refléter du mieux possible l’idéal de sagesse. Ils doivent être justes, bienveillants, éducateurs, comme les sages. Dans la cité des non-sages, leurs actions bienveillantes peuvent se concrétiser à travers le blâme ou la coercition, si cela permet aux insensés de progresser moralement. Ils doivent aussi faire preuve de solidarité et répartir les richesses de façon appropriée, non pas parce que les richesses sont un bien mais parce leur juste distribution l’est. Leur Justice a finalement différents modes d’expression mais une seule finalité : l’idéal de sagesse.

Schéma GJ
Grande Cité et petite cité

Mon intérêt passe par celui des autres

Dans tous les cas, le point commun aux sages et aux insensés, c’est que leur intérêt propre réside rationnellement dans l’intérêt commun : « Ai-je fait cet acte dans l’intérêt commun ? Alors j’en tire profit » (livre XI, 4), dit Marc Aurèle dans ses Pensées. En effet, mon seul intérêt est de suivre le Bien. Si j’exprime la Justice, si je suis bienveillant, je serai heureux. Or, la Justice et la bienveillance s’expriment dans mon rapport avec les autres et ce rapport va dans le sens de leurs intérêts, même s’ils pensent le contraire. Par exemple, si je blâme un insensé, cela peut lui paraître un mal, mais si ce blâme le fait progresser moralement, c’est en réalité l’expression de la Justice, un Bien, pour lui, pour moi et pour les autres. Et les insensés ne tirent pas seulement un profit moral de ma Justice (quoiqu’il s’agisse du seul qui réponde véritablement à leur intérêt véritable) mais aussi, parfois, un profit matériel puisque la Justice m’incite à redistribuer équitablement les indifférents préférables, si cela dépend de moi.

2. Le stoïcisme et les revendications des Gilets jaunes

Revenons-en alors au mouvement des gilets jaunes et posons-nous les deux questions suivantes : proposent-ils des mesures qui vont dans le sens d’un État plus juste ? Proposent-ils des mesures qui favorisent la progression morale des insensés ?

La progression morale des insensés

En étudiant la liste (non-exhaustive) des revendications des gilets jaunes publiées sur Internet le 28 novembre 2018 à l’initiative d’une manifestante de la Sarthe[1], on remarque qu’il n’y a qu’une seule mesure en lien explicite avec l’éducation, et cette dernière concerne davantage la forme que le fond : « Maximum 25 élèves par classe de la maternelle à la Terminale ». Si on prend au sens large l’éducation des insensés, la liste souhaite aussi « Des moyens conséquents apportés à la psychiatrie ». Rien ne parle vraiment de l’éducation philosophique des citoyens.

De fait, et on peut le comprendre, les gilets jaunes réclament principalement des changements structurels, des meilleures conditions de vie, pas des changements qui semblent être de détails. Il serait irrationnel de ne pas comprendre la nature de leurs revendications, qui s’inscrit dans un enchaînement causal nécessaire, et de vouloir leur apprendre qu’ils doivent se contenter de ce qu’ils possèdent déjà.

D’ailleurs, la progression morale – qui nous conduit vers le savoir philosophique , le seul à pouvoir nous rendre parfaitement heureux – ne passe pas, comme l’a démontré Pierre Hadot dans Qu’est-ce que la philosophie antique, par la coercition, le discours ou par des lois écrites. Du moins, il ne s’en réduit pas. Nous étudierons ce point plus tard. En tout cas, il n’y a aucun lien explicite entre les revendications des Gilets jaunes et une éventuelle volonté de faire progresser moralement les insensés.

Un État plus sage

Venons-en au deuxième aspect de l’intérêt général : la sagesse de l’État (ses institutions, ses lois, ses représentants, etc.). Comme nous l’avons dit, l’État doit être juste, bienveillant, éducateur. Comment savoir si les revendications des gilets jaunes vont dans ce sens-là ?

Tout d’abord, avant toute dissertation, si les plus pauvres ne peuvent satisfaire leurs besoins vitaux (boire, manger, dormir), il est absolument juste que l’État prenne aux plus riches pour donner aux plus démunis, car ainsi, on ne répète que le schéma de l’état de Nature, qui offre de façon équivalente à chaque êtres humain le nécessaire à sa survie.  Mais de fait, les Gilets jaunes sont, pour la plupart, et heureusement, au-dessus de l’état de survie.

