
Dans un article publié le 26 septembre 2019 sur Medium, Yordan Tsalov défendait la nécessité de refonder une école stoïcienne en tenant compte des évolutions modernes (article traduit ici). Son propos était le suivant : une école stoïcienne doit être simple, accessible mais pas simpliste ; pragmatique mais pas dogmatique ; pratique mais pas déconnectée du réel. Elle devrait enseigner l’éthique stoïcienne, la psychothérapie, la métaphysique, l’histoire de la pensée occidentale et des grandes figures du Stoïcisme, la logique et la pensée stratégique.

Alors que son billet est utile pour éveiller les consciences sur l’insuffisance des livres d’auto-assistance et sur l’utilité de créer des établissements physiques où les Stoïciens pourraient se rencontrer, je pense qu’il demeure incomplet voire inexact sur certains points. Cette réponse n’a pas pour objectif de générer un conflit idéologique mais de participer à la construction des fondements théoriques d’une nouvelle institution éducative stoïcienne.
-
Sur le format de l’éducation : une relation maître-disciple plutôt que professeur-apprenant
À la lecture de la description proposée par Yordan Tsalov, il semblerait que les cours d’une école stoïcienne ressemblent plus ou moins à certains cours de philosophie théorique en université. À aucun moment n’est mentionné le fait que la relation qui unit le professeur à son élève est une relation de maître à disciple dans le Stoïcisme. Ainsi, il me paraît essentiel que le(s) professeur(s) d’une école suive(nt) avec sérieux l’éthique stoïcienne. On n’exigera pas d’eux qu’ils soient des Sages, mais il faut qu’ils aient une volonté continuelle de progresser et qu’ils soient eux-mêmes disciples de la raison, de la sagesse, du savoir. Puisqu’on ne vient pas dans cette école pour recueillir un savoir livresque, on imagine effectivement mal un nouveau disciple d’un niveau éthique supérieur à celui du maître.
Les cours doivent ensuite se diviser au moins en deux parties : cours théoriques et cours pratiques. Les cours théoriques suivront un programme d’enseignement harmonisé entre toutes les Écoles stoïciennes ; les cours pratiques seront un peu plus libres mais doivent mettre l’accent sur : le social (permaculture, ramasser les déchets, faire une maraude…), le corps physique (sport collectif, yoga, art oratoire…), la maîtrise de soi (méditations, dépassement de soi…), etc. L’École doit avoir une utilité à la fois sociale et personnelle.
Le rejet du dogmatisme par Yordan Tsalov n’est pas explicité, mais si dogme signifie « point de doctrine établi ou regardé comme une vérité fondamentale, incontestable », je ne vois pas le problème d’être une école dogmatique. Le Stoïcisme pose certaines vérités, établies sur des fondements rationnels. Par exemple : la Vertu est le seul Bien ; nos représentations dépendent de nous ; la Nature est providentielle (entre autres). Il y a des nobles vérités dans le Stoïcisme comme il y a des nobles vérités dans le Bouddhisme. Rejeter le dogme, c’est alors rejeter l’idée que des vérités fondamentales existent dans la doctrine.
-
S’appuyer sur les réseaux existants
L’article de Yordan Tsalov semble aussi ignorer qu’il existe déjà des institutions stoïciennes virtuelles qui délivrent un enseignement stoïcien. Le Collège des philosophes stoïciens est l’exemple le plus pertinent. Il propose un parcours éducatif à distance en quatre cycles : école Préparatoire, école des Études essentielles, école de Marc Aurèle, la Quatrième école. N’étant pas particulièrement favorable à la dispersion des initiatives, surtout lorsque l’objectif est le même, je pense qu’il pourrait être intéressant de s’appuyer sur les entités qui existent déjà, que ce soit pour en faire de potentiels partenaires ou pour s’inspirer de leurs façons de faire.
