Sénèque, une introduction (Paul Veyne)

Dans Sénèque, une introduction, l’historien et spécialiste de la Rome antique, Paul Veyne, propose de comprendre la vie de Sénèque par ses écrits et les écrits de Sénèque par sa vie. À travers cette approche qui met brillamment en exergue l’implicite des textes sénéquéens, l’auteur dépasse néanmoins le cadre biographique de son livre et s’attarde par moments à critiquer la doctrine stoïcienne.

Le livre est composé de trois grandes parties : un long prologue, purement biographique, qui relate les étapes importantes de la vie de Sénèque (Sénèque tel qu’en lui-même) ; une partie où l’auteur présente le rapport de Sénèque à la doctrine stoïcienne (Sénèque dans le stoïcisme) et un épilogue qui revient sur les dernières années de la vie du philosophe, et notamment sa préparation à « la mort libératrice » (L’ultime témoignage et la mort libératrice).

La vie de Sénèque

Paul Veyne commence par rappeler que Lucius Annaeus Seneca est né au début de notre ère et est mort à 64 ans, en l’an 65. C’est alors un riche citoyen d’une province d’Andalousie. Son père fait partie de l’élite de Cordoue et sa mère est issue d’une famille de notables. Son éducation fut assurée par différents maîtres de philosophie, dont Attalos, un stoïcien. Au cours de sa vie, Sénèque sera philosophe et banquier, sénateur et homme de lettre, sage et conseiller du prince.

Précepteur de Néron et sénateur

L’existence de Sénèque s’est déroulée sous quatre empereurs successifs : Tibère, Caligula, Claude et Néron. L’auteur souligne que « le second fut un fou, le quatrième un mégalomane original et qui, tous quatre, finirent par succomber à la psychose de ‘purger’ le sénat par des meurtres judiciaires » (p.32). Et si Sénèque est surtout connu pour avoir été le précepteur de Néron, il a également été sénateur sous son règne.

Paul Veyne en profite pour expliquer, qu’à cette époque, les sénateurs avaient une certaine obligation de flatterie envers l’empereur, sous peine d’être soupçonnés de haute trahison. C’est pour cela, notamment, que l’opposition stoïcienne sénatoriale fleurit son langage malgré sa résistance ou que Sénèque semble utiliser des tournures de phrase serviles dans certains textes, comme la Consolation à Polybe.

Cela étant dit, Sénèque fut précepteur avant d’être sénateur. Il avait déjà presque 50 ans lorsqu’il commença à éduquer le jeune Néron. Quand, en 54, Claude rendit l’âme, « Sénèque crut que c’était l’occasion de changer le cours de l’histoire. L’opinion le supposait tout puissant [sa réputation littéraire aidant] et ce qui sortait de sa plume pouvait passer pour la doctrine officielle ; en 56, il publia donc un traité sur la Clémence, adressé à Néron lui-même, où il proposait un nouveau pacte politique, une liquidation des malentendus et des erreurs du passé, une refondation du césarisme sur des bases saines. » (p.45). C’est sous cet angle qu’il faut lire ce texte pour l’auteur.

Sénèque place en effet de grands espoirs chez son élève studieux que la politique n’intéresse pas vraiment. Il espère faire comprendre à Néron qu’il doit agir avec respect pour la dignité et la vie de ses pairs. Sous l’empire romain, ce n’est pas l’État de droit qui limite l’arbitraire du prince, mais son développement moral et Sénèque le comprenait bien : « le mot de clémence remplissait donc autant la bouche que nous la remplissent ceux de démocratie ou de droits de l’homme » (p.47). De la tyrannie à la royauté, c’est la clémence, et donc l’attitude intérieure du roi, qui fait la différence. Selon Paul Veyne, Sénèque veut que Néron soit vertueux, clément, dépassionné pour que le régime monarchique soit de nouveau accepté à Rome.

Le rapport de Sénèque à la richesse

Avec ses avantages de naissance, ses activités très rémunératrices et ses relations privilégiées avec l’empereur, Sénèque s’est aussi construit une fortune colossale. Lorsque Néron, une fois couronné, le comble de biens immobiliers et autres dons royaux, la richesse du philosophe stoïcien est estimée à 75 millions de deniers (sachant que 30 deniers représentent un bon salaire mensuel à cette époque) : « ce capital équivalait au dixième ou même au cinquième des revenus annuels de l’État romain » (p.35).

