
Avant-propos : dans le Stoïcisme, la rhétorique, science du bien dire, est une partie de la logique (l’autre étant la dialectique – science de la conversation). Le compte rendu suivant permet de contextualiser cette discipline. Il ne concerne qu’indirectement l’école stoïcienne.
À quel point les discours sont-ils le produit socio-politique de leur époque ? Comment la rhétorique – cette science du bien dire – a-t-elle évolué au cours de l’Antiquité à travers les théories des philosophes, des sophistes et des orateurs ? Quelles sont les techniques et concepts que les Anciens ont mis au point pour faire de la parole un art de la persuasion ? C’est à ces questions que Laurent Pernot essaye de répondre dans son étude la Rhétorique dans l’Antiquité.
Même si le titre ne le dit pas explicitement, l’auteur s’intéresse avant tout à l’histoire de la rhétorique dans l’Antiquité plutôt qu’à la rhétorique en tant que telle. Ainsi, le propos de Laurent Pernot suit un plan chronologique allant du monde homérique de l’époque archaïque au VIIIe siècle avant J.-C. jusqu’à l’Empire romain au IIIe siècle après J.-C, et utilise la rhétorique comme « un angle d’approche nouveau pour mieux comprendre l’Antiquité » (p.12), notamment son univers mental.
L’étude se concentre donc sur la rhêtorikê, qui signifie « art de la parole », ou « science du bien dire » selon la définition large de Quintilien. Plus spécifiquement, la rhétorique « consiste à amener autrui, sans contrainte apparente, à penser quelque chose qu’il ne pensait pas, ou pas encore, auparavant » (p.7). Elle regroupe toutes les formes de discours : traités, manuels, discussions abstraites, compositions oratoires, harangues, plaidoyers, oraisons funèbres, etc.
Après un premier chapitre sur l’importance donnée à l’art de bien parler dans l’Iliade et l’Odyssée, – soit dans le récit lui-même, soit dans la bouche des personnages –, Laurent Pernot analyse le passage du monde homérique au monde classique. Là, il souligne que l’avènement de la cité aux alentours du VIIIe siècle avant J.-C. situe la parole dans un cadre politique et sociétal nouveau. Elle s’épanouit alors de façon de plus en plus consciente au sein des assemblées, des conseils, des collèges de magistrats, des rites sociaux, etc. ; elle devient, pour les citoyens, un outil démocratique.
L’époque classique
À l’époque classique, dans la seconde moitié du Ve siècle avant J.-C., certains individus se spécialisent dans l’art du bien dire. Ils sont originaires de différentes parties du monde grec, voyagent, enseignent, donnent des conférences, publient des ouvrages sans pour autant former une école ou un mouvement organisé. Ce sont les sophistes. Parmi eux : Protagoras, Gorgias, Prodicos, Hippias et bien d’autres.
La plupart sont relativistes : ils questionnent l’existence de valeurs immuables et de réalités intelligibles, ce qui leur permet de faire du langage un outil au service de leur vérité. Protagoras soutient par exemple que « l’homme est la mesure de toutes choses » ou encore que « touchant les dieux, je ne suis en mesure de savoir ni s’ils existent, ni s’ils n’existent pas ». Ces convictions seront ébranlées par Socrate mais il n’en demeure pas moins que les sophistes s’adaptent parfaitement à la situation de l’époque. Leur parole malléable trouve par exemple toute sa place dans le discours judiciaire d’un tribunal, qui est « une scène rhétorique archétypale, dans laquelle les discours s’opposent et la justice et la vérité ne sont pas préexistantes, mais prononcées après-coup, au terme des débats qui les ont fait apparaître » (p.29). Il en va de même dans la délibération politique, où c’est l’impression produite par le discours qui fait pencher la balance d’un côté ou d’un autre.
Laurent Pernot précise que les sophistes proposent davantage une force de progrès et de liberté plutôt qu’un art de cynisme et de manipulation. Ces orateurs étudient en profondeur l’art du discours. Certains se spécialisent sur les genres des noms, d’autres sur la distinction des synonymes, d’autres encore sur les lettres, les syllabes et les rythmes. Leur enseignement vise à former des citoyens, à leur donner un espace de liberté plus grand dans la parole, à les armer pour le monde politique, judiciaire et sociétal. Ils font du parler un sujet de réflexion et d’art. Ils forment des théories sur la persuasion et les fondements philosophiques du discours. La situation est telle que la sophistique se lie à la rhétorique alors que la rhétorique n’est qu’une partie de la sophistique et que tous les bons orateurs ne sont pas sophistes (certains ne sont pas relativistes ou ne gagnent pas leur vie avec la parole).