Dans le cas présent, nous pourrions nous inspirer du fonctionnement par cycle du Collège des philosophes stoïciens. Les nouveaux arrivants découvriront d’abord les fondements du stoïcisme au premier cycle. Ils pourront ensuite accéder à un deuxième cycle plus poussé. Puis un troisième. Etc. Cette division est utile car elle permet de ne pas mettre la théologie ou métaphysique stoïcienne dès les premiers cours/la première année. Il faut effectivement des connaissances préalables en logique et en physique pour comprendre cela. Là encore, il est important que toutes les Écoles stoïciennes du monde fonctionnent sur le même système. Plus le disciple sera haut dans les cycles, plus il sera proche de la sagesse.
Le public cible de ces premières Écoles est évidemment celui des communautés réelles et virtuelles qui existent déjà à l’échelon des villes et des pays. Il ne faut pas ignorer ce solide réseau qui pourrait gagner en cohésion si les différents éléments travaillaient ensemble à l’élaboration d’un programme d’enseignement commun. Le recrutement pourra ensuite s’étendre à d’autres publics.
-
L’importance de la localisation géographique
La création d’établissements physiques pose également la question de leur emplacement, passée sous silence dans l’article en question. Les Stoïciens de l’Antiquité donnaient cours en pleine rue, dans le centre-ville d’Athènes, sous le portique (Stoa Poikile). Ils étaient visibles, il était facile de les rejoindre, il était simple de les écouter, même pour les non-Stoïciens.

Une École stoïcienne moderne doit donc avoir les mêmes caractéristiques. Elle doit se situer au centre-ville, afficher clairement sa nature (en collant par exemple des affiches sur la devanture du bâtiment), et être accessible (on peut imaginer une petite bibliothèque à l’accueil de l’École, ouverte à tous). Pour des raisons pratiques et légales, les cours doivent avoir lieu à l’intérieur, dans des locaux adaptés. Néanmoins, les personnes qui souhaitent rejoindre l’École doivent pouvoir s’en faire une idée préalable, juste en passant devant dans la rue. Je connais un dojo bouddhiste qui dispose ses brochures à côté de la porte d’entrée, dans un petit présentoir protégé de la pluie, en libre-accès. Il n’y a pas besoin de rentrer dans le bâtiment pour avoir une idée du contenu de leur enseignement. L’idée me semble bonne à reprendre.
-
Le contenu de l’enseignement : des matières fondamentales et un consensus à définir
En parlant de contenu de l’enseignement, j’aimerais d’ailleurs émettre quelques réserves quant aux propositions de Yordan Tsalov. Je pense qu’il a raison de souligner l’importance d’étudier les matières fondamentales (la logique et l’éthique) et qu’il est tout aussi important de connaître l’histoire de la pensée occidentale et la métaphysique. Néanmoins, il oublie parmi les matières fondamentales la physique et défend l’enseignement de la pensée stratégique et de la psychothérapie. D’après moi, il n’explique pas assez la nécessité de ces deux dernières disciplines et je ne suis pas convaincu de leur primordialité.
Pourquoi vouloir enseigner la psychothérapie et la pensée stratégique et pas autre chose ? Ayant étudié la sociologie et la communication, je pourrais défendre qu’il est également important de connaître cela pour mieux comprendre notre place au milieu des interactions humaines, pour mieux juger les choses en ayant conscience des mécanismes qui les président, et d’être plus alerte de façon générale sur notre environnement humain. Un économiste, un psychologue ou un biologiste défendraient chacun l’utilité sociale et philosophique de leurs savoirs respectifs. On pourrait aussi arguer de l’importance de lire les textes en version originale, et donc soutenir l’apprentissage du grec ancien et du latin. Il faut donc évaluer chaque matière au regard de son intérêt pour la pratique et hiérarchiser les unes par rapport aux autres.

À mon avis, chaque discipline doit pouvoir se ranger dans l’une des trois matières fondamentales (ou à cheval entre plusieurs) : logique, physique ou éthique. Aussi, la division de l’enseignement par cycles permettrait d’intégrer davantage de cours, en montant progressivement vers l’essentiel. Il faudrait qu’une instance ou qu’un auteur fasse autorité, en essayant de trouver le consensus, pour définir le contenu des cycles et les matières à enseigner. Des conférences, plus libres et ouvertes au public, pourraient aussi compléter l’enseignement. En tout cas, placer la psychothérapie et la pensée stratégique comme des matières fondamentales n’a rien d’évident en soi.