Ensuite, la justice sociale ne s’arrête pas à cette limite vitale. De façon générale, l’État doit se substituer à l’action vertueuse des plus riches pour redistribuer équitablement les richesses. C’est ce que demandent les Gilets jaunes et c’est ce que demanderait un stoïcien. Cette richesse, il faudrait d’abord aller la chercher chez ceux qui méritent le plus d’en être dépourvue. À notre époque, un combat typiquement stoïcien devrait donc s’intéresser à la fraude fiscale, acte de non-solidarité par excellence, qui représente plus de 80 milliards d’euros de perte par an pour l’État français. Les Gilets jaunes y sont très sensibles et un réel combat politique à ce niveau améliorerait de fait la situation matérielle de beaucoup et serait l’acte d’un État moins insensé.

Par ailleurs, de même que l’État vertueux blâme les écarts de conduite des insensés en vue de leur progression morale ; les insensés les plus évolués (les philosophes) dans la petite cité  doivent blâmer l’État quand il manque à sa vertu. En son temps, le stoïcien et homme politique Panétius blâmait Périclès pour ses dépenses extravagantes. De nos jours, c’est un peu ce qu’ont fait les sociologues Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot dans un récent ouvrage, Le président des ultra-riches. Ils accusent notamment la très mauvaise redistribution des richesses mise en oeuvre par le Président de la République, Emmanuel Macron. Selon eux, ce sont les ultra-riches (1% les plus riches de France) qui ont le plus profité de la politique du gouvernement En marche. Parmi les mesures qui vont à l’encontre des principes de justice et de solidarité, ils citent pèle-mêle : suppression de l’impôt sur la fortune (pourtant marqueur de solidarité), défiscalisation des revenus du capital, suppression de l’exit tax, pérennisation du CICE sans résultats concrets, maintien du verrou de Bercy

Or, les Gilets jaunes dénoncent l’injustice de la plupart de ces mesures. Et les stoïciens peuvent s’accorder avec eux sur le fait qu’il s’agit de mesures qui ne proviennent pas d’un État sage et que la sagesse de ces mesures nécessite d’être évaluée voire contestée.

Finalement, outre la contestation des politiques existantes, les Gilets jaunes proposent aussi de nouvelles lois. Le référendum d’initiative populaire est par exemple une revendication emblématique du mouvement. C’est un dispositif de démocratie directe qui permet à des citoyens réunissant un nombre de signatures fixé par la loi de saisir la population par référendum sans que ne soit nécessaire l’accord du parlement ou du président. Les Gilets jaunes souhaitent quatre modalités pour le RIC :  pour voter une proposition de loi (référendum législatif) ; pour abroger une loi votée par le Parlement (référendum abrogatoire ou facultatif) ; pour modifier la Constitution (référendum constitutionnel) ; et pour révoquer un élu (référendum révocatoire). Encore une fois, si cela permet le progrès moral de l’État et/ou des citoyens, les stoïciens apporteraient un plein soutien à cette mesure.

Une action politique tributaire des intentions de la doctrine

Certaines revendications du mouvement semblent donc en adéquation avec le stoïcisme et la volonté de faire progresser moralement l’État. Pour motiver l’action politique d’un stoïcien, il faut néanmoins que les autres revendications des Gilets jaunes, à défaut de se calquer sur les objectifs politico-moraux du stoïcisme, ne soient pas en contradiction avec la doctrine. Par exemple, il serait compliqué pour un stoïcien de soutenir des revendications qui vont dans le sens d’une justice punitive alors que la Justice doit, dans le stoïcisme, sanctionner pour éduquer ; ou des revendications pour abolir l’État ou n’importe quelle autre institution (anarchie) alors que ces institutions existent parce que les insensés ne sont justement pas des sages ; ou bien des appels à la violence qui ne tiendraient pas compte des cercles de Hiéroclès (voir ci-dessous).  Dans le cas présent, ces mesures ne figurent pas dans les revendications. Le stoïcien peut donc, a priori, être en accord avec la teneur générale du mouvement.