Autrement dit, Sénèque faisait partie des 1% les plus riches de son pays. Cela lui a valu de nombreuses critiques, à l’époque comme aujourd’hui et Paul Veyne, sans se faire l’avocat de l’accusé, tient à rappeler en onze points (p. 35 -36) que Sénèque ne pouvait pas ne pas être riche étant donné le contexte socio-culturel et sa trajectoire biographique : on ne refuse pas les cadeaux d’un empereur, on se doit de réussir en affaires si on le peut (la marque d’un esprit vif) et un sénateur a le droit, voire le devoir, de déployer sa magnificence…

En fin de vie, Sénèque était donc « sinon tout-puissant, du moins l’homme public et privé le plus célèbre de son temps : c’est le grand écrivain vivant, c’est aussi un milliardaire, un banquier, un ancien consul, l’ancien précepteur et le conseiller du jeune empereur et par-dessus le marché un philosophe, c’est-à-dire un modèle pour tous et une sorte de candidat à la sainteté. » (p.52). Dans le petit monde des aristocrates (moins d’un millier de familles sur une Rome d’un demi-million d’habitants), certains étaient jaloux et des rumeurs de scandale se mirent à enfler.

Un grand seigneur méchant homme, une sorte de dénonciateur professionnel, avait pris la tête de cette campagne : Sénèque était un mauvais citoyen et un mauvais maître, incapable de prendre à bras-le-corps les difficultés réelles des affaires publiques et se prélassant dans une inaction de professeur et de corrupteur de la jeunesse : tout en affectant la vertu la plus austère, il avait amassé une fortune gigantesque – on prononçait le chiffre – il était le plus usurier de l’époque, il faisait la chasse aux héritages en courtisant les riches mourants. 
(p.52)

C’est à cette époque que Sénèque écrit De la Vie heureuse, qui est, précise Paul Veyne, une réplique violemment polémique à ces rumeurs : « ce très court traité est en réalité un texte tout personnel et branché sur l’actualité de l’année 58 ». Sénèque réplique en deux points : 1. il est indifférent d’être riche ou pauvre mais préférable d’être riche ; 2. les accusateurs sont mus par le ressentiment, par le vice et se font par conséquent du tort à eux-mêmes plus qu’à leur cible. L’historien souligne qu’il s’agit davantage d’un pamphlet que d’un traité : « tout lecteur s’en convaincra, s’il le lit en prêtant l’oreille au flot de colère et de sarcasmes qui monte, s’enfle et se brise sur un sommet, un point d’orgue, celui du chapitre XXVIII et dernier, où le sarcasme et même la menace se font malédiction » (p.54).

En résumé, dans cette première partie, l’historien répond à de nombreuses idées reçues : Sénèque était riche non par vice mais parce qu’il ne pouvait pas ne pas l’être ; Sénèque semble parfois se soumettre à Néron mais il ne s’agit là que d’un devoir de flatterie ; Sénèque n’aurait été qu’un philosophe de pacotille mais il s’agit là de rumeurs infondées. Finalement, nous pouvons aussi relativiser l’influence qu’on prête parfois à Sénèque dans la politique de Néron : « Nos sources n’attribuent à Sénèque aucune décision précise, aucune initiative politique ; il n’est pas question non plus de moindre intervention de Sénèque durant les délibérations du sénat » (p.50).

Tableau Paul Veyne
Résumé des idées reçues sur lesquelles revient Paul Veyne

SÉNÈQUE DANS LE STOICISME

Dans la deuxième partie, l’auteur présente le stoïcisme à travers les textes de Sénèque et ne manque pas de critiquer certains points de ce système de pensée.