Le moment athénien
La ville qui exprime le plus ces évolutions est bien entendu Athènes, ville phare de la civilisation grecque. L’activité rhétorique, qu’elle soit judiciaire, politique ou rituelle, y était quotidienne. On y distinguait les débats, les plaidoiries, les oraisons funèbres, les allocutions d’ambassadeurs, les discours panégyriques, les discours prononcés sur le champ de bataille… Et bien d’autres encore.
L’un des personnages importants de la période est Isocrate (436-338), élève des sophistes Prodicos et Gorgias : « il consacra sa vie à la rhétorique, en se singularisant par le fait qu’il ne prononçait pas ses discours : manquant de voix et de l’assurance nécessaires pour parler devant la foule, il ne se produisait pas en public, et donc s’abstenait de toute participation physique au débat politique, se contentant de lire ses œuvres dans des cénacles et de les publier par écrit » (p.47). Il ouvre son école de rhétorique et critique aussi bien les maîtres de philosophie que de rhétorique. Il définit ses méthodes personnelles et prend position sur les sujets politiques et helléniques.
Son école, à Athènes, est celle dont nous avons le plus d’informations. Le cycle d’études durait trois ou quatre ans et avait pour contenu, d’un côté, les ideai – terme qui désigne toutes les formes du discours, depuis le contenu jusqu’aux figures de style, en passant par les idées, les thèmes et les formes de raisonnement – et de l’autre, l’audition, la discussion et l’explication de discours composés par le maître : « Isocrate entendait dispenser une formation complète, à la fois intellectuelle et morale, au nom de la conviction qu’il n’est possible de bien parler qu’à condition de bien penser et d’être un homme de bien » (p.61).
Le second personnage important présenté par l’auteur est Démosthène. Lui est un orateur talentueux, engagé, qui fait de l’action la partie la plus importante de l’art oratoire. Par rapport à Isocrate, qui est un styliste, « orateur de cabinet, qui a pratique et théorisé un idéal de ‘loisir’ », Démosthène est « une bête de tribune » (p.53). Les deux néanmoins voient dans la rhétorique un moyen d’action politique.
D’autres auteurs ont participé à théoriser l’art du discours. La Rhétorique à Alexandre, probablement écrit par l’orateur et historien Anaximène de Lampsaque et publiée entre 340 et 300 avant J.-C., divise le discours rhétorique en sept espèces : exhortation, dissuasion, éloge, blâme, accusation, défense et examen. Son objectif est de fournir une méthode détaillée pour permettre aux orateurs de produire des discours riches, élégants et persuasifs dans tous les contextes.
La Rhétorique d’Aristote fait aussi partie des œuvres importantes de l’époque classique. Il démontre que la rhétorique a une utilité intellectuelle et pratique puisqu’elle permet de faire triompher la vérité et la justice dans le cadre des jugements. Il distingue les trois genres oratoires : délibératif (conseil et dissuasion), judiciaire (accusation et défense) et épidictique (blâme et éloge). L’un des grands apports du philosophe de Stagire est aussi de souligner qu’il faut connaître son auditoire pour persuader efficacement. La psychologie entre ainsi dans l’équation de l’art rhétorique.
Philosophie et rhétorique
Si les Athéniens ont théorisé et pratiqué la rhétorique, ils en ont aussi fait la critique. Platon, par exemple, est l’une des figures les plus sévères à ce sujet. Dans ses Dialogues, il s’inquiète d’un art qui peut tromper, duper, manipuler. Il participe à construire l’image du sophiste comme le double mauvais du philosophe : le premier prétend posséder un savoir, le second ne fait que le chercher. Par ailleurs, « en tant qu’adversaire de la démocratie, Platon ne peut que dénoncer l’art oratoire qui est un des ressorts de ce régime » (p.68). Aussi, à titre personnelle, Platon reste amer de la condamnation à mort de son maître Socrate par un jury populaire durant lequel le système judiciaire, fondé sur l’audition des plaidoiries, et donc la rhétorique, a montré ses limites.