3. Le stoïcisme et les actions des Gilets jaunes

Mais qu’en est-il de l’action politique qui soutient ces revendications ? La logique d’adhésion est la même. Un stoïcien peut tout à fait participer à une manifestation, tant qu’elle ne revendique pas explicitement des moyens d’action qui vont à l’encontre du Stoïcisme (violence haineuse, malveillance, injustice…) et tant que ses revendications ne vont pas explicitement à l’encontre des principes stoïciens.

Le mode d’action principal et revendiqué des gilets jaunes est la manifestation pacifique (malgré les dérives de certains groupuscules !). Dans ces manifestations, le militant stoïcien évitera ainsi toute forme de violence à l’encontre d’un concitoyen, si le contexte moral ne l’exige pas, et condamnerait à ce titre Christophe Dettinger, pour avoir porté des coups à un un CRS, tout comme la plupart des violences policières. Pourquoi ? Car il n’y a pas de distinction éthique à faire entre « Gilets jaunes » et « CRS ». Tous sont des compatriotes, des citoyens, des collègues, des amis voire de la famille. On reconnaît là les différentes strates du cercle de Hiéroclès dans lequel le Soi doit s’ouvrir à des cercles de sociabilité de plus en plus grands pour s’épanouir pleinement. Notre confraternité nous oblige au dialogue compréhensif, à la bienveillance. Un CRS stoïcien serait d’ailleurs peut-être plus enclin à la rébellion lorsque les ordres vont à l’encontre de la loi naturelle.

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« Il n’y a pas d’école plus bienveillante, plus apaisante, plus aimante du genre humain, plus attentive au bien commun ; de telle sorte que son but s’applique à servir, à aider, pas seulement en délibérant pour son propre intérêt, mais avec une portée qui sert à la fois chacun et tout le monde. »

Sénèque, De la clémence, II, 5. 3 (trad. P. Moisson)

Ensuite, le stoïcien ne manifesterait pas avec colère. Un stoïcien qui soutient les Gilets jaunes ne les soutient pas par détestation du pouvoir, par colère envers les injustices du pays ou par désespoir. Il les soutient par amour de la Justice et de ce qu’il lui semble être une action pour le bien commun. Il n’est pas poussé par ses passions mais guidé par la Justice. Le militant stoïcien est un militant serein, mû par une énergie intérieure intarissable et longiligne (au contraire de la colère) qui repose sur une solide disposition intérieure. Il s’informe sur les mesures qu’il défend, songe à leurs rapports envers l’intérêt commun, est prêt à en changer si le bien commun n’est pas visé, et n’adhère pas forcément à toutes au prétexte qu’elles émergeraient d’un mouvement qu’il soutient. En même temps, il maintient une grande attention envers soi-même et agit avec bienveillance.

Cela ne signifie pas qu’il condamne la colère des Gilets jaunes ou qu’il ne se joindrait pas à une manifestation de gens en colère, mais qu’il ne partage tout simplement pas cette passion, car il sait qu’elle lui est nuisible. Et, tout en faisant preuve de fraternité dans l’action politique, sa présence auprès des Gilets jaunes participe, si le Destin le permet, à l’éducation philosophique de ses concitoyens. C’est en cela que l’éducation morale de l’État relève plutôt de l’action politique (collective) et l’éducation morale des insensés de l’action morale (interindividuelle), sans que les deux catégories soient complètement hermétiques l’une à l’autre.

En tout cas, le comportement, le caractère, la volonté d’un dialogue compréhensif contribuent à l’éducation morale. On retrouve là tous les principes de l’éducation socratique : écoute de l’autre, dialogue, humilité vis-à-vis de son propre savoir. Une bienveillance non feinte, d’égal à égal, confraternelle est déjà l’expression d’une Justice naturelle plus majestueuse que n’importe quelle loi écrite et l’être humain est naturellement réceptif à cette forme de Justice. Le stoïcien rend Justice avant même que justice ne soit rendue. Et c’est cette Justice qui est la plus à même de changer la situation subjectivement vécue de celui qui désire une situation matérielle meilleure.