Déconstruction de la notion de bonheur

Paul Veyne commence par rappeler que « dans la philosophie antique, la recherche du bonheur [est] présumée être le mobile de toutes les actions humaine » (p.73). Cette affirmation est toutefois inexacte car ce qui est recherché en premier dans le stoïcisme est la vertu ; le bonheur, lui, est simplement corrélé à cette vertu. C’est pour cela que Sénèque le rend parfois synonyme de moralité. Le bonheur fleurit du germe de la vertu comme la fleur de sa graine. Cette approximation étant, la conception antique du bonheur reste différente de la définition moderne et l’auteur le souligne bien : on n’est pas heureux parce qu’on se sent profondément heureux et qu’on le déclare mais parce que notre vie est bonne et qu’ainsi, notre sort est enviable.

Toutefois, il se montre très critique de cette conception : « le règne de l’opinion publique cherchait à persuader les individus que leur bonheur personnel se confondait avec le bien de la cité, le courage militaire et les valeurs morales en général » (p.75). Paul Veyne n’étudie pas vraiment la plausibilité d’un tel bonheur et relativise l’importance du sentiment intérieur de sérénité. Au contraire, il s’attarde à déconstruire le terme : « le mot de bonheur prend n’importe quel sens, selon l’époque considérée ; c’est un de ces nombreux termes qui sont définis par la société en vue d’un objet qui n’a rien de philosophique ; ils résument les valeurs de chaque époque » (p.77). Est-ce pour autant qu’un état de conscience supérieure caractérisé par un contrôle de soi approfondi est impossible ?

La Nature

L’une des autres idées importantes du système stoïcien est que la nature est un système providentiel organisé qui propose le meilleur des mondes possibles : « quand un disciple de Socrate ou des stoïciens jette les yeux sur la nature, il y voit, ou plus exactement s’efforce d’y voir, non une jungle, mais un jardin bien dessiné » (p.83). Sénèque ne cesse de répéter qu’il faut suivre la Nature, c’est-à-dire ce qui constitue notre nature humaine, la raison. Suivre sa raison, c’est faire preuve de courage, de modération, de prudence, de sagesse dans nos actions ; c’est se méfier des émotions négatives (les passions) ; c’est resituer chaque événement dans son enchaînement causal nécessaire… La Nature nous guide vers notre bien, vers le bien de notre espèce et du cosmos.

Cela fait dire à Paul Veyne que « les stoïciens étaient aussi fatalistes qu’optimistes » (p.85), ce qui, je pense, est erroné. Les stoïciens étaient déterministes, c’est-à-dire que chaque événement est rattaché à une cause physique, mais pas fatalistes. En effet, les actions humaines disposent d’une causalité particulière en ce qu’il s’agit d’un déterminisme interne lié à la représentation, au consentement et à l’impulsion. Un fataliste se laisse mourir s’il est malade, un déterministe garde à l’esprit que certains événements sont aussi déterminés par ses actions (la guérison par exemple).  Tout est déterminé, mais tout n’est pas indépendant de nos actions.

Former son tribunal intérieur

Dans une partie encore plus critique où il n’est finalement que peu question de Sénèque, Paul Veyne évoque « la forteresse intérieure » que le stoïcisme permet de bâtir, et qui est une « forteresse vide ». Cette structure psychique n’a pas de contenu, elle est une science de la disposition d’esprit qui repose sur l’absence de désir. Elle permet de contrôler ses représentations mais ne dit pas dans l’absolu ce qu’il faut faire ou ne pas faire : « au fond, un stoïcien ne s’intéresse à rien : il réagit » (p.137), résume de façon cinglante l’historien.

Il utilise l’image d’un tribunal pour éclaircir son propos : « quatre acteurs y siègent : la Raison qui rend la sentence, la Représentation (appelée aussi Image) qui lui a présenté le prévenu, l’Assentiment ou Approbation qui adhère éventuellement aux arguments du prévenu et enfin le Mouvement (ou Élan, Inclination, Tendance, etc.) qui passe aux actes en vertu de la sentence » (p.101). Pour Sénèque, il faut, dans de tribunal, anéantir les affects car on n’est jamais sûrs de pouvoir les tenir sous contrôle, contrairement à ce que pense Aristote.

Tribunal de la raison
Schématisation de la métaphore du tribunal utilisée par Paul Veyne pour expliquer la psychologie stoïcienne

Former ce tribunal intérieur, c’est se libérer soi-même, c’est faire croître le germe de vertu en chacun de nous. Il faut d’abord prendre conscience que notre âme est malade, tel que Sénèque cherche à le faire comprendre à Lucilius dans ses Lettres, puis mettre en application la thérapie philosophique, qui, contrairement à la psychanalyse qui fouille les dessous de l’histoire personnelle, mise sur les raisonnements et l’habituation pour guérir le malade…

Le stoïcisme est un intellectualisme

Paul Veyne revient d’ailleurs ici sur l’idée que le stoïcisme serait un volontarisme, ce qui est faux. Il ne s’agit pas de le vouloir pour le pouvoir. Il n’est pas question de volonté dans le stoïcisme mais d’intellect. La doctrine est un intellectualisme : c’est lorsqu’on comprend, qu’on incorpore la vérité de cette compréhension, que nos actions deviennent droites. L’intellect vient en premier. La volonté n’a qu’un rôle d’exécution de nos décisions.

Le progrès n’est pas affaire de volonté, mais d’exercice ; la force de l’âme apprend à se tendre par l’exercice, disait Chrysippe, mais il disait aussi que, par l’exercice, la vérité devient habitude et « prend » comme de la glace. Vouloir et savoir vont du même pas, comprendre et agir aussi. 
(p. 115-116)

Ce travail philosophique est le travail d’une vie. Il doit permettre la transfiguration du moi, le développement d’un esprit sain. Chaque minute est précieuse parce que chaque minute peut se dépenser rationnellement : il faut que les actions aient un sens. Un stoïcien peut se reposer ou se divertir mais seulement s’il estime qu’il est rationnel/raisonnable de le faire.

Sénèque pose le principe d’attention à soi-même et de planification dans ses deux premières lettres à Lucilius : « une minute de perdue est plus qu’une perte de temps, c’est un début de déshabituation, synthétise Paul Veyne. On peut soupçonner sans trop de malice qu’un stoïcien faisait sans cesse trois choses à la fois : il mangeait, par exemple, il se contrôlait mangeant, il s’en faisait une petite épopée » (p.127).

Ici encore, l’auteur critique certains aspects de la philosophie stoïcienne, notamment l’idée qu’on puisse se préparer à la mort. Pour Paul Veyne, « cette angoisse [de la mort] n’est pas une illusion dissipable à coups d’exercices : elle est inscrite au cœur de notre existence, car celle-ci ne tire pas un trait sous le bilan de chaque instant, mais se déroule dans un faux présent instantané, qui est un futur perpétuel ; si bien que l’idée terrible que l’avenir nous fera un jour défaut est au cœur du présent » (p.136). Ces passages sont en décalage avec le reste du livre car ils n’informent en rien la biographie de Sénèque et posent dans un présent gnomique ce qui s’avère discutable.

Sénèque et la mort

Toutefois, l’auteur en revient vite à Sénèque et propose de fascinantes analyses sur le rapport du philosophe à la mort et, notamment, au suicide. La secte stoïcienne ne condamne pas le suicide dit rationnel. Sénèque admet dans de la Vie heureuse, que, si un jour il se retrouvait à mendier après avoir perdu son immense fortune, il n’en ferait pas un drame et se suiciderait.

De même, dans la lettre 77, un homme atteint d’une maladie non incurable, mais longue et pénible, reçoit le conseil d’un ami stoïcien de mettre fin à ses jours. De fait, il existe cinq cas selon l’auteur où le suicide peut être une réponse raisonnable dans la doctrine : « s’il faut sacrifier ses jours à un ami ou à la patrie ; si un tyran nous force à dire ou à faire des choses malhonnêtes ; si l’on a une maladie incurable ou douloureuse ; ou une mutilation, et que l’âme ne puisse plus guère se servir du corps ; si l’on est en proie à la misère, à la pauvreté ; si l’on devient fou » (p.143-144).

Paul Veyne souligne que cela ne va pas sans poser un paradoxe : comment le stoïcisme peut-il soutenir à la fois le suicide et l’idée qu’on peut être tout à fait heureux en supportant les maux les plus terribles ? Et aussi, comment affirmer à la fois que les biens naturels comme la santé sont souhaitables pour être heureux (indifférent préférable) et qu’on peut en même temps s’en passer car le raisonnement le démontre ?