-
Sur les ressources des cours : les auteurs Stoïciens comme référence première
Pour définir les ressources de ces cours, Yordan Tsalov fait souvent référence à des textes modernes. Il dit : « Le cours introductif pourrait suivre The Art of Happiness de Donald Robertson et servir de vue d’ensemble des enseignements stoïciens et être la première occasion pour les étudiants de pratiquer la philosophie» ; sur le même principe, il cite ensuite le livre How to be A stoic de Massimo Pigliucci et d’autres références contemporaines. Je pense que ces textes, aussi bons soient-ils, demeurent des interprétations et que les dérives sectaires que Yordan Tsalov souhaitent éviter peuvent commencer là.
En effet, il faut absolument commencer l’enseignement par la lecture des textes stoïciens eux-mêmes. Épictète faisait lire du Chrysippe à ses étudiants et non les commentateurs de son époque. Les étudiants doivent se confronter dès le début aux sources originales. Le maître pourra les aider à comprendre et à interpréter le texte, mais partir d’un auteur moderne cadre dangereusement la lecture. On sait que c’est l’une des caractéristiques des sectes que de faire étudier les textes originaux à travers la lunette de certains exégètes. Cela ne signifie pas qu’il faille rejeter les commentateurs modernes, mais ces derniers doivent être secondaires par rapport aux écrits des Stoïciens reconnus.
Pour tous les textes, il faut aussi que la discussion soit ouverte. Certaines interprétations font autorité, mais, pour le reste, le disciple doit se sentir en droit de questionner. Épictète, encore une fois, avait des sessions interactives dans son cours : discussions d’un texte ; exercice logique ; etc. Il faut impliquer le disciple dans l’enseignement, il faut qu’il soit incité à se servir de sa Raison pour penser rationnellement et raisonnablement.
-
Les relations entre les Écoles
Un autre point aveugle de l’article de Yordan Tsalov concerne les relations qu’il faudrait avoir entre les écoles stoïciennes elles-mêmes. Ces dernières doivent former un réseau international, en contact permanent. Déjà, parce que l’idéal d’adelphie (de fraternité) stoïcien le veut ; ensuite, parce que l’évolution de l’École sera bien plus effective en maintenant des contacts entre les différents instituts. La Nouvelle Acropole, école philosophique d’obédience plutôt platonicienne, fonctionne sur ce modèle et dispose d’espaces de rencontre à l’échelon local (locaux pour donner les cours), national (l’ancienne abbaye de la Cour Pétral en France) et international (lieux définis selon le pays d’accueil).

Les Écoles pourraient donc se rencontrer à différents échelons au cours de rendez-vous thématiques : jeux olympiques des Stoïciens ; sessions de méditation collective ; célébrations de la Nature (équinoxe, zénith, etc.) ; fêtes autour des personnages importants de l’École ; weekends d’études intensives ; etc. Contrairement à ce qu’avance Yordan Tsalov, « se retirer de la société, aller dans un monastère, faire la position du lotus » n’est pas inutile et peut permettre de se ressourcer pour mieux affronter les obstacles de la vie citadine. Sénèque préconisait à cette fin des retraites dans la Nature. Dans tous les cas, les thèmes possibles de rencontre sont nombreux. Aussi, la Stoicon, organisée chaque année par l’équipe de Modern Stoicism, est un événement qui pourrait parfaitement s’intégrer dans le planning de toutes les Écoles stoïciennes du monde.
En résumé, penser une institution éducative stoïcienne physique, c’est déjà commencer les travaux. Yordan Tsalov a débroussaillé le terrain. Il faut maintenant que les individus disposant des ressources nécessaires – culturelles, intellectuelles, pratiques, institutionnelles, financières, etc. – s’unissent pour que la théorie devienne une réalité. Faire un groupement de toutes les institutions stoïciennes existantes pourrait être un bon point de départ.
Article avalaible in English here : https://medium.com/@unregardstoicien/how-to-bring-back-the-stoic-school-an-answer-to-yