Les Stoïciens modernes doivent-ils être végétariens ? (Massimo Pigliucci)

L’article qui suit est une traduction.


Le végétarisme est une affaire importante, d’un point de vue éthique. Il a été médiatisé dans la sphère de la philosophie publique par l’utilitariste Peter Singer, avec son ouvrage qui marque un jalon, La libération animale, publié en 1975 et traduit en 1993 en français. En vérité, les utilitaristes ont été très clairs sur le sujet depuis le début. Le fondateur de cette approche, Jeremy Bentham, a déclaré que lorsqu’il est question du traitement des animaux, « la question n’est pas : peuvent-ils raisonner ? ni, Peuvent-ils parler ? mais, Peuvent-ils souffrir ? » (cf. Introduction aux principes de morale et de législation, 1789).

Qu’en est-il du stoïcisme ? Un article récent de Jeremy Corter publié sur le site Stoicism Today résume la situation d’après ce qu’en ont dit les textes anciens. Je ne répéterai pas ici le propos de Jeremy, puisqu’il a fait un excellent travail. Après avoir analysé plusieurs citations de Zénon, Chrysippe, Sénèque, Musonius Rufus, Épictète et Marc Aurèle, il conclut (correctement selon moi) : « le Stoïcisme et le végétarisme sont deux philosophes distinctes. Les enseignements stoïciens n’ont jamais dénoncé le fait de manger des animaux et, en réalité, ont souvent assuré que les animaux étaient là pour notre usage. Musonius et Sénèque sont les deux seuls stoïciens que nous savons végétariens, mais ils ne citent jamais d’arguments stoïciens quant à cela. Sénèque cite Pythagore et l’on peut penser que Musonius connaissait aussi ces raisons. »

Alors pourquoi cette publication ne s’arrête-t-elle pas ici ? En raison de ceci, l’une de mes citations préférées de Sénèque :

Pourquoi donc n’irais-je pas sur les traces de mes prédécesseurs ? Oui, prenons la route frayée ; mais si j’en trouve une plus proche et plus unie, je me l’ouvrirai. Ceux qui avant nous ont remué le sol de la science ne sont pas nos maîtres, mais nos guides. Ouverte à tous, la vérité n’a point jusqu’ici d’occupant : elle garde pour nos neveux une grande part de son domaine.
(Lettres à Lucilius, XXXIII.11)

Je pense que le végétarisme est, de fait, l’un des cas où l’ancienne route n’est pas la meilleure, et nous devons la réviser. Soyons honnêtes ici : je ne suis pas complètement végétarien, bien que je penche très fortement vers ce mode de vie. Mes habitudes alimentaires peuvent être décrites comme végétariennes avec l’ajout de poissons sauvages pêchés occasionnellement (en faisant attention si l’espèce en question est surpêchée ou non). Je n’ai jamais considéré sérieusement le véganisme, bien que l’argument éthique soit au moins aussi fort que pour le végétarisme (même si cela n’est pas facile d’être un végétalien en bonne santé, une question que je ne veux pas aborder ici parce que cela m’emmènerait trop loin de mon sujet). Vous pouvez m’accuser d’hypocrisie, et je répondrai que je fais de mon mieux, et qu’en tout cas, je fais plus que beaucoup d’autres personnes. Je n’ai jamais prétendu être un sage et je ne le prétendrai jamais.

Comme Corter le reconnaît lui-même à la fin de son essai, il s’agit bien sûr d’une variante de la traditionnelle question un peu ennuyante : « est-ce que x relève du stoïcisme ? ». Il méprise quelque peu la question en elle-même, qui, sans aucun doute, est souvent surutilisée sur les réseaux sociaux. Mais cela ne signifie pas qu’il ne s’agit pas d’une question sensée. Jeremy dit : « les stoïciens n’approuvent rien d’autre que la vertu… Bref, tout cela est indifférent. » Eh bien, pas exactement.

Pour commencer, la vertu ne signifie rien dans l’absolu. La vertu est une propension à s’engager dans certains comportements parce que c’est la bonne chose à faire (à l’opposé du vice, qui est la propension à s’engager dans de mauvais comportements). On ne peut pas être courageux ou modéré ou prudent (phronesis) de façon abstraite. La vertu est considérée par les stoïciens comme le souverain Bien parce qu’elle ne peut jamais, par définition, être utilisée pour le mal. Mais elle a tout de même besoin d’être utilisée pour quelque chose !

Pour quoi ? Eh bien, pour gérer les indifférents, qui, comme nous le savons, se distinguent en deux catégories : les préférables et les non-préférables. Cela signifie qu’il est un peu trop réducteur et désinvolte de dire que les Stoïciens n’approuvaient que la vertu car le reste est indifférent. Les Stoïciens, par exemple, se sont opposés à la tyrannie et nombreux d’entre eux ont perdu leurs vies en la combattant. De toute évidence, cela signifie qu’ils désapprouvaient ce régime ! Sénèque approuvait même des choses apparemment neutres comme le repos et la détente, comme il l’indique clairement dans De la tranquillité de l’âme, XVII.

Ainsi, « est-ce que le végétarisme est stoïcien ? » est une vraie question, et nous avons besoin de trouver une réponse non pas dans ce que les anciens ont dit spécifiquement (puisqu’ils sont nos guides et pas nos maîtres), mais dans les ressources offertes par le système philosophique stoïcien dans son ensemble. Cette approche n’est pas inhabituelle, car il s’agit du même genre d’exercice que les Bouddhistes, les Chrétiens ou les Juifs, par exemple, pratiquent chaque fois qu’ils examinent leur propre tradition pour se guider sur des problématiques contemporaines.

En effet, la réponse probable (dans le cas affirmatif) à la question de savoir si le végétarisme est stoïcien est suggérée par Jeremy lui-même, vers la fin de son essai. Il écrit :

Les stoïciens estimaient que les animaux étaient là pour l’usage humain, y compris pour l’alimentation. Cela ne veut pas dire que les Stoïciens auraient été en faveur de l’élevage industriel ou de la maltraitance animale. Les Stoïciens pensaient que les animaux avaient une âme, pas comme les humains, mais une âme quand même. Peut-être que je surinterprète cet aspect, mais je soupçonne que s’ils pensaient vraiment cela, un Stoïcien inclinerait vers le végétarisme pour ne pas exploiter et maltraiter les animaux, à défaut de les protéger.

Corter ne surinterprète pas du tout. Il aurait juste dû poursuivre son raisonnement un peu plus loin. Nous en savons beaucoup plus aujourd’hui sur la souffrance animale que les stoïciens il y a deux mille ans. De plus, nous avons développé des pratiques standardisées vraiment terribles pour le traitement des animaux dans des proportions que les Stoïciens n’aurait pas pu imaginer.

Juste pour vous donner une idée, voici les statistiques du département de l’Agriculture des États-Unis sur les animaux abattus en 2008, en ce qui concerne uniquement les États-Unis, évidemment :

Bovins : 35 507 500
Cochons : 116 558 900
Poulets : 9 075 261 000
Poules pondeuses : 69 683 000
Dindes : 271 245 000

Je pense fortement que ces chiffres devraient vous déranger, surtout si vous savez dans quelles circonstances tout cela se fait. Cela, sans tenir compte de facteurs additionnels que les premiers Stoïciens ignoraient, comme les pratiques de travail (en général horribles) et l’impact environnemental (pas du tout bon, pour le dire gentiment).

Compte tenu de tout cela, je suggère fortement que les Stoïciens modernes devraient pencher en faveur du végétarisme, ou, à tout le moins, n’approuvaient que des pratiques humaines d’élevage et d’abattage des animaux, comme cela se fait dans un certain nombre de petites fermes indépendantes. Le problème, c’est que ce modèle n’est tout simplement pas extensible à l’alimentation de milliards d’êtres humains, ce qui signifie que, pour des raisons pratiques, les Stoïciens devraient effectivement être végétariens.

Mais qu’en est-il de l’idée – que les anciens stoïciens avaient sûrement – que les animaux et les végétaux sont là pour satisfaire les besoins humains ? Cette idée est née du concept stoïcien d’un univers providentiel, compris comme un organisme vivant lui-même, doté du Logos, de la capacité de rationalité.

Le problème, c’est que la science moderne nous dit très clairement que ce n’est pas le genre d’univers dans lequel nous vivons. Les végétaux et autres animaux sont le produit de milliards d’années d’évolution, tout comme nous, et on ne peut donc pas dire de manière rationnelle qu’ils sont ici « pour » nous. Sénèque, ci-dessus, a dit que la vérité est ouverte à tous ; elle n’a pas encore été occupée, car il reste encore beaucoup pour ceux à venir. Eh bien, deux mille ans plus tard, nous sommes toujours à la recherche de beaucoup de vérités, mais nous en avons découvertes un peu plus qu’à l’époque de Sénèque. Il est donc de notre devoir éthique de mettre à jour nos pratiques. Rappeler-vous que l’un des piliers de la philosophie stoïcienne est précisément que la « physique » (c’est-à-dire l’ensemble des sciences naturelles) doit guider notre éthique, de sorte qu’une meilleure connaissance de la biologie, en particulier, doit réorienter notre réflexion sur ce qui est bien et ce qui est mal quand il s’agit des habitudes alimentaires.

Jeremy soutient que le végétarisme est indifférent, et que « comme tout indifférent, il ne fait pas de vous une personne bonne ou mauvaise ». Je ne pense pas que ce soit la bonne façon de voir les choses. Notre régime alimentaire est un indifférent, mais décider de ce que nous mangeons et pourquoi reflète assurément notre caractère, et donc une fonction de la façon dont nous exerçons nos vertus. Comme Épictète l’a dit dans un contexte différent :

Qui prononce ce jugement : l’or est une belle chose ? Ce n’est pas l’or lui-même, c’est de toute évidence la faculté qui fait usage des représentations.
(Entretiens, I, 1.5).

Remplacez « or » par « régime alimentaire » et vous pouvez répondre de la même façon : la faculté, de raisonner en l’occurrence. Et la raison – étant donné les connaissances scientifiques contemporaines – nous dit avec force que nous, en tant que Stoïciens, devrions être végétariens. Par conséquent, je vais redoubler d’efforts personnels pour suivre cette voie et réduire davantage ma consommation d’aliments non végétariens. J’espère que vous vous joindrez à moi, pour réduire à la fois la souffrance dans le monde et notre empreinte carbone en tant qu’espèce. Et Sénèque ajoute : vous vous sentirez également mieux et penserez plus clairement.

_____

P.S : très probablement, il y aura des gens qui liront ce qui précède et discuteront les faits. Je n’ai ni le temps ni l’envie de débattre de la science, alors je ne répondrai pas. En tant que biologiste, j’ai longuement et attentivement étudié les diverses questions entourant le végétarisme, et j’en ai conclu, à ma propre satisfaction, que le végétarisme est une diète qui : (i) est meilleure en termes d’éthique quant à la souffrance animale (bien qu’elle ne soit pas aussi bonne que la diète végétalienne) ; (ii) meilleure pour l’environnement ; (iii) ne soutient pas les horribles pratiques de travail auxquelles se livrent généralement les grandes entreprises agricoles ; et (iv) est meilleure pour votre santé. Si vous n’êtes pas convaincu, c’est votre droit, et cela est clairement en-dehors de mon contrôle.

Massimo Pigliucci est titulaire d’un doctorat en biologie évolutionnaire de l’Université du Connecticut et d’un doctorat en philosophie de l’Université du Tennessee. Il enseigne la philosophie au City College de New York et son dernier livre est How to Be a Stoic : Using Ancient Philosophy to Live a Modern Life. Il tient un blog How To Be A Stoic.


Cet article est une traduction d’un article publié le 14 juillet 2018 par Massimo Pigliucci, sur le site Modern Stoicism. Vous pouvez consulter la version originale à cette adresse.

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