Pour Platon, il y a deux rhétoriques : celle qui se met au service de la faiblesse intellectuelle et morale, qui nourrit un désir de pouvoir, de réussite matérielle et celle qui consiste à « améliorer les âmes des citoyens et s’efforcer de toujours dire le meilleur » (p.72) ; en somme, la vraie rhétorique se confond avec le discours du philosophe. C’est pour éviter les écueils de la rhétorique vulgaire que Platon encadre strictement cet art dans sa République idéale : il accepte les éloges aux Dieux mais refuse de conduire l’État à partir de harangues prononcées par des assemblées houleuses.

La critique des sophistes de Platon rejoint donc celle d’Isocrate, pour qui le bien dire ne va pas sans le bien vivre, et d’Aristote, qui souligne l’importance de la philosophie dans la rhétorique.
ÉPOQUE HELLÉNISTIQUE
Après avoir étudié le cas d’Athènes, Laurent Pernot s’intéresse de la période qui va de la mort d’Alexandre (323 avant J.-C.) à l’instauration du pouvoir d’Auguste (27 avant J.-C.), période qu’il qualifie de « globalisation hellénistique ». À cette époque, Rome conquiert le bassin méditerranéen, les États se rencontrent, s’affrontent et tout cela a une influence sur la rhétorique, qui s’étend alors dans le monde grec et romain.
L’une des évolutions les plus importantes est que l’art rhétorique se systématise. On synthétise les savoirs et certaines règles font consensus. Théophraste, qui succédera à Aristote à la tête du Lycée, dénombre les quatre qualités du style : correction, clarté, convenance, ornementation. Il défend un usage raisonnable et modéré des effets de forme : « dire petitement les petites choses et les grandes choses avec grandeur » (Démétrios, Du style, 120). Ces vertus du style sont complétées par une liste des genres de style. On en distingue trois, dont chacun peut être subdivisé : le style grand ou grave, le style moyen et le style simple et ténu. Les auteurs affinent plus ou moins ces catégories.
Denys d’Halicarnasse distingue, pour sa part, trois moyens du style, « c’est-à-dire des différents éléments dont la réunion constitue le style dans son ensemble et qui contribuent, chacun pour une part, à la qualité globale de celui-ci » (p.86) : le vocabulaire, l’agencement des mots dans la phrase, les tropes et figures de style ; les tropes concernant l’effet portant sur un mot isolé, les figures l’effet portant sur plusieurs mots mis ensemble. Les études grammaticales stoïciennes aideront également beaucoup la recherche en ce domaine.
Au niveau de l’argumentation, Hermagoras (IIe siècle avant J.-C.) a conçu un système pour analyser les causes judiciaires. Selon lui, pour chaque jugement, il faut tout ramener à une question rationnelle qui permet de déterminer l’état de cause (stasis). Il en distingue quatre : l’état de conjecture (stokhasmos) pour lever le doute ou pas sur les faits ; l’état de définition (horos) pour savoir comment définir le fait avéré du point de vue juridique ; l’état de qualité accidentelle (kata sumbebêkos) pour savoir comment qualifier et apprécier les circonstances de l’acte (la responsabilité, le résultat par exemple) ; l’état de transfert (metalêpsis) pour savoir si la cour est compétente pour juger de l’acte ou s’il faut transférer cela à une autre juridiction. On appelle cela le système hermagoréen des états de cause.

L’action et la mémoire occupent également une place importante dans les réflexions théoriques et la pratique de l’époque en question. La mnémotechnie aurait été inventée par le poète Simonide (VI-Ve siècle avant J.-C.) puis reprise et peaufinée par les sophistes et les Grecs de l’époque hellénistique. Ces derniers ont conceptualisé le fameux palais mental, qui consiste à se représenter des lieux dans lesquels on navigue mentalement pour se souvenir, par association d’images-symboles, du discours. On imaginera par exemple une flasque marquée d’un crâne humain dans le hall d’entrée pour se souvenir qu’il faut commencer son discours judiciaire par la mort par empoisonnement dont il est question, « chacune de ces images était rangée mentalement dans le lieu approprié à sa place dans le discours » (p.93). Cette technique était très efficace et certains orateurs parvenaient à se souvenir du texte au fur et à mesure qu’ils l’écrivaient.
Rhétorique et philosophie (bis)
Dans le même temps, le dialogue entre rhétorique et philosophie se prolonge. Certains philosophes, comme Mnésarque (stoïcien) et Charmadas (académicien) soutiennent que la rhétorique n’est pas un art et que pour être orateur, il est nécessaire et suffisant d’être pratiquant de philosophie ; d’autres, comme l’orateur Ménédème, défendent l’idée que la rhétorique est un art, une science spéciale et distincte de la philosophie. Chaque système philosophique a ses nuances : les péripatéticiens ont un usage souple et réaliste de la rhétorique, les stoïciens assument une vision plus rigoureuse où l’éloquence est une vertu et le Sage un orateur accompli.
Dans leur système [stoïcien], la rhétorique se fonde sur le vrai et non sur le probable. De pair avec la dialectique, elle est une partie de la « logique » (science du discours humain), l’une et la plus importante – la dialectique – étant la science du dialogue par questions et réponses, l’autre – la rhétorique – étant la science du discours continu. […] Ils prônaient et pratiquaient un style aigu, pointu, voire obscur ou épineux, comme a plusieurs fois remarqué Cicéron, qui ne le goûtait guère, et ils avaient ajouté la « briéveté » (suntomia) à la liste des quatre vertus du style.
(p.97)
Quoi qu’il en soit, la philosophie a recours à des formes rhétoriques : la consolation, l’exhortation ou la thèse par exemple. Cette dernière consiste à argumenter sur un problème donné, à des fins d’enseignement ou d’exercice et représente la forme rhétorique par excellence de la philosophie.
ROME, ROMANITÉ, ROMANISATION
Dans le monde romain, la rhétorique existe mais est différente : « le modèle archaïque romain est celui d’un orateur qui parle à bon escient et qui compte sur son statut – âge, noblesse, prestige – pour garantir la validité de ses paroles » (p.116). Le prestige vient de ce que l’on est plutôt de ce que l’on dit. En outre, la parole, à Rome, sert davantage à énoncer des règles plutôt qu’à débattre. Sous la royauté, le discours joue ainsi un rôle politique réduit ; sous le régime républicain, en revanche, la parole devant le Sénat et le peuple (les deux piliers de l’État) gagne en importance.
À travers la conquête du Bassin méditerranéen par Rome et les luttes sociales du IIe et Ie siècle avant J.-C., la rhétorique poursuit son évolution : de nouvelles formes d’éloquence apparaissent et de grands modèles rhétoriques s’affrontent : le ton accusatif contre le ton défensif par exemple. Des orateurs talentueux se démarquent lors de cette période : Menenius Agrippa, Appius Claudius Caecus, Caton l’Ancien ou encore les Gracques (Tiberius Claudius Gracchus et Caius Claudius Gracchus).
La conquête de la rhétorique grecque passe alors par la traduction et la transcription : on invente des mots équivalents en latin. Laurent Pernot donne une longue liste d’exemples, comme peithô (persuasion) qui devient suade ; skhêma (la figure de style) qui devient figura ou bien tekhnê (habileté) qui devient ars ; « il faut noter que souvent les mots latins, quoique présentant à l’origine un sens distinct du correspondant grec, ont repris les sens du mot grec auquel ils équivalaient, suivant le processus du calque sémantique » (p.140).
Le grand nom de l’époque hellénistique et romaine est Cicéron (106-43 avant J.-C.). Homme politique, orateur, théoricien, historien et philosophe de l’art oratoire, il a définit les trois tâches de celui qui veut convaincre : « prouver la vérité de ce qu’on affirme, se concilier la bienveillance des auditeurs, éveiller en eux toutes les émotions qui sont utiles à la cause » (II, 115, De l’orateur) ; idée pouvant se résumer par « instruire, plaire, émouvoir ». Ses travaux inspireront des siècles d’enseignement rhétoriques, jusqu’à aujourd’hui. Les contemporains de Cicéron furent Hortensius, rival et ami ; Pompée et César ; Caton le Jeune ; Calvus ; Brutus ou encore Caius Asinius Pollio.
L’empire
Sous l’Empire, le régime est stable, absolu et repose sous l’autorité du prince : « sous le nom de principat, le régime impérial était une monarchie » (p.170). Les historiens ont souvent parlé d’un déclin de la rhétorique à cette période mais Laurent Pernot juge qu’il est plus juste d’évoquer un redéploiement. Même si à l’époque Tacite, Pétrone, le Pseudo-Longin et d’autres estiment que la fin de la liberté politique et le déclin de la rhétorique vont de pair, d’autres penseurs font une analyse un peu plus nuancée.
La pratique
Denys d’Halicarnasse, par exemple, un Grec vivant à Rome à la fin du Ier siècle avant J.-C., fait l’éloge de sa propre période dans la préface de son traité Sur les orateurs antiques. Il s’avère effectivement qu’à cette époque, œuvres théoriques et discours marquants continuent d’existe, tout comme l’enseignement rhétorique, qui reste d’un haut niveau. Les exercices préparatoires à destination des futurs orateurs et notables sont par exemple encore nombreux. L’auteur en présente plus d’une quinzaine (p.195 à 197) :
- Lieu (topos) : développement dirigé contre un criminel, à la manière des péroraisons de discours d’accusation
- Thèse (thesis) : porte sur une question théorique (le monde est-il gouverné par la providence des dieux ?) ou pratique (doit-on se marier ?).
- Audition : écouter la récitation d’une œuvre et s’efforcer de mémoriser le texte, jusqu’à être capable de le reproduire par écrit
- Prosopopée (prôsopopoiia) : consiste à composer un discours, mis dans la bouche d’un personnage donné, en une circonstance donnée, l’important étant que les paroles soient appropriées au locuteur et au sujet
- …
Tout cela devait permettre de former les citoyens à la rédaction de rapports administratifs, de lettres, d’ouvrages historiques ou philosophiques, de mémoires, de poèmes, etc. Plus important encore, cette éducation était une préparation au genre de la déclamation, c’est-à-dire des discours complets. C’est la forme la plus utilisée sous l’Empire romain. Elle sert aux jugements, a un rôle d’entretien de l’ordre social et constitue parfois un véritable spectacle.
La théorie
À côté de la pratique, la théorie s’affine de plus en plus. Laurent Pernot se concentre sur deux auteurs, Quintilien et Hermogène. Quintilien a notamment écrit le « meilleur panorama existant de la rhétorique antique et le principal ouvrage qu’il convient de lire si l’on veut comprendre en profondeur cette discipline » (p.210) : l’Institution oratoire. Chacun des douze livres étudient un aspect de la rhétorique : les différents genres, les méthodes permettant de trouver les idées et de les ordonner, la mise en forme, la prononciation, les parties du plan, les preuves, la fin du discours, l’appel aux émotions, la théorie des états de cause, les figures de style, etc.
Hermogène, pour sa part, se différencie de Quintilien dans la froideur et l’austérité de son écriture, avare de renseignements sur les sources utilisées et dépouillée de considérations pratiques ou morales. Néanmoins, l’auteur est important pour son tableau des formes et des moyens, qui permet de rendre compte de tous les effets textuels possibles de n’importe quel texte. Dans le tableau ci-dessous, les formes sont une catégorie ou un type qui constitue la tonalité du discours et les moyens désignent les éléments constitutifs des formes.

Pernot explique :
Si l’on veut, par exemple, produire la « clarté », et plus précisément cette sorte de clarté qui s’appelle la « pureté » (katharotês), il faudra utiliser des « pensées » communes à tous et aisément compréhensibles, une « méthode » consistant à narrer les faits sans complication ni ajout extérieur, des « expressions » courantes et non métaphoriques, la « figure » des cas directs, des « membres » de phrase courts et enfermant chacun une pensée complète, un « arrangement » admettant l’hiatus, des « pauses » iambiques et trochaïques.
(p. 217-218)
À travers ces illustrations, on constate donc que la rhétorique n’est pas vraiment en déclin sous l’Empire. D’autant plus qu’elle se redéploie aussi à travers la figure de l’Empereur. Ce dernier n’a d’autres choix que d’être orateur, à travers ses discours, ses communiqués officiels, etc. Les princes reçoivent une riche éducation en ce domaine. Marc Aurèle fut par exemple éduqué par le rhéteur Fronton et le style d’écriture de ses Méditations témoigne d’une réelle maîtrise rhétorique.
Ascension du genre épidictique
En dernier lieu, Laurent Pernot souligne l’ascension du genre épidictique sous l’Empire. On distingue les éloges des dieux, des pays, des cités, des êtres humains, etc. Ménandros a écrit un traité à ce sujet, détaillant pour chaque type d’éloge un plan-type. Pour faire l’éloge des pays et des cités par exemple, il faut suivre le plan suivant : le site et la situation géographique ; la fondation et le peuplement ; le régime politique, les activités dans les sciences, les arts et les sports, l’ordre public ; les actions manifestant les vertus, soit de l’ensemble des habitants à titre collectif, soit de certains citoyens à titre individuel.
Un second traité, écrit par un auteur aussi nommé Ménandros, choisit de classer les types de discours épidictiques selon les circonstances dans laquelle les éloges sont prononcés : discours impérial ; d’arrivée ; d’invitation ; d’adieu ; de mariage ; de funérailles ; etc. Socialement, « l’éloge proclamait et entretenait le consensus, l’adhésion de tous à des conceptions et à des modèles reconnus » (p.236). Par exemple, l’épithalame enjoint les jeunes époux à respecter ce que la société et leur entourage attendent de leur union ; l’éloge de la concorde rappelle la nécessité de l’ordre et avertit des risques des dissensions dangereuses, etc.
La seconde sophistique
Finalement, on peut parler de seconde sophistique à l’époque impériale. Alors que la première concernait les sophistes comme Gorgias, Protagoras ou Hippias ; la seconde regroupe des auteurs des trois premiers siècles après J.-C. Il ne s’agit toujours pas d’un mouvement organisé, mais de parcours individuels liés entre eux par un état d’esprit commun. Les sophistes de la seconde période sont avant tout des professeurs de rhétorique et des orateurs, occupent parfois des chaires impériales ou municipales, exploitent des écoles privées, donnent des prestations publiques, jouent un rôle politique et social… Ils se veulent également représentants de la culture grecque face au pouvoir romain, non dans un esprit de révolution mais d’affirmation identitaire. L’auteur cite les noms de Dion de Pruse, Favorinus d’Arles, Lucien, Cassius Longin ou encore Asclépios.
Dans sa conclusion, Laurent Pernot défend l’idée que la rhétorique, dans l’Antiquité, n’est pas un instrument de manipulation mais un élément de la délibération qui a permis la civilisation du débat : « la rhétorique a pesé dans le sens de la liberté, parce que liée à l’argumentation, à la persuasion, au débat, à l’enseignement, à la culture » (p.266). L’historien termine par évoquer brièvement les effets du christianisme sur l’évolution de la rhétorique – notamment la place donnée à l’autorité de la parole divine – puis considère quelques auteurs ayant critiqué ou s’étant inspiré de la rhétorique dans l’Antiquité dans l’Europe moderne et le monde de la recherche aujourd’hui, parmi lesquels Roland Barthes, Gérard Genette ou encore Chaïm Perelman.
AVIS GÉNÉRAL SUR L’ŒUVRE
Cet ouvrage érudit permet de mieux comprendre la façon dont le contexte socio-historique façonne la parole tant dans sa forme que dans son fond. Toutefois, il ne faut pas s’y méprendre : le titre est trompeur. L’étude ne porte pas sur le contenu de la rhétorique elle-même mais sur l’histoire de la rhétorique. Ainsi, le lecteur qui chercherait des conseils méthodologiques ou un préambule à une formation rhétorique à la mode antique n’y trouverait pas son bonheur. Cela étant, les nombreuses sources utilisées et la qualité des analyses à leur sujet donne un aperçu utile pour situer les différents styles et mouvements rhétoriques. Le stoïcisme n’occupe pas une place particulièrement importante dans l’ouvrage mais l’auteur souligne l’originalité et les particularités assumées de leur parole. Une telle lecture permet alors d’aborder avec une solide base historique des écrits plus spécialisés comme la thèse de Maria Protopapas-Marneli sur La rhétorique stoïcienne.
Photo de couverture : Cesare Maccari (1840–1919), Cicero Denounces Catiline (1889), fresco, 400 x 900 cm, Palazzo Madama, Rome, Italy. Wikimedia Commons.
Informations pratiques :
La Rhétorique dans l’Antiquité
Auteur : Laurent Pernot
Première date de publication : 2000
Éditions utilisées pour le compte-rendu : Le livre de poche
Nombre de pages : 352
ISBN : 978-2-253-90553-0
Acheter en ligne : https://amzn.to/2UPHSNb
J’aime beaucoup votre blog. Un plaisir de venir flâner sur vos pages. Une belle découverte et blog très intéressant. Je reviendrai m’y poser. N’hésitez pas à visiter mon univers. Au plaisir.
J’aimeAimé par 1 personne