Schéma Gilets Jaunes fin 1-1
Schéma de la compatibilité entre Stoïcisme et mouvement populaire tel que les Gilets jaunes

4. Théorie de l’action politique

Sur cette dernière remarque, on pourrait penser que le stoïcisme exigerait alors des plus démunis de changer leurs représentations plutôt que l’ordre du monde, dans la mesure où ils ont au moins le strict nécessaire pour vivre. Après tout, Sénèque dit bien que « L’acquisition des richesses a été pour beaucoup moins la fin des misères que leur changement […] Ce qui nous fait paraître la pauvreté pénible nous rend tout ainsi les richesses pesantes » (Lettres à Lucilius, Lettre 17, 11-12).

En réalité, la discipline du désir relève du domaine moral. Elle ne dit rien de l’action politique. Nous pouvons considérer que l’action politique est une action ayant comme intention la progression morale de l’État (ses institutions, représentants…) ; et que l’action morale est l’action ayant comme intention la progression morale de l’insensé. Si, en tant que stoïcien, j’œuvre pour le bien commun, les deux formes d’action sont nécessaires car nous devons rester humbles face au Destin, qui a le dernier mot sur la réalisation de nos actions.

En effet, si j’étais assuré de pouvoir faire des insensés des sages par ma simple action morale, je devrais mettre tous mes efforts ici. Or, je n’en suis jamais assuré, car cette évolution ne dépend pas uniquement de moi. Elle dépend aussi du Destin. Il en va de même pour l’action politique. Je peux manifester, mais ma manifestation ne fera peut-être pas progresser l’État de façon politico-morale. Ainsi, pour œuvrer efficacement au Bien commun, je dois agir sur les deux plans.  Tout en souhaitant à l’insensé qui vit dans la misère qu’il parvienne à se satisfaire de sa situation ; il faut tout faire en parallèle pour que sa situation s’améliore ; et l’amélioration de sa situation matérielle passe par l’évolution politico-morale de l’État. Répétons-le, il ne dépend pas uniquement de moi que l’insensé ou l’État deviennent sages, ni que les conditions de vie de l’insensé s’améliorent, mais, en œuvrant sur les deux plans, on exerce la Justice en étant conscient des scénarios possibles du Destin.

Le devoir d’agir ou de ne pas agir

Considérons un insensé objectivement pauvre et insatisfait de sa situation. On peut se représenter, schématiquement, les possibilités d’action et les résultats de la manière suivante :

Tableau 1.png

Relations entre la situation d’un insensé pauvre et insatisfait de sa situation et mes actions

L’évolution morale correspond à un accroissement de la satisfaction de l’insensé, indépendamment de l’amélioration de ses conditions d’existence (sinon cela signifie qu’il s’est simplement rendu dépendant de cette amélioration en corrélant son bonheur à ce qui ne dépend pas de lui ; ce n’est pas une progression morale).

L’évolution politique correspond à une amélioration des conditions matérielles d’existence de l’insensé.

Les cases en rouge sont celles où nous pouvons être tenus pour responsable du résultat. De même que, si je suis malade, il ne dépend pas complètement de moi de guérir, je dois avoir à l’esprit que la condition de ma guérison se trouve peut-être dans le fait d’appeler un médecin. Je dois donc appeler un médecin car cela inclue la possibilité de ma guérison, si le Destin le veut. De même, si les insensés sont pauvres et insensés, il ne dépend peut-être pas complètement de moi d’améliorer leur situation, mais l’amélioration de leur situation se trouve peut-être dans les actions morales et politiques que je peux mener. La bienveillance et la discipline du devoir d’Épictète m’incitent donc à les aider sur ces deux niveaux.

Par rapport au militant stoïcien qui œuvre pour la Justice, le tableau pourrait correspondre à cela.

Tableau 2

La hiérarchisation des valeurs des indifférents est un prolongement de la réflexion d’Épictète. Nous pouvons effectivement ajouter à cette pensée : « Car il est préférable de mourir de faim en ayant vécu sans peine et sans crainte, que de vivre dans l’abondance, mais aussi dans le trouble » (Épictète, Manuel, 12, 1), qu’il est encore plus préférable de vivre dans l’abondance et dans l’absence de troubles que dans le trouble et la pauvreté et qu’entre ces deux extrêmes, il y a tout autant de situations absolument préférables. Si je suis stoïcien, il est préférable que mon voisin de palier, qui vit dans une pauvreté relative et une insatisfaction existentielle, connaisse une amélioration de ses conditions de vie matérielles. Je m’en réjouirais. En même temps, si je devais choisir, il serait encore plus préférable qu’il connaisse une évolution morale l’amenant à se satisfaire de sa situation. Car je sais que cela est plus proche du Bien, de son Bien, de mon Bien et du Bien des autres. Un bonheur indépendant vaut mieux que n’importe quelle richesse supplémentaire. Finalement, le mieux que je puisse souhaiter est qu’il connaisse une évolution morale ET matérielle. Après tout, je ne sais pas s’il aura un jour suffisamment évolué moralement pour apprécier sa situation, peut-être qu’il ne cessera jamais de considérer les indifférents préférables comme des biens, cela ne dépend pas uniquement de moi ; ainsi, aussi longtemps que ces indifférents préférables n’entravent pas la possibilité de sa progression morale, je dois me réjouir qu’il les acquière.

Là où je suis responsable (cases en rouge), mes actions sont pleinement conformes au Destin. Ce sont des espaces de pure liberté car mes intentions sont en adéquation avec la réalité. Cependant, les choix d’action sont moralement inéquivalents. Par exemple, je peux ne rien faire, ni moralement, ni politiquement et être en accord avec le Destin tout en étant responsable du résultat, qui est un indifférent non-préférable. C’est que le « Destin » n’est ni une excuse, ni une fatalité dans le stoïcisme ; car il est possible que le résultat (cet indifférent non-préférable) soit aussi le résultat de mes choix propres : peut-être que n’avoir rien fait a entraîné cette situation. À l’opposé, m’impliquer politiquement et moralement n’entraînera au pire qu’une inadéquation de mes intentions avec le Destin, mais je ne saurai être tenu responsable si le résultat est un indifférent préférable ! Dans tous les cas, il ne faut jamais oublier que ce qui doit arriver arrive parfois en raison d’une implication de ma part dans l’enchaînement causal du Destin, comme dans l’exemple du malade qui appelle le docteur pour guérir.

Ce qui vient d’être dit le vaut surtout pour le disciple non-sage du stoïcisme. S’il est très souvent préférable d’agir, c’est parce moi, disciple non-sage, je ne suis pas pleinement lucide, je ne sais pas si l’effort en vaut la peine. Dans le doute, étant donné que les scénarios favorables sont plus nombreux si j’agis (soit pour moi soit pour autrui), il faut que j’agisse en priorité de façon morale et politique, si cela m’est permis bien sûr. Seul le sage sait véritablement quand ne pas agir et quand agir. Un sage ne tentera pas de raisonner un fou qui ne peut plus évoluer. Un sage ne s’impliquera pas dans la vie politique d’une cité complètement figée dans le vice. Un sage ne cherchera pas à agir si sa situation l’en empêche objectivement.  Et on ne pourra pas le tenir pour responsable du résultat. Mais nous, insensés, que savons-nous des possibilités d’évolution de la cité et de l’insensé ? Bien souvent moins que le sage lui-même, alors il faut agir avec cette humilité face au Destin et ce souci de Justice.

5. Le stoïcien doit-il porter le gilet jaune ?

Ce détour théorique doit nous permettre de répondre avec une certaine précision à la question de savoir si le stoïcien doit porter le gilet jaune. Pour le dire sans attendre, il est impossible de répondre catégoriquement à cette question pour un non-sage car les revendications ne sont pas toutes claires et ne font pas toujours consensus parmi les manifestants. Néanmoins, le stoïcisme permet de mettre en évidence que c’est avant tout notre évaluation rationnelle de la situation qui doit nous inciter ou non à se joindre au mouvement. Cette évaluation rationnelle est propre à chaque disciple, selon sa progression morale et ses connaissances, mais il n’y a qu’une seule évaluation qui soit en adéquation avec les intentions du Destin.

Comment évaluer la situation ? Il faut d’abord voir si les Gilets jaunes ont des revendications et des moyens d’action qui ne sont pas en contradiction avec notre propre progression morale, celle des autres et celle de l’État. Le stoïcien ne participera pas à une manifestation où la violence punitive serait un mode d’action, il ne défendrait pas l’anarchie ou toute forme d’idéologie visant à distinguer la valeur des êtres humains (ce serait contraire aux cercles de Hiéroclès), il ne soutiendrait pas des mesures de justice au prix d’une autre injustice. En théorie, le mouvement des Gilets jaunes n’a donc rien de fondamentalement contraire à la vertu stoïcienne. C’est une première évaluation. Nous l’avons présentée au début. Ajoutons qu’un disciple bien avisé ne s’engagera pas non plus s’il n’est pas capable de soutenir le mouvement sans se laisser entraîner dans des émotions irrationnelles. Il devra se préparer davantage.

La deuxième évaluation est moins évidente. Elle consiste à savoir si le mouvement va dans le sens de l’intérêt commun ou s’il oeuvre seulement pour des indifférents. L’intérêt commun, pour un stoïcien, est que l’État et les insensés progressent moralement jusqu’au niveau de sagesse. Les Gilets jaunes souhaitent en partie un État plus solidaire, plus juste, plus bienveillant. Peut-être veulent-ils cela pour obtenir des indifférents préférables., mais leurs revendications n’ignorent pas que le Bien se situe dans la progression morale et non matérielle de l’État. Il faut mieux un État juste et pauvre qu’un État injuste et riche. Pour un stoïcien, il n’y a rien de contraire à l’intérêt commun dans cela puisque l’action collective peut s’accorder avec son intention vertueuse. 

Néanmoins, le Stoïcisme rappelle que si l’évolution morale d’un État est un Bien qui peut profiter matériellement aux insensés (car la redistribution des richesses sera plus juste), l’évolution matérielle des insensés n’est elle-même qu’un indifférent préférable. Le Bien se situe dans leur progression morale et non matérielle. Ce qu’on exige de l’État (la vertu, justice, solidarité, bienveillance…), les stoïciens l’exigent aussi des insensés. Et rien dans le mouvement ne semble aller dans ce sens. Il faut demander un État juste mais aussi penser à l’éducation morale des riches et des puissants des prochaines générations qui sont actuellement assis sur les bancs de l’école. Des revendications en faveur de l’éducation philosophique à l’empathie, à la bienveillance, à la justice auraient potentiellement des conséquences largement préférables à la simple progression morale de l’État. Marc Aurèle n’a pas attendu que des lois l’obligent à la justice pour devenir l’un des empereurs les plus justes de son époque. Son éducation par Apollonios de Chalcédoine ou Fronton n’y est peut-être pas pour rien. Et cette éducation est nécessaire à tous.

La troisième évaluation est celle en rapport avec le Destin. C’est la plus complexe. Elle est à mettre en lien avec la théorie de l’action politique développée au point n°4. Dépend-il de moi de rendre l’État plus juste ? Si je l’évalue ainsi, je dois agir. Dépend-il de moi de discipliner les désirs d’un insensé ? Si je l’évalue ainsi, je dois agir. Si le mouvement des Gilets jaunes, in fine, permet un État plus juste, et que je n’ai pas participé au mouvement alors que j’aurais pu, les Gilets jaunes auront suivi le Destin là où ce dernier m’aura tiré.

Cette dernière évaluation ne conduit presque jamais à une certitude. En effet, dans ce genre de situation, je ne sais qu‘a posteriori si j’ai suivi ou non le Destin. C’est pour cela qu’une clause de réserve est nécessaire. Cette clause doit me permettre de faire évoluer mon jugement au fur et à mesure de la situation. Je peux éventuellement passer de l’action à l’inaction, et réciproquement. Par exemple, si je consens à la représentation selon laquelle il est invraisemblable que le référendum d’initiative citoyenne (RIC) soit instauré et qu’il est invraisemblable que le RIC participe au bien commun, je n’irai pas dans la rue défendre cette mesure, mais, si le RIC est effectivement instauré, et qu’il participe effectivement au bien commun (évolution de la cité et/ou des insensés vers le Bien), je dois reconnaître mon erreur et admettre que les gens dans la rue ont davantage suivi le Destin que moi, qui pouvais pourtant les rejoindre. À l’image du chien derrière ou devant le chariot qui avance, j’ai été tiré par le Destin au lieu de le suivre. Mais ma clause de réserve fait que j’ai été moins tiré que celui qui avait consenti au jugement selon lequel il est certain que le RIC ne sera pas instauré et qu’il est certain qu’il ne participe pas au bien commun. J’aurais même pu être devant le chariot avec une clause de réserve plus précise qui m’aurait fait passer de l’inaction à l’action pendant l’évolution de la bataille. Tout est affaire de degré et d’évaluation pour que notre intention adhère du mieux possible aux intentions du Destin.

Schéma Gilets Jaunes fin 2-1

Schéma de l’action politique à partir de la troisième évaluation

Dans tous les cas, si, après avoir passé le tamis de la raison, je juge qu’il est probablement/certainement sage de participer, et que je peux participer, je dois participer. Le choix est donc nécessairement propre à l’évaluation de chacun mais il n’y a qu’une seule évaluation qui soit en adéquation avec le Destin. Le Destin nous recommande d’agir lorsque l’évolution de la situation, vers la sagesse de la cité et/ou la sagesse de l’insensé, est possible par notre action. C’est ça qui guide le choix de chaque disciple et c’est en cela qu’il y a des « bons » et des « mauvais » choix.

Préméditation des maux

En tout cas, le disciple qui souhaite participer à une manifestation doit se préparer à tous les événements qui peuvent arriver au cours d’une telle activité. Dans son Manuel, Épictète dit :

« Quand tu vas entreprendre une œuvre quelconque, remets-toi dans l’esprit quelle est cette œuvre. Si tu sors te baigner, représente-toi ce qui se passe au bain : on vous éclabousse, on vous bouscule, on vous injurie, on vous vole ; tu entreprendras cette œuvre avec plus d’assurance, si tu te dis tout de suite : ‘’Je veux me baigner, et aussi garder ma volonté en accord avec la nature.’’ Et ainsi pour chaque œuvre. Car de cette façon, si quelque obstacle t’empêche de te baigner, ta réponse sera prête :  ‘’Mais je ne voulais pas seulement cela, je voulais aussi garder ma volonté en accord avec la nature ; or je ne la garderai pas telle, si je m’irrite contre ce qui arrive. »

(Manuel, IV)

Dans le cadre d’un défilé politique, notamment avec les Gilets jaunes, beaucoup de choses peuvent venir me troubler. Il faut s’attendre à être bousculé, à faire l’objet de poursuites judiciaires, à respirer du gaz lacrymogène, à recevoir un tir des très controversés lanceurs de balles de défense (LBD), à être blessé, à faire face à des scènes de violence physiques, verbales et matérielle, etc. Si je sais que cela peut arriver et que j’y suis préparé, alors je serai en accord avec moi-même, à défaut de l’être avec ce qui adviendra politiquement.

[1] Texte repris dans Le fond de l’air est jauneComprendre une révolte inédite. Textes réunis et présentés par Joseph Confavreux. Seuil, 2019.


Je tiens à remercier tout personnellement Jérôme Robin, sans qui cet article n’aurait pas été possible. Sa relecture attentive et bienveillante ainsi que ses conseils et retours précieux m’ont permis de structurer mon écrit dans sa forme actuelle tout en conservant l’argument original. Je lui suis redevable de l’idée d’un État devant se substituer à l’action vertueuse des riches. 

Pour aller plus loin :

LAURAND Valéry, La politique stoïcienne, Philosophies, PUF, 2005

Stoïcisme et justice sociale, où commencer ? (en anglais) : http://www.stoicsinaction.org/2019/01/17/stoicism-and-social-justice-part-i-where-to-start/

Les stoïciens se soucient de la justice sociale : une réponse à Irvine par Eric O. Scott (en anglais) : https://modernstoicism.com/stoics-do-care-about-social-justice-a-response-to-irvine-by-eric-o-scott/

Cher Sandy Grant, je suis un stoïcien qui a défilé à la Marche des femmes de Washington (en anglais) : https://ericsiggyscott.wordpress.com/2017/01/21/dear-sandy-grant-im-a-stoic-who-marched-on-washington/

An English translation of the article is available here : http://www.stoicsinaction.org/2019/04/12/should-stoics-wear-the-yellow-vest/

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