Pour le commentateur, la lettre 92 illustre avec quelle peine Sénèque tente de résoudre la contradiction. Le philosophe chercherait à se convaincre (lui plutôt que Lucilius) que se conduire en animal raisonnable est tout ce qu’il nous reste quand nous n’avons pas les indifférents préférables (santé, logement, satiété…) et que le plaisir de raisonner juste suffit à notre bonheur. Paul Veyne croit percevoir ici une pulsion, la pulsion de l’idéal du moi, de la sublimation. Sénèque est trop conscient des contradictions du stoïcisme et essaye de les dépasser. Il se réfugie dans l’extrémisme du snobisme zoologique et finira par tout miser sur le suicide et l’art de bien mourir.

L’idéal de la philosophie, la sagesse, que vise Sénèque est-il seulement accessible ? Paul Veyne estime que non : « aucun stoïcien n’a jamais atteint la félicité suprême » (p.185) mais reconnaît qu’avoir cette finalité permet de mieux vivre : « on rêve du sage et on en oublie la mort ou on ritualise ses journées, ou encore on négocie mieux ses conflits intérieurs… » (p.185). Sénèque  répète que le corps est une prison pour l’âme et que notre existence est un séjour forcé, une période de service militaire durant laquelle on se doit d’être un parfait citoyen du cosmos. Il s’interroge néanmoins sur l’immortalité de l’âme et n’arrive à se satisfaire d’aucune conclusion. Il finit, dans la lettre 102, par soutenir que l’on peut acquérir une forme d’immortalité en imagination, de notre vivant.

Dans les dernières pages de cette deuxième partie, Paul Veyne revient sur l’idée que le stoïcisme est à la fois une recherche individuelle du bonheur et un altruisme poussé par certains jusqu’au conformisme. Cette seconde partie est construite de façon assez brouillonne et alterne entre de superbes pages d’analyse et des remarques critiques hors-sujet. Le plan manque, à mon sens de clarté, et l’auteur veut à la fois parler de Sénèque, du stoïcisme en général, de ses paradoxes, et des critiques…  ce qui rend parfois la lecture confuse. L’épilogue recadre néanmoins le propos.

LA MORT LIBÉRATRICE

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Tableau de Jean Guillaume Moitte de la mort de Sénèque

L’épilogue du livre, justement, s’intéresse à la toute fin de la vie de Sénèque, de 62 à 65 ; période durant laquelle le philosophe s’absorbe dans son œuvre, conscient de l’épée de Damoclès que fait planer Néron, devenu de plus en plus méfiant, sur lui. Progressivement, le parvenu de Cordoue devient antinéronien (et soutient toujours le césarisme). Mais il le fait discrètement : il quitte la vie publique, ne va plus assister ses clients en justice sur le Forum et maintient son action politique uniquement dans l’écrit.

Les Lettres à Lucilius constituent en ce sens une œuvre d’opposition politique, ce qui a été trop peu souligné jusqu’alors par les précédents commentateurs. La lettre 73 est destinée à Néron : « on y lit que Néron fait régner la paix et la liberté et que les philosophes, ces amis du loisir lettré, sont les plus soumis des citoyens […] Sénèque souhaite convaincre Néron que sa retraite ne doit pas être assimilée à une forme d’opposition » (p.246). Le texte, malgré ses apparences, refuse en réalité au néronisme le monopole de l’idéologie auquel il tendait ; Sénèque défend la patrie (sa liberté et sa paix) plutôt que l’œuvre de Néron ; il soutient aussi une troisième voie entre l’opposition et le rattachement à Néron, celle des philosophes qui vaquent à leurs occupations.

Aussi, Sénèque parle de Néron dans l’implicite. Il ne dira rien de l’incendie de Rome mais consolera un ami qui s’émeut d’un autre incendie venant de détruire Lyon quelque temps après ; il critique les passions que soulèvent les concours musicaux au théâtre tout en s’abstenant de préciser que Néron a concouru à l’une de ces compétitions ; il analyse dans la lettre 114 le prosélytisme du vice, et Paul Veyne y voit une façon de dire ce que le philosophe pense de l’empereur, etc.  Sénèque ne parle jamais du cas particulier de son époque mais c’est bien à partir de ladite époque qu’il les écrit pour faire allusion à l’erreur universelle.

Suffisamment lucide sur le sort qui l’attend, Sénèque commence à anticiper sa mort. La lettre 70 programme ainsi son suicide. Pour le sénateur à la retraite, l’épreuve de la mort est importante : c’est en s’y confrontant qu’on sait si notre philosophie de vie aura été efficace ou non. Sa réputation et sa crédibilité sont en jeu. En l’an 65, un complot manque de tuer Néron : il devait être assassiné le 19 avril 65 en plein Cirque, poignardé pendant les courses de chars. Au cours des aveux, le nom de Sénèque est prononcé. Ce dernier dément toute implication de près ou de loin à ce projet de régicide. Le soupçon est néanmoins suffisant pour l’empereur, qui le condamne au suicide.

Sénèque anticipait sa mort de la façon suivante : 1. La mort volontaire est l’assurance de notre liberté et sa plus haute manifestation, contrairement à ce que pensent les platoniciens ; 2. L’éducation à la mort doit nous aider à passer le cap sans tressaillir ; 3. Notre façon de mourir, courageuse ou lâche, mesurera le progrès que nous aurons fait à cette date sur le chemin de la vertu ; 4. Il ne faut pas se tuer tant que l’on n’est pas sûr que nous devons mourir d’une condamnation, « ce serait se tuer par peur de la mort » (lettre 70) ; 5. Il est préférable d’anticiper la souffrance au supplice en se donnant la mort, même si cela relève en définitive du goût de chacun.

Quand Néron charge un officier d’annoncer à Sénèque sa condamnation à mort par suicide, voici, d’après Tacite (repris par l’auteur), comment se déroule la scène. Le passage suffisamment important pour être repris dans sa longueur ici :

Sénèque, sans se troubler, demande son testament ; sur le refus de l’officier, il se tourne vers ses amis et déclare que, « puisqu’on lui défend de leur témoigner sa reconnaissance, il leur lègue le seul bien qui lui reste et toutefois le plus précieux, l’image de sa vie ; s’ils en gardent le souvenir, la bonne renommée qui s’attache à cette noble étude sera le bénéfice que leur vaudra leur fidèle amitié ». Ses amis pleuraient ; lui, tout à tour, sur le ton d’une conversation et sur un ton plus ferme et autoritaire, les rappelle à la fermeté, leur demandant vivement ‘ce qu’ils faisaient donc des préceptes de la sagesse et de cette méditation, depuis tant d’années, sur les raisons qui nous prémunissent contre un sort inévitable. La férocité de Néron était-elle donc restée ignorée ? Après le meurtre de sa mère et de son frère, il ne lui restait plus à ajouter que l’assassinat de l’homme qui l’avait élevé et instruit’.

Après des considérations de cette espèce, qui s’adressaient à tous également, il prend sa femme dans ses bras et, s’attendrissant un peu devant la catastrophe imminente, il la prie, il la conjure de modérer sa douleur, de ne pas l’éterniser et de trouver d’honorables consolations à la perte d’un époux dans la contemplation d’une vie menée vertueusement. Mais elle, en réponse, assure qu’elle aussi est décidée à mourir et elle demande instamment qu’on vienne la poignarder. Alors Sénèque ne voulut pas s’opposer à sa gloire ; son amour craignait aussi d’abandonner aux outrages une femme qu’il chérissait uniquement.

[…]

Sénèque, dont le corps affaibli par les années et l’abstinence laissait trop lentement échapper le sang, se fait aussi couper les artères des cuisses et des jarrets. Bientôt dompté par d’affreuses douleurs, il craignit que ses souffrances n’abattissent le courage de sa femme et que lui-même, en voyant les tourments qu’elle endurait, ne se laissât aller à quelque faiblesse ; il lui conseille de passer dans une chambre voisine. Et, conservant tout son talent même en ses derniers instants, il appela ses secrétaires et leur dicta un long texte, qui a été publié ; je m’abstiendrai donc de la paraphraser.

[…]

Quant à Sénèque, comme son sang coulait difficilement et que la mort était lente à venir, il pria Statius Annéus, qu’il avait reconnu, par une longue expérience, pour un ami sûr et un habile médecin, de lui apporter le poison dont il s’était pourvu depuis longtemps, le même qu’on employait à Athènes contre ceux qu’un tribunal public avait condamnées à mourir. On l’apporta et il le but, mais en vain : ses extrémités étaient déjà froides et son corps fermé à l’action du poison. Pour en finir, il entra dans un bain chaud, aspergeant ainsi les esclaves les plus proches, ce qui lui fit dire que c’était là une libation qu’il offrait à Jupiter libérateur. Il se fit ensuite porter dans l’étuve de sa maison, où la vapeur finit par l’étouffer. Son corps fut brûlé sans aucune cérémonie ; ainsi en avait-il ordonné par une clause expresse de son testament, en un temps où, déjà très riche et très influent, il avait réglé ses dernières volontés. 

(p.259 à 562)

Beaucoup ont comparé la mort de Sénèque à la mort de Socrate. Paul Veyne nuance la comparaison : « Socrate est mort en remerciant Esculape de libérer son âme de son corps, Sénèque meurt en remerciant le dieu stoïcien de lui avoir donné les moyens intellectuels de mourir volontairement » (p.262). Le point commun entre les deux, celui de boire la ciguë et de tenir un discours philosophique en passant de l’autre côté du mur, est en réalité banal.

Néron mourra trois ans plus tard, à 30 ans, poignardé par l’un de ses affranchis. Sénèque l’avait prévenu dans la Clémence que les mauvais rois finissent souvent assassinés.

AVIS GÉNÉRAL

Pour conclure, l’ouvrage de Paul Veyne dépasse de loin son propos biographique. Certes, la vie de Sénèque est présentée en détails dans le prologue, mais, dans la deuxième partie du livre (Sénèque dans le stoïcisme), on ne sait plus vraiment s’il est question de Sénèque ou bien du stoïcisme ou bien des critiques et paradoxes du stoïcisme. Les titres des sous-parties, qui ne sont pas vraiment centrés sur le philosophe, sont assez évocateurs : le bonheur d’être un homme de bien ; la nature a tout fait pour l’homme ; le temps et l’attention… L’auteur passe ainsi plus de temps à expliquer et critiquer certains points de la doctrine à partir des textes de Sénèque – et on pourrait trouver les mêmes idées dans d’autres textes – qu’à étudier le rapport spécifique de Sénèque au stoïcisme.

Néanmoins, l’œuvre de Paul Veyne reste érudite. Les critiques qu’il soulève – bien que hors-sujet – ne sont pas communes et donnent à réfléchir. À l’exception de quelques approximations (les stoïciens sont déterministes et non fatalistes ; ils ne font pas du bonheur l’objectif de la vie humaine…) et quelques envolées surprenantes (il rapproche le rapport au temps du stoïcisme au rapport au temps du marxisme sans transition ; assure que le stoïcisme est un universalisme à vide, sans application pratique ou que la doctrine n’a aucun contenu politique… ce qui est, à mon sens, discutable), l’ouvrage analyse de façon intelligente et originale le personnage de Sénèque. Notamment, l’approche sociologique et historique permet de rappeler que les philosophes ne sont pas des surhommes mais restent, en partie du moins, le produit de leurs époques. Leurs textes ne se comprennent pleinement qu’avec le contexte. Paul Veyne le démontre bien en analysant les conditions dans lesquelles les traités dont il est question ont été écrits. Ainsi, malgré quelques défauts mineurs d’organisation des idées, l’ouvrage permet réellement de lire avec un œil nouveau les textes de Sénèque et d’en saisir un sens jusqu’alors dissimulé en l’absence de contextualisation précise.

Je le recommande à celles et ceux qui veulent approfondir leur connaissance du stoïcisme et de Sénèque mais le déconseille aux néophytes.

Photo de couverture : La mort de Sénèque du peintre espagnol Manuel Dominguez Sanchez


Informations pratiques : 
Sénèque, une introduction
Auteur : Paul Veyne
Première date de publication : 1993
Éditions utilisées pour le compte-rendu : Tallandier
Nombre de page : 295
ISBN : 979-10-210-3817-2
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