Qu’est-ce que la philosophie antique ? (Pierre Hadot)

Qu’est-ce qu’un philosophe ? S’agit-il de celui qui enseigne la philosophie, comme le professeur agrégé, ou bien celui qui la pratique, comme le sage hindou ? Au sens antique du terme, le philosophe est en tout cas plus proche du sage et du savoir être que du fonctionnaire diplômé. Socrate, Platon, Aristote… et tant d’autres n’étaient pas de simples enseignants, mais aussi des disciples de la sagesse. Leurs philosophies, plus qu’un discours reproductible, consistaient à suivre un certain mode de vie, à s’engager dans l’existence. C’est en tout cas ce qu’explique Pierre Hadot dans son ouvrage Qu’est-ce que la philosophie antique ?.

On pourrait résumer la différence entre le philosophe universitaire contemporain et le philosophe de l’antiquité en disant que le premier détient une connaissance par cœur, tandis que le second détient (principalement) une connaissance par corps. Alors que la connaissance par cœur relève d’un savoir objectivement communicable, la connaissance par corps est un savoir intérieur et inaliénable. On ne transmet pas la vertu, l’extase mystique ou la sagesse comme l’on transmet les règles de logiques.

Pour comprendre comment nous sommes passés de cette philosophie vécue à une philosophie purement discursive, Pierre Hadot suit une démonstration en trois temps : il s’intéresse d’abord à la définition platonicienne du philosophe et ses antécédents ; puis à la philosophie comme mode de vie ; finalement aux changements plus ou moins radicaux survenus au Moyen Age et aux Temps Modernes.

QU’EST-CE QU’UN PHILOSOPHE AU SENS ANTIQUE DU TERME ?

Littéralement, le philo-sophe est celui qui aime (philo) la sagesse (sophia). Néanmoins, c’est Platon qui a fixé le terme de sophia comme synonyme de la sagesse car, avant lui, le mot était polysémique. Pierre Hadot identifie ainsi quatre sens différents du mot avant la définition platonicienne.

  • L’amour de la sophia?

Tout d’abord, sophia pouvait signifier savoir, tant que ce savoir était inspiré. Par exemple, « Dans l’Iliade, Homère parle du charpentier qui, grâce aux conseils d’Athéna, s’y connaît en toute sophia, c’est-à-dire en tout savoir-faire » (p.40). L’expression pouvait aussi désigner une forme de compétence sociale amorale, « l’habileté avec laquelle on sait se conduire avec autrui, habileté qui peut aller jusqu’à la ruse et la dissimulation » (p.42). Dans une troisième acception, la sophia est simplement synonyme de culture générale. Finalement, les sophistes, qui tirent leurs noms de la sophia, reprendront cette troisième acception en la spécialisant sur le savoir-faire politique.

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Il est important d’avoir à l’esprit l’histoire de cette définition car elle permet de comprendre le sens que nous donnons parfois à la philosophie. Notamment, on imagine souvent que la philosophie est une discipline consistant à apprendre le savoir-penser, à appréhender des concepts abstraits ou encore à perfectionner nos capacités raisonnantes. Cela reste largement incomplet et manque l’essentiel. Le philosophe, au sens antique du terme, développe aussi un savoir être.

Ainsi, même si un Thrasymaque (sophiste) serait sûrement plus disposé à passer l’agrégation de philosophie qu’un Socrate, c’est bien Socrate qui est le plus proche de la sagesse ; du moins selon Platon, qui le considère comme le modèle par excellence du philosophe. Si le philosophe est donc celui qui aime la sagesse plutôt que celui qui aime le savoir au sens général, comment Platon définit-il, dans Le Banquet, cet amour de la sagesse d’après la figure de Socrate ?

  • Le philosophe au sens platonicien

Avant toute chose et comme le répète Pierre Hadot tout au long de son ouvrage, l’amour de la sagesse n’est pas un simple engagement intellectuel envers une doctrine précise. C’est plutôt un engagement existentiel, un choix de vie. La logique est alors complètement inversée : on n’adhère pas à un discours philosophique, on adhère à un choix de vie d’où découle le discours philosophique. Socrate tient tel discours philosophique car il s’est engagé de telle manière dans l’existence.

Platon, observant cela, en tire donc quelques observations, notamment le fait que le savoir du philosophe porte en premier lieu sur une fine connaissance de soi-même. Dès lors, la philosophie s’initie quand on éprouve « le sentiment de ne pas être ce qu’on devrait être » (p.56), quand on éprouve « une découverte personnelle qui vient de l’intérieur » (p.63). Le chemin suivi doit alors conduire à une véritable transformation de ses dispositions intérieures. C’est précisément ce savoir sur soi-même qui conduit à la connaissance de la sagesse. Platon donne quelques caractéristiques de ce savoir via la figure de Socrate.

– Le savoir de son intention morale 

Tout d’abord, le savoir de Socrate/philosophe repose sur la connaissance de la valeur absolue de l’intention morale. Il sait ce qu’il faut préférer car il connaît la valeur des choses. Seule l’intention morale vertueuse est bonne ; seule l’intention morale vicieuse est mauvaise. Tout le reste est indifférent. Cette conception de la moralité suppose l’existence en chacun de nous d’un désir inné du Bien qu’il convient de renforcer et d’actualiser par la philosophie ; rôle que doit jouer le philosophe pour lui-même comme pour les autres (via la maïeutique chez Socrate).

– Le savoir sur ce qui est bien pour soi et pour les autres

Ensuite, Socrate sait que le souci de soi passe par le souci des autres. Le philosophe n’est pas un être retiré du monde, mais, au contraire, un humain presque ordinaire qui participe à la vie de la cité.  Son action a même un aspect missionnaire et populaire : « je suis à la disposition du pauvre comme du riche sans distinction […] Je suis un homme donné à la cité par la divinité : demandez-vous donc s’il est humainement possible de négliger, comme moi, tous ses intérêts personnels […] depuis tant d’années déjà, et cela pour s’occuper uniquement de vous […] en pressant chacun de vous de devenir meilleur » (p.69), aurait dit Socrate selon un témoignage rapporté par l’auteur.

– Le savoir de l’ignorance

Finalement, Socrate sait aussi qu’il ne sait pas. C’est la fameuse ironie socratique. En réalité, dans cette formule, Socrate sait la valeur du vrai savoir, celui qui ne peut se transmettre objectivement, celui qui conduit à une transformation intérieure vers le Bien. Et c’est justement pour indiquer le chemin vers cette forme de savoir inaliénable qu’il feint l’ignorance : « l’ironie socratique consiste à feindre de vouloir apprendre quelque chose de son interlocuteur, pour amener celui-ci à découvrir qu’il ne connaît rien dans le domaine où il prétend être savant » (p.53), puis, une fois le doute installé, à questionner davantage pour aider son interlocuteur à accoucher par lui-même de « sa » vérité. Cette méthode ne cherche pas à faire aboutir des propositions sur tel ou tel objet mais à bouleverser le rapport que l’autre a envers soi-même pour qu’il commence à diriger sa vie selon des principes plus réfléchis.

Voilà comment se définit donc la figure de Socrate/du philosophe d’après Platon : c’est un être dont le savoir repose principalement sur des dispositions intérieures entraînées par un amour de la sagesse. Le philosophe est ainsi soucieux de soi comme des autres, se forme à acquérir une capacité de jugement infaillible, à vivre parfaitement en visant le Bien et à guider autrui sur un chemin similaire.

  • Le sage n’est pas philosophe, le philosophe n’est pas sage

On pourrait ajouter que Socrate est aussi, dans la figure qu’on connaît, un sage plutôt qu’un philosophe. Car, selon Pierre Hadot, les deux termes sont à distinguer.

En effet, si le philosophe vise le Bien, c’est qu’il ne l’a pas atteint. Il est en quelque sorte disciple de la sagesse. Or, étant disciple de la sagesse, le philosophe n’est pas sage, car, s’il l’était, il n’aurait pas besoin de philosopher (de se préparer à la sagesse) et ne serait donc plus un philosophe. La sagesse se définit effectivement comme une disposition intérieure d’une stabilité parfaite à laquelle on ne peut rien ajouter ou retrancher sans en changer la nature. On peut suspecter Socrate d’être un sage dans ce sens-là.

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Mais le philosophe n’est pas non plus un non-sage, car le non-sage est celui qui se désintéresse totalement de la pratique et du savoir philosophiques. « Les philosophes sont intermédiaires entre les sages et les insensés, dans la mesure où ils sont des non-sages conscients de leur non-sagesse » (p.80), résume Pierre Hadot, c’est-à-dire des disciples de la sagesse. Socrate, pour être devenu sage, est ainsi passé par la philosophie et peut aussi bien être modèle du philosophe que du sage.

LA PHILOSOPHIE COMME MODE DE VIE

C’est à partir des « enseignements » et observations de son maître Socrate que Platon a fondé son école à Athènes, au gymnase appelé Académie, en 388/387 avant J.-C. Le platonisme n’était toutefois pas le seul système philosophique existant. Si les écoles concurrentes n’avaient que peu d’influences à leurs débuts, durant la période hellénistique (du IVe siècle avant J.-C. au Ier siècle), le Lycée d’Aristote (335 avant J.-C), le Jardin d’Épicure (306 avant J.-C.) et la Stoa de Zénon (environ 301 avant J.-C) – pour ne citer qu’elles – proposeront de sérieuses alternatives doctrinales au platonisme.

Un peu à la manière de Martha Nussbaum dans La thérapie du désir, Pierre Hadot passe alors en revue les différentes tendances et leurs approches de la philosophie comme mode de vie.  Outre les quatre écoles – le platonisme, l’aristotélisme, l’épicurisme et le stoïcisme, on distingue deux mouvements : le cynisme et le scepticisme. L’auteur affirme que chaque système implique un choix de vie préalable d’où découlent des exercices spirituels. Par exercice spirituel, il désigne « des pratiques, qui pouvaient être d’ordre physique, comme le régime alimentaire, ou discursif, comme le dialogue et la médiation, ou intuitif, comme la contemplation, mais qui étaient toutes destinées à opérer une modification et une transformation dans le sujet qui les pratiquait. » (p.22)

  • Le platonisme

Quel est donc le choix de vie du platonisme ? Il consiste à adhérer à l’éthique du dialogue, éthique inspirée de la maïeutique socratique et de l’Idée d’un logos (raison, parole) transcendantal qui fait autorité. Pour Platon, le dialogue est effectivement une façon de se transformer en se dépassant avec un autre dans l’expérience du logos. Lorsque je pratique le dialogue, surtout dans la forme dialectique, je me rends disciple de ce logos, synonyme de la parole parfaite et du raisonnement parfait (l’adéquation entre la pensée et les choses) : « il ne s’agit pas d’une lutte entre deux individus dans lequel le plus habile imposera son point de vue, mais d’un effort mené en commun par deux interlocuteurs qui veulent s’accorder avec les exigences rationnelles du discours sensé, du logos. » (p.102). Il ne s’agit pas non plus d’une simple discussion philosophique : il y a un quelque chose de quasi-mystique dans cette forme de dialogue.

Si cet exercice est important, c’est parce que le projet de Platon est politique à l’origine : il veut former des hommes influents ou de pouvoir. Et la politique exige des compétences de raisonnement, d’oralité mais aussi une disposition intérieure moralement bonne ; disposition que l’on acquiert notamment dans la pratique du dialogue, comme l’a démontré Socrate. Cette disposition est une assurance intérieure « dans laquelle pensée, volonté et désir ne font qu’un » (p.106), tous dirigés vers le Bien. C’est une forme de savoir bien différente de celle des sophistes et elle permet de former d’excellents politiciens.

Quels sont les exercices spirituels de ce choix de vie ? Eh bien, si le dialogue est déjà en lui-même un exercice très important, ce n’est pas le seul. Platon, inspiré par le pythagorisme, recommande aussi de s’abstenir des plaisirs sensoriels, de ne pas dormir plus que nécessaire (et le nécessaire est bien peu), ou d’observer un certain régime alimentaire. Sans donner davantage de détails, il explique aussi dans le Timée qu’il est nécessaire d’exercer l’intellect, qui est la partie supérieure de l’âme. La méditation, le discours intérieur, la recherche sur des sujets élevés font également partie des exercices recommandés, notamment pour se préparer au sommeil et ne pas éveiller des désirs sauvages lors des rêves. Pour garder son calme en toute circonstance, il invite à se réciter des maximes qui changeront nos dispositions intérieures. Il fait également allusion à l’exercice de la mort dans le Phédon, qui est en fait l’exercice de la philosophie elle-même et qui peut inclure le dialogue, car, dans le dialogue, le sujet s’extériorise dans le logos, mais aussi la vision universelle, qui permet de relativiser l’importance des affaires humaines en embrassant la totalité de la réalité.

  • L’aristotélisme

Disciple de Platon, Aristote partage avec ce dernier l’idée que le choix philosophique doit conduire le moi individuel à se transcender dans un moi supérieur. Néanmoins, contrairement à son maître, le fondateur du Lycée ne fait pas de la vie politique une finalité du cheminement philosophique. Au contraire, la vie philosophique est sa propre finalité. Le choix à faire est un choix de vie théorétique, c’est-à-dire que le savoir est cherché pour lui-même, par amour du savoir. C’est cela qui permet un bonheur véritablement humain, sans faille et source de joie infinie.

Les exercices qui en résultent sont tout aussi variés. Pour aimer le savoir, il faut d’abord avoir une disposition d’esprit quasi-religieuse, qui permet de percevoir le divin en chaque chose, aussi bien chez les insectes que dans les étoiles. Toutes les données rassemblées par Aristote et ses disciples, que ce soit en termes historiques, sociologiques, psychologiques, zoologiques ou philosophiques, ont été obtenues dans cette disposition d’esprit qui est amour du savoir : « Pour le philosophe, tout être est beau, parce qu’il sait le replacer dans la perspective du plan de la Nature et du mouvement général et hiérarchisé de tout l’univers vers le principe qui est le suprême désirable » (p.135). La transcendance du moi se fait ici, comme chez Platon, via l’Intellect, le plus haut niveau de l’esprit.

Le plaisir que l’on prend aux beautés de la nature est, en quelques sorte, paradoxalement, un intérêt désintéressé. Dans la perspective aristotélicienne, ce désintéressement correspond au détachement de soi, par lequel l’individu se hausse au niveau de l’esprit, de l’intellect, qui est son véritable moi, et prend conscience de l’attraction qu’exerce sur lui le principe suprême, suprême désirable et suprême intelligible. (p.136)

Le dialogue fait aussi partie des exercices de l’aristotélisme. Là encore, ce n’est pas le résultat du dialogue qui compte le plus, mais le fait que le dialogue est formateur pour celui qui y prend part. Les formules doivent être apprises, mais, surtout, être incorporés, grandir en nous en même temps que nous. C’est ainsi qu’on en saisit le sens et pas seulement la signification. « Comme pour Platon, le vrai savoir, aux yeux d’Aristote, ne naît que d’une longue fréquentation avec les concepts, les méthodes, mais aussi les faits observés. » (p.141) Comme pour Platon encore, Aristote n’acceptait pas tout le monde dans son établissement, mais seulement ceux qui étaient prédisposés à la philosophie, notamment à la vie théorétique, c’est-à-dire une certaine élite. Pour les autres, le philosophe considère que c’est à la cité d’effectuer leur éducation philosophique, par la contrainte de ses lois et la coercition.

  • L’épicurisme

Contrairement au platonisme, à l’aristotélisme et au stoïcisme, l’épicurisme considère que l’humain n’a pas une tendance innée à l’amour du Bien mais à la recherche du plaisir. Le choix de vie est alors dirigé vers le plaisir, mais pas n’importe quel plaisir, le plaisir véritable, qui est un pur plaisir d’exister.

Les exercices spirituels qui suivent un tel choix sont nombreux. Le plus important concerne la discipline des désirs. Si les hommes sont malheureux, c’est parce qu’ils recherchent des faux plaisirs, non naturels et non nécessaires. Cet exercice invite alors à constamment distinguer les désirs naturels et nécessaires des désirs naturels et non nécessaires, et des désirs superflus.

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Il est aussi important de méditer au quotidien les dogmes fondamentaux pour incorporer les maximes essentielles de l’école, de lire les grands textes ou d’entretenir de bonnes amitiés. Tout cela permet de développer l’art de jouir des plaisirs de l’âme et des plaisirs stables du corps, qui comprennent le plaisir de l’amitié, de la connaissance ou encore de la contemplation de l’infini.

Tout se passe alors comme si, en supprimant l’état d’insatisfaction qui l’absorbait dans la recherche d’un objet particulier, l’homme était libre enfin de pouvoir prendre conscience de quelque chose d’extraordinaire, qui était déjà présent en lui de manière inconsciente, le plaisir de son existence, de l’ « identité de la pure existence », pour reprendre l’expression de C. Diano. (p.182)

  • Le stoïcisme

Le choix stoïcien se situe dans la continuité du choix socratique et « est diamétralement opposé au choix épicurien : le bonheur ne consiste pas dans le plaisir ou l’intérêt individuel, mais dans l’exigence du bien, dictée par la raison et transcendant l’individu. Le choix stoïcien s’oppose également au choix platonicien, dans la mesure où il veut que le bonheur, c’est-à-dire le bien moral, soit accessible à tous ici-bas » (p.198). Le seul Bien, c’est donc la vertu et, plus précisément, l’intention morale vertueuse, l’intention de bien faire, intention au service de la communauté humaine et non de son égo, dans la mesure où l’intérêt particulier passe par celui des autres.

Les exercices qui découlent de ce choix de vie sont variés. Ils incluent l’attention à soi-même, à ses jugements sur les choses (prosoché), la méditation sur la mort (memento mori), le regard d’en haut ou encore la visualisation négative que Pierre Hadot appelle prévision des maux (praemeditatio malorum).

L’expérience stoïcienne consiste dans une prise de conscience aiguë de la situation tragique de l’homme conditionné par le destin. […] Mais il y a une chose, une seule chose, qui dépend de nous et que rien ne peut nous arracher, c’est la volonté de faire le bien, la volonté d’agir conformément à la raison.  (p.198)

  • Le cynisme

Le cynisme et le scepticisme, pour leur part, ne sont pas vraiment des écoles comme les autres. Certes, on y trouve bien une relation de maître à disciple, mais elle ne s’effectue pas dans le cadre d’un enseignement scolaire. En outre, ces deux systèmes, contrairement aux autres, ne proposent pas de changer les jugements de valeur mais de les suspendre.

Le cynisme, tout d’abord, est un choix de vie en faveur d’une totale indépendance (autarkeia) à l’égard des besoins inutiles, « le refus du luxe et de la vanité (tuphos) » (p.172). Les cyniques rejettent les « règles élémentaires, les conditions indispensables de la vie en société, la propreté, la tenue, la politesse » (p.171), n’hésitent pas à se masturber ou à faire l’amour en public – comme Diogène ou Cratès et Happarchia – méprisent l’argent, mendient s’il le faut, ne recherchent aucune position stable dans la vie, n’ont aucune peur des puissants et usent d’une provocante liberté de parole. Ils considèrent que l’état de nature (phusis) est supérieur aux conventions de la civilisation (nomos).

La vie tout entière des cyniques n’est que pratique. « Le genre de vie cynique consistera dans un entraînement presque athlétique, mais raisonné, à supporter la faim, la soif, les intempéries, afin d’acquérir la liberté, l’indépendance, la force intérieure, l’absence de soucis, la tranquillité d’une âme qui sera capable de s’adapter à toutes circonstances. » (p.173). Le discours qui y est lié se réduit à sa plus simple nécessité d’existence.

  • Le scepticisme

En ce qui concerne le scepticisme, le choix de vie est celui de l’indifférence. Les sceptiques ne rejettent pas forcément les conventions sociales mais, à la différence des cyniques, ne leur donne pas non plus davantage de valeur que l’état de nature. Pyrrhon, qui est le fondateur du mouvement, « vit dans une parfaite indifférence à l’égard de toutes choses. Il reste donc toujours dans le même état, c’est-à-dire qu’il n’éprouve aucune émotion, aucun changement de ses dispositions, sous l’influence des choses extérieures ; il n’attache aucune importance au fait d’être présent à tel ou tel endroit, de rencontrer telle ou telle personne ; il ne fait aucune distinction entre ce qui est considéré habituellement comme dangereux ou au contraire comme inoffensif, entre des tâches jugées supérieures ou inférieures, entre ce que l’on appelle la souffrance ou le plaisir, la vie ou la mort. » (p.175-176).

Pour les sceptiques, les jugements de valeur des hommes sont des conventions sociales. On ne peut savoir si une chose est bonne ou mauvaise en soi. Seule l’indifférence que l’on a pour les choses indifférentes a une valeur absolue. Là aussi, le discours se réduit à sa plus simple nécessité d’existence et est voué à l’autodestruction car il n’a pas de valeur en soi. Parmi les quelques exercices spirituels de la doctrine, on trouve des méthodes de méditation sur l’indifférence, le fait de suivre ses sens, son intelligence, ses dispositions et ses tendances naturelles (boire quand on a soif, manger quand on a faim…)…

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TABLEAU RÉCAPITULATIF
*Dogmatique = changer les jugements de valeur ; critique = suspendre les jugements de valeur

  • Le discours philosophique comme pratique à part entière

Chaque système propose donc un choix de vie et des exercices spirituels qui y sont liés. À ce propos, Pierre Hadot compte parmi les exercices spirituels le discours. Le discours joue un rôle bien particulier dans chaque école. Tout d’abord, il ne cherche pas à expliquer ou rationaliser l’expérience intérieure suprême (le plaisir pur d’exister dans l’épicurisme, le sentiment de cohérence avec soi-même dans le stoïcisme, la vie selon l’Intellect dans l’aristotélisme, etc.) mais aide à y arriver. Précisément, c’est seulement si le discours justifie le choix de vie, exerce une influence sur nos actions ou bien constitue un exercice du mode de de vie philosophique (comme dans le cadre du dialogue platonicien), qu’il peut être considéré comme philosophique.

Et dans les différentes écoles, le discours philosophique se situe toujours au moins dans l’une de ces trois modalités. Même les discours les plus théoriques ont en réalité un effet pratique. Pierre Hadot démontre par exemple que dans le stoïcisme, le discours sur la physique et sur la logique n’est pas développé pour lui-même mais a une finalité éthique. En l’occurrence, la physique stoïcienne, en étudiant la raison universelle, la loi de causalité, le lien qui unit tous les êtres dans le cosmos, nous invite à agir selon la nature, à accepter ce qui ne dépend pas de nous ou encore à faire œuvre de bienfaisance envers l’humanité.

C’est dans le stoïcisme que l’exercice de la physique prend toute sa valeur. Plus que tout autre en effet, le stoïcien a conscience d’être à chaque instant en contact avec l’univers entier. C’est que, dans chaque événement présent, l’univers entier est impliqué […] Le consentement au destin et à l’Univers renouvelé à l’occasion de chaque événement, est donc la physique pratiquée et vécue. (p.320-321)

Mais on pourrait en dire autant de la physique des autres systèmes. Et l’auteur démontre ainsi que dans chaque partie physique, logique ou métaphysique, de chaque école, les raisonnements sont toujours menés en vue de la pratique ou selon la pratique qui y est lié.

L’ÉVOLUTION DE L’ENSEIGNEMENT PHILOSOPHIQUE : DE L’ANTIQUITÉ À NOS JOURS 

Après avoir brossé les caractéristiques de chaque mode de vie philosophique, Pierre Hadot étudie leur développement historique. Toutes n’ont pas survécu à l’époque impériale. Et celles qui demeurent ont drastiquement changé leurs formes d’enseignement.  

  • L’ère du commentaire : la pratique au second plan

Tout d’abord, à partir du Ier siècle avant J.-C., les écoles philosophiques connaissent une expansion au sein de l’Empire romain, notamment en Asie, à Alexandrie ou à Rome. Athènes n’est plus l’épicentre de la discipline. Ensuite, à partir du IIIe et IVe siècle après J.-C., le stoïcisme, l’épicurisme et le scepticisme vont presque totalement disparaître pour laisser la place au néoplatonisme, qui est une sorte de fusion de l’aristotélisme et du platonisme.

Ces changements vont de pairs avec une importante réforme de l’enseignement philosophique. Dorénavant, les philosophes sont, pour la plupart, des fonctionnaires rétribués par les cités et leur travail est considéré comme une participation à un service public. « Ce mouvement trouve son apogée et sa consécration lorsque l’empereur Marc Aurèle fonde en 176 ap. J.-C. quatre chaires impériales, rétribuées par le Trésor impérial, où seront enseignées les quatre doctrines traditionnelles : platonisme, aristotélisme, épicurisme, stoïcisme » (p.229). Des professeurs de philosophie privés continuent tout de même d’exister et ouvrent des écoles, mais ils restent minoritaires.

Ce phénomène de dispersion des écoles philosophiques produit un nouveau rapport entre les disciples et les maîtres, qui deviennent en partie des élèves et des professeurs. Cette « démocratisation » (p.230) de la philosophie, comme le dit Pierre Hadot, comporte ses avantages et ses inconvénients. Ainsi, même s’il n’y a plus besoin de voyager longuement pour s’initier à la philosophie, les écoles demeurent en rupture avec les grands ancêtres : « leurs bibliothèques ne contiennent plus les textes des leçons et des discussions des différents chefs d’école qui n’étaient communiqués qu’aux adeptes, et il n’y a plus de chaîne ininterrompue des chefs d’école » (p.230).

Par ailleurs, l’exercice du commentaire, qui existait déjà à l’antiquité, devient prépondérant. D’une part, parce qu’on considère à présent que la vérité est à chercher dans la pensée des anciens et non en soi-même ; d’autre part, parce que les références mobilisées par les textes fondateurs nécessitent des explications pour les apprentis philosophes de l’époque impériale, qui vivent avec des référentiels sociétaux et culturels bien différents. Cette focalisation sur l’écrit fait que l’on se soucie beaucoup moins de former les élèves à la transformation philosophique du moi, comme c’était le cas auparavant.

Dans cette atmosphère scolaire et professorale, on aura souvent tendance à se satisfaire d’une connaissance des dogmes des quatre grandes écoles, sans se soucier d’acquérir une véritable formation personnelle. Les apprentis philosophes auront souvent tendance à s’intéresser plus au perfectionnement de leur culture générale qu’au choix de vie existentiel que suppose la philosophie.  (p.231)

Le commentaire de texte devient donc l’exercice par excellence de l’éducation philosophique. Par exemple, les élèves d’Épictète commentent Chrysippe et ceux de Plotin discutent les textes d’Aristote et de Platon et même les commentaires de ces textes. L’auteur résume très bien le changement de paradigme qui s’opère : au lieu de se demander si le monde est éternel, on se demande si on peut admettre que Platon considère le monde comme éternel lorsque dans le Timée il admet un Artisan du monde (p.234).

  • Un choix de vie plus modeste, mais qui existe bel et bien

Reste-t-il tout de même un choix de vie à faire dans cette éducation philosophique réformée, comme c’était le cas auparavant ? Eh bien, tout d’abord, il y avait encore le choix entre les différentes écoles. Ensuite, le commentaire témoigne d’un autre choix de vie. Il s’agit d’un exercice très technique et très allégorique à l’époque impériale, qui permet d’apprendre un mode de vie et de le pratiquer. Pierre Hadot rapproche l’exercice du commentaire de celui du dialogue. C’est un exercice formateur, « dans la mesure où il est un exercice de la raison, une invitation à la modestie, un élément de la vie contemplative » (p.237), et qu’il fait aussi appel à des « qualités morales de modestie et d’amour de la vérité » (p.239). Surtout, les textes eux-mêmes invitent à la transformation selon un itinéraire bien précis, qui va des réalités les plus concrètes à celles plus abstraites, de l’éthique à la métaphysique en passant par la physique. Les connaissances sont incorporées dans un ordre précis pour transformer le moi de façon progressive. 

Par exemple :

Pour ce qui est de Platon, on commençait par les dialogues moraux, surtout par l’Alcibiade, qui traite de la connaissance de soi, et le Phédon, qui invite à se détacher du corps, on continuait par les dialogues physiques, comme le Timée, pour apprendre à dépasser le monde sensible, et l’on s’élevait enfin aux dialogues théologiques, comme le Parménide  ou le Philèbe, pour découvrir l’Un et le Bien.  (p.238).

Le professeur de philosophie reste aussi un maître dans le sens où il « ne se contente pas seulement d’enseigner, mais joue aussi, parfois, le rôle d’un véritable directeur de conscience, qui prend souci des problèmes spirituels de ses élèves » (p.241). Il lui arrive même de partager des repas en commun avec son groupe de disciples. L’éducation philosophique est donc changée, moins intense au niveau de la pratique, mais elle continue d’inclure certaines formes d’exercices spirituels.

  • Le contre-exemple du néoplatonisme : une philosophie de vie qui engage l’existence

Parmi les nouveaux maîtres de philosophie, certains professent tout de même une véritable discipline de vie sur le modèle antique. C’est le cas de Plotin et de son disciple Porphyre, qui tiennent une école néoplatonicienne souhaitant renouer avec la tradition pythagoricienne, c’est-à-dire avec une philosophie dont la Vérité ne se dévoile qu’en accédant à des niveaux de conscience (ou de perception) supérieurs. Comme dans le platonisme, cet enseignement s’adresse à une élite, uniquement aux hommes qui s’interrogent sur le sens de leur existence et qui se sont fixés des principes de vie différents de ceux qui régissent d’autres genres de vie.

Si Plotin et Porphyre sont considérés comme néoplatoniciens, c’est parce qu’ils proposent une fusion du platonisme et de l’aristotélisme. Prenant différents éléments de chaque doctrine, ils invitent à vivre selon l’esprit, c’est-à-dire selon la plus haute partie de soi qui est l’Intellect, et excluent toute finalité politique à cela. Dans cette école, le mode de vie propre au philosophe est le suivant : « se détacher de la sensation, de l’imagination, des passions, ne donner au corps que le strict nécessaire, se retirer de l’agitation de la foule » (p.246), pour mener une vie contemplative et ascétique. Cette vie ascétique est bonne en soi et pour soi ; elle empêche la partie inférieure de l’âme de détourner vers elle l’attention qui doit être orientée vers l’esprit. Cette attention à soi-même se retrouve d’ailleurs chez les stoïciens.  

La finalité est l’union avec le Dieu suprême. Pour y accéder, il faut suivre un cheminement spirituel bien précis qui commence par la prise de conscience par l’âme raisonnable du fait qu’elle ne se confond pas avec l’âme irrationnelle qui, elle, s’occupe d’animer le corps et s’y soumet en même temps. Il faut ensuite découvrir l’échelon supérieur du moi, qui est l’Intellect, ou, pour le dire en termes aristotéliciens, « une connaissance de soi parfaitement adéquate et transparente » (p.255), l’intériorité pure de la pensée à elle-même, le sentiment d’absolu qui est en nous. Cette expérience mystique, Plotin ne l’a vécu que quatre fois en six ans selon Porphyre qui, lui-même, ne l’a vécu qu’une seule fois au cours de son existence. Son intensité est telle qu’elle donne néanmoins sens au mode de vie défendu par l’école.

Dans ce système, le moi, qui s’identifie au moi irrationnel, doit devenir un moi raisonnable, puis, finalement, le moi de l’Intellect, qui contient en lui toutes les Formes et les Idées. Mais il y a encore un échelon supérieur pour le moi. Au-dessus de l’Intellect, il y a une unité absolue et première, qui est cause de tout. C’est l’Un ou le Bien : « Mais le discours philosophique parvient ainsi à sa limite, car il ne peut exprimer ce qu’est l’Unité absolue, puisque parler, c’est rattacher des compléments ou des attributs à des sujets par l’intermédiaire de verbes ; or l’Un ne peut avoir de compléments ou d’attributs, étant absolument un. » (p.256) L’expérience de l’Un est un nouvel état du moi où celui-ci se perd et se retrouve, où le sujet fusionne avec la totalité et en même temps saisit l’intensité de son existence en tant que moi.

Ce qui nous mène à cette expérience mystique, ce ne sont pas les discours, l’enseignement ou l’instruction mais la vertu, la purification de l’âme, l’effort pour vivre la vie de l’Esprit. « Ici le discours philosophique ne sert plus qu’à montrer sans l’exprimer ce qui le dépasse, c’est-à-dire une expérience dans laquelle tout discours s’anéantit et dans laquelle aussi il n’y a plus de conscience du soi individuel, mais seulement un sentiment de joie et de présence »(p.249), explique avec finesse Pierre Hadot.

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En d’autres termes, et comme le dit Plotin lui-même, « quand on dit ‘’Dieu’’ sans pratiquer réellement la vertu, ‘’Dieu’’ n’est qu’un mot » (p.259).

Mais, à cette époque impériale, en même temps que se développe le christianisme, le néoplatonisme plotinien connait une évolution que Pierre Hadot considère énigmatique. Il intègre une théurgie. La théurgie renvoie à un ensemble de « rites capables de purifier l’âme et son « véhicule immédiat », le corps astral, afin de lui permettre de contempler les dieux » (p.262).  Les néoplatoniciens postérieurs à Plotin soutiennent que la vertu n’est pas suffisante à l’expérience de l’Intellect et de l’Un et qu’il faut y ajouter la théurgie. C’est la principale différence entre le néoplatonisme plotinien et le néoplatonisme postplotinien.  Cette théurgie dont il est question comporte des ablutions, des sacrifices, des invocations utilisant des mots rituels souvent incompréhensibles et se veut fidèle aux auteurs des Oracles chaldaïques.

L’expérience de l’Un chez Plotin ou ses successeurs relève en fait de l’indicible au même titre que l’expérience du plaisir pur d’Épicure ou de la cohérence avec soi-même et la Nature du stoïcisme. Ce qui signifie que le discours, s’il est un exercice spirituel, n’a plus d’efficacité, au-delà d’un certain seuil, dans la transformation de soi.

  • Le christianisme : une philosophie de vie comme les autres ?

Finalement, après avoir étudié l’évolution de l’enseignement philosophique sous l’époque impériale, tout en nuançant son propos via l’exemple du néoplatonisme de Porphyre et la théurgie de ses successeurs, Pierre Hadot met en parallèle de façon plus concrète l’influence du christianisme sur les philosophies de vie héritées de l’Antiquité, et réciproquement. 

Tout d’abord, le christianisme s’inscrit dans l’univers de pensée du judaïsme, qui n’est pas sans lien avec la philosophie grecque. En effet, on sait par exemple que Philon d’Alexandrie était un philosophe juif contemporain de l’ère chrétienne. Dans cette tradition, le Logos, qui est l’intermédiaire entre Dieu et le Monde, joue un rôle crucial. C’est d’ailleurs l’ambiguïté du mot, qui signifie aussi bien « parole » que « discours » et « raison » qui permet l’émergence d’une philosophie chrétienne selon Pierre Hadot. Dans le stoïcisme en particulier, le Logos est conçu comme « une force rationnelle, […] immanente au monde, à la nature humaine et à chaque individu » (p.356) ; une conception que L’Évangile de Jean reprendra dans son prologue, identifiant Jésus au Logos éternel. L’Evangile de Jean sera d’ailleurs considéré par le néoplatonicien Amélius comme un texte philosophique.

Par ailleurs, de nombreux autres auteurs établiront des rapprochements plus ou moins évidents entre les textes grecs et les textes chrétiens, participant à confondre le vocabulaire de la philosophie et de la religion. Dès le IIe siècle ap. J-C., les écrivains chrétiens (les apologistes) vont par exemple diffuser le christianisme en suivant la sensibilité gréco-romaine. Pour eux, le Logos de leur religion est bien le même que celui des Grecs, à la différence qu’il est d’un niveau supérieur, puisqu’il émane directement de Dieu. Auparavant, seules des parcelles du Logos ont pu être découvertes. Au IIIe siècle par exemple, Clément d’Alexandrie considère le christianisme comme la révélation complète du Logos, qui « nous enseigne à nous conduire de façon à ressembler à Dieu et à accepter le plan divin comme principe directeur de toute notre éducation » (p.358). Progressivement, le christianisme devient une philosophie de vie, au même titre que le platonisme ou le stoïcisme.

Finalement, le christianisme devient aussi un discours. Et aux Ier et IIe siècles, ce discours peut prendre la forme du commentaire : les exégètes chrétiens commentent l’Ancien et le Nouveau Testament. Il y a, comme chez Platon, des livres à lire dans un ordre précis pour la transformation intérieure.

De même que les platoniciens proposaient un cursus de lecture des dialogues de Platon correspondant aux étapes du progrès spirituel, des chrétiens comme Origène, feront lire dans l’ordre à leurs disciples le livre biblique des Proverbes, puis l’Ecclésiaste, puis le Cantique des Cantiques, qui correspondent respectivement selon Origène à l’éthique, qui donne une purification préalable, à la physique, qui apprend à dépasser les choses sensibles, et à l’époptique ou théologie, qui conduit à l’union à Dieu. (p.358)

Certains commentateurs font d’ailleurs de Socrate ou Héraclite des précurseurs de la vie chrétienne ; eux qui auraient mené leur existence en suivant un logos morcelé annonciateur du logos christique. Cette assimilation du christianisme à une philosophie conduit à un ensemble de pratiques, d’exercices spirituels. Si certains exercices sont proprement chrétiens, d’autres sont clairement inspirés des traditions païennes. L’attention à soi-même des stoïciens et des néoplatoniciens est par exemple une pratique fondamentale de la vie chrétienne ; attention qui est poussée au plus haut point dans la vie monastique, comme l’explique Pierre Hadot :

Faire attention à soi-même, c’est éveiller en nous les principes rationnels de notre pensée et d’action que Dieu a déposés dans notre âme, c’est veiller sur nous-mêmes, c’est-à-dire sur notre esprit et notre âme et non pas sur ce qui est nôtre, c’est-à-dire notre corps et nos biens, c’est veiller aussi sur la beauté de notre âme, en examinant notre conscience et en nous connaissant nous-mêmes. (p.365)

Pour être toujours conscient des mouvements de son âme, les chrétiens utilisent des apophtegmes, des courtes phrases qui permettent, comme chez les épicuriens et les stoïciens, de diriger son intention vers le Bien. Pour Dorothée de Gaza, cela permet de n’avoir plus de volonté propre et de désirer que les choses arrivent telles qu’elles sont, ce qui fait écho à la huitième sentence du Manuel d’Epictète : « veuille que ce qui arrive arrive comme il arrive, et tu seras heureux » (p. 372).

Il y a, de façon générale, beaucoup de points communs entre les exercices de la vie monastique chrétienne et ceux des philosophes antiques. Ce qui change, c’est surtout le sens qu’on donne à ces pratiques : les chrétiens disent agir selon la volonté du Christ tandis que les philosophes antiques selon la volonté du Logos, ou encore, les premiers voient le Christ en chacun de nous, les seconds le pneuma (du moins chez les stoïciens). Et ainsi de suite.  Une autre différence, et non des moindres, réside tout de même dans le fait que le sage ne se soustrait pas de la vie sociale de la cité, comme c’est le cas avec les moines.

L’appropriation par le christianisme de la culture philosophique culmine avec les Pères de l’Église, qui, au IIIe siècle ap. JC, utilisent le discours philosophique néoplatonicien et s’inspirent notamment du mysticisme plotinien. Dans la Trinité, le Père revêt ainsi de nombreux traits du Dieu néoplatonicien et le Fils est conçu sur le modèle du second Dieu de Numénius équivalant à l’Intellect plotinien. C’est seulement l’évolution des controverses théologiques qui conduira à la représentation d’une Trinité consubstantielle.

  • La philosophie antique réduite à un outil conceptuel au service de la théologie chrétienne

En s’appropriant ainsi le vocabulaire, les concepts et la pratique des philosophies antiques, le christianisme est aussi en grande partie responsable de l’émergence d’une philosophie discursive dénuée de toute pratique, telle que nous la connaissons aujourd’hui.

En effet, en devenant non pas un mode de vie philosophique, mais le mode de vie philosophique du Moyen Age, le christianisme n’a retenu des textes de l’antiquité que leurs aspects purement théoriques, sans se soucier du fait qu’ils étaient étroitement associés à un mode de vie. Ces derniers deviennent des références abstraites, souvent mobilisées au service de la théologie chrétienne. Lors de la découverte des œuvres d’Aristote et de ses commentateurs grecs et arabes, au XIIIe siècle, par exemple, « les théologiens utiliseront la dialectique d’Aristote, mais aussi sa théorie de la connaissance et sa physique qui oppose forme et matière, pour répondre aux problèmes que posaient à la raison les dogmes chrétiens » (p.386). Le métier de professeur de philosophie consiste alors à commenter les œuvres et à les interpréter. C’est la tradition scolastique qui nous a survécu. 

Lorsque la philosophie conquerra de nouveau son autonomie, au XVIIe siècle et surtout au XVIIIe siècle, elle ne retrouvera pas complètement cette symbiose entre le discours et la pratique. Les philosophes ne seront que des « artistes de la raison », pour reprendre l’expression de Kant. De nos jours, la tendance n’a guère changé. Elle s’est même renforcée avec les nécessités de l’institution universitaire : « il faut bien reconnaître qu’il y a une opposition radicale entre l’école philosophique antique, qui s’adresse à chaque individu pour le transformer dans la totalité de sa personnalité, et l’université, qui a pour mission de décerner des diplômes, correspondant à un certain niveau de savoir objectivable » (p.390).

  • La philosophie comme mode de vie : une réactualisation toujours possible

Malgré tout, en-dehors des évolutions tendancielles de la société, Pierre Hadot reconnaît que l’on trouve à travers l’histoire de la philosophie certains mouvements et certains individus qui tentent de la faire survivre dans sa conception antique. Boèce de Dacie par exemple, au XIII et XIVe siècle, en commentant Aristote, considère que la fin de l’homme est de vivre selon l’Intellect. Au XIVe siècle encore, Pétrarque refuse d’appeler philosophes ceux qui n’exercent pas ce qu’ils professent : « il est plus important de vouloir le bien que de connaître la vérité », déclare-t-il (p.394). À la Renaissance, épicurisme, stoïcisme, platonisme et scepticisme connaissent un renouveau. Si l’on en juge ses écrits, Montaigne a par exemple vécu en stoïcien, puis en sceptique, pour finir sa vie en épicurien. Au siècle des Lumières, Kant défend un usage pratique de la raison spéculative, il préfère répondre à la question du « que faut-il faire ? » plutôt qu’à celle du « que puis-je savoir ? ».

Pierre Hadot rejoint d’ailleurs Kant sur ce point. Il estime que notre discours est influencé par notre pratique et que, c’est seulement après ce mouvement initial, que la pratique peut être influencée par le discours, dans un enchaînement d’influences réciproques. La volonté et l’intelligence dialoguent pour répondre à la question du « comment vivre ? ». Pour lui, « il y a un primat de la raison pratique sur la raison théorique : la réflexion philosophique est motivée et dirigée par ‘’ce qui intéresse la raison’’, comme le disait Kant, c’est-à-dire par le choix d’un mode de vie » (p. 410). Cette constatation implique une importante remarque méthodologique dans l’analyse des œuvres de l’Antiquité :

Pour comprendre les œuvres philosophiques de l’Antiquité, il faudra tenir compte des conditions particulières de la vie philosophique à cette époque, y déceler l’intention profonde du philosophe, qui est, non pas de développer un discours qui aurait sa fin en lui-même, mais d’agir sur les âmes. En fait, toute assertion devra être comprise dans la perspective de l’effet qu’elle vise à produire dans l’âme de l’auditeur ou du lecteur. (p.412)

Autrement dit, les contradictions que l’on peut percevoir dans certains textes de l’Antiquité n’en sont pas. Elles témoigneraient simplement du fait que l’écrit s’adapte aux capacités spirituelles des destinataires et que les arguments présentés ne sauraient être les mêmes, ni dans leur forme, ni dans leur fond, d’un disciple à l’autre. Le résultat, en revanche, celui de développer un habitus, un savoir-faire, un savoir-vivre vertueux et une capacité nouvelle de juger, critiquer, transformer est commun à tous les disciples.

AVIS GÉNÉRAL SUR L’OEUVRE

La philosophie antique est donc un exercice préparatoire à la sagesse, un choix de vie dans lequel le discours que l’on tient et les actions que l’on mène sont à penser dans une forme de symbiose. Toutes les écoles de philosophie de l’antiquité conduisent à un engagement existentiel qui vise la transformation du moi, vers le Bien et/ou la tranquillité d’esprit.

Si la philosophie n’est aujourd’hui que discours, et a perdu de sa mystique comme de sa pratique, c’est en partie à cause de l’essor du christianisme, qui est devenu le mode de vie principal à partir du Moyen Age. À son autonomie retrouvée au XVIe siècle, la philosophie ne s’est alors jamais recentrée sur son essence existentielle, à quelques exceptions près.

  • La philosophie antique réactualisée au XXIe siècle ?

Dans sa conclusion, Pierre Hadot estime que « maintenant, il n’y a plus d’écoles, il n’y a plus de dogmes. Le « philosophe » est seul » (p.416) ; le philosophe réactive seul la conception antique de la philosophie. Je pense ici que son constat est inexact. Tout d’abord, parce qu’il existait, déjà à l’époque de publication du livre, certains mouvements qui œuvraient (aujourd’hui encore) en faveur d’une philosophie appliquée. L’association la Nouvelle Acropole par exemple, au-delà des dérives dont elle est parfois accusée*, se place en parfaite héritière de la philosophie antique, mêlant le discours à la pratique philosophique. Sans vouloir discuter ici de la validité de ses arguments, de son idéologie présumée ou de ses actions, elle est formellement une école de philosophie, au sens antique du terme. Et Pierre Hadot aurait pu en avoir connaissance puisqu’elle a été fondée en 1957 en Argentine par le philosophe Jorge Angel Livraga Rizzi. Il aurait été très intéressant d’avoir l’avis de l’auteur sur cela.

Et puis, il y a aujourd’hui, évidemment, un renouveau du stoïcisme. Si le mouvement est virtuellement important, il est toutefois vrai que la réunion physique des disciples autour d’un maître est assez rare ; or, c’est un critère important que retient l’auteur pour qualifier un mouvement d’école. On pourrait toutefois imaginer dans un futur plus ou moins lointain, le retour d’une école de philosophie stoïcienne sur le modèle de l’antiquité.

  • La lecture de cet ouvrage, un exercice spirituel

Pour terminer, la lecture de cet ouvrage est en lui-même, selon moi, un réel exercice spirituel. De la même façon que Socrate entraîne une révolution intérieure chez ses interlocuteurs en critiquant les prénotions qui animent leurs vies, Pierre Hadot explique que le philosophe n’est pas celui qui ne fait que penser, mais celui qui pense et qui agit, qui pense en adéquation avec ses actions et qui agit en adéquation avec sa pensée. C’est un constat iconoclaste d’une grande puissance. Il n’y a aujourd’hui, finalement, presque aucun philosophe au sens antique du terme dans les facultés de philosophie. Et cette simple analyse devrait conduire n’importe quel lecteur quelque peu intéressé par la philosophie à s’interroger : est-ce l’exercice de la raison théorique qui m’intéresse ou bien les implications pratiques et théoriques de ma pensée et de ma conduite ? Si l’on penche pour la deuxième option, alors cet ouvrage est une parfaite lecture préliminaire au véritable engagement philosophique.

Le second mérite de cet ouvrage est qu’il souligne, qu’au-delà de l’aspect très concret des exercices, la philosophie était proche de la mystique à ses débuts. Pourtant, et curieusement, les commentateurs semblent n’avoir retenu que la notion d’ « exercices spirituels ». Certes, c’est une notion centrale, mais Pierre Hadot rappelle assez régulièrement que la raison d’être de ces exercices spirituels, c’est qu’ils sont censés conduire à une transformation intérieure du moi qui relève, dans presque toutes les écoles, de la mystique (même si l’auteur n’utilise jamais ce terme, ni celui d’ésotérique ; sans s’en expliquer). Il ne s’agit pas alors seulement de mettre en pratique la philosophie, de savoir agir, mais aussi d’agir sur soi pour accéder à un savoir supérieur. 

Fort de tous ces constats, dans les dernières pages de son analyse, Pierre Hadot émet une proposition intéressante : il invite à redéfinir le philosophe. Selon lui, il est important que le terme n’inclue plus seulement ceux qui développent un discours philosophique mais aussi ceux qui mènent une vie philosophique : « ne faudrait-il pas réviser l’usage habituel du mot ‘’philosophe’’, que l’on n’applique d’habitude qu’au théoricien, pour l’accorder aussi à celui qui pratique la philosophie, de même que le chrétien peut pratiquer le christianisme sans être théoricien et théologien ? » (p.414). Cette révision du mot est, je crois, en application dans le stoïcisme contemporain.

* La page Wikipédia de La Nouvelle Acropole présente sommairement les accusations liées à cette association ; accusations que les études sociologiques nuancent énormément et qui m’apparaissent également, du fait de mon expérience passée dans la structure en tant que membre, hyperboliques. Aussi, je pense que si une école de philosophie de l’antiquité ouvrait dans sa version modernisée au XXIe siècle, elle serait également très rapidement soupçonnée d’être sectaire. Un Portique moderne où de vieux barbus expliquent en lieu public que la finalité de l’existence est de vivre en harmonie avec la nature sans aucune émotion passionnelle ; cela n’inquiéterait-il pas les associations antisectes ? L’exercice de pensée mérite réflexion.


Informations pratiques :
Qu’est-ce que la philosophie antique ? 
Auteur : Pierre Hadot
Première date de publication : 1995
Éditions utilisées pour le compte-rendu : Gallimard, collection Folio/essais, 2018
Nombre de pages :  464
ISBN : 9-782070-327607
Acheter en ligne : https://amzn.to/39O3AoX


Pour aller plus loin :

Vous trouverez un autre compte rendu de cet ouvrage à l’adresse suivante, qui suit davantage le plan du livre : https://bit.ly/331Vh5H

Pour un avis nuancé et pertinent sur la Nouvelle Acropole, je vous invite à lire ce billet de blog (en anglais). Je me retrouve en très grande partie dans les raisons qui ont poussées l’auteur à quitter l’association : https://bit.ly/30LSJr9

Un commentaire sur “Qu’est-ce que la philosophie antique ? (Pierre Hadot)

  1. Bonjour,
    Science, Religion et Philosophie sont des mots qui prétendent tous les trois avoir la même signification ; tous trois veulent être l’expression de la vérité.
    Cependant une grande différence existe entre eux.
    La science affirme ; la Religion impose ; la philosophie cherche.
    Or, comme il n’y a qu’une vérité et qu’elle ne peut être que dans la science, qui affirme, pourquoi la chercher dans la philosophie ? Pourquoi les religions de l’antiquité qui imposaient ce que la science affirmait n’ont-elles pas suffi aux hommes ? Pourquoi ont-ils institué cette nouvelle méthode de recherche : la philosophie.
    Il faudrait, pour répondre à cette question, faire toute l’histoire de l’esprit humain, montrer comment l’homme, doué dans son enfance phylogénique d’un esprit droit et d’une raison juste qui lui permettaient de comprendre les lois de la Nature perdit peu à peu ces facultés primitives ; il faudrait montrer, comment en s’enfonçant dans son évolution sexuelle, son esprit se troubla, comment il cessa, insensiblement, de comprendre le monde qui l’entourait, comment il perdit la science.
    Pendant que cette évolution décroissante de ses facultés s’accomplissait, son esprit inquiet de cette dégénérescence (dont il a une vague conscience dans sa vie actuelle, quoiqu’il la nie) cherchait à retrouver les connaissances primitives de ses aïeux. Cette science perdue existait en germe dans son esprit, c’était un lot de l’héritage ancestral, mais elle y était voilée. Il travailla à lui rendre une forme, un corps, à la formuler.
    Semblable à celui qui s’éveille après un rêve qui l’a vivement impressionné et qui fait des efforts de mémoire pour en ressaisir le fil qui lui échappe, ainsi, l’homme chercha à retrouver les vérités premières, mais sa raison perdait de jour en jour sa droiture primitive, et, comme c’est en elle, seulement, qu’il cherchait la cause des choses, il s’enfonçait de plus en plus dans les profondeurs d’une obscurité qui devait, pendant tant de siècles, tenir la place de la science.
    La philosophie n’a jamais été que l’expression de cette défaillance de l’esprit de l’homme, elle répond à un besoin qui s’est imposé en l’absence de la science, mais qui disparaît en face de la certitude, en face des faits démontrés.
    La philosophie a une autre faiblesse. C’est d’être exclusivement spéculative. Elle n’aspire à connaitre la vérité que pour le bonheur de la posséder, elle ne la traduit pas, dans le domaine des faits, en lois religieuses ou sociales pour guider l’humanité dans les nations. Or, la mission de la science est, au contraire, de rechercher la vérité pour l’appliquer à la vie matérielle et morale de l’homme, pour en tirer des règles de conduite. Elle est aussi active que la philosophie est passive.
    Examinons les formes principales que l’esprit inquiet des hommes a données à la spéculation philosophique depuis le jour où il a perdu la connaissance positive de la vérité.
    Examinons, d’abord, la valeur de la doctrine rationaliste, puisque tous les systèmes philosophiques reposent, directement ou indirectement, sur la raison de l’homme.
    Ensuite, nous envisagerons la valeurs d’un point de vue du panthéisme, de celui du spiritualisme, et nous finirons avec la doctrine matérialiste.
    Lien : https://livresdefemmeslivresdeverites.blogspot.com/2017/07/dieu.html
    Cordialement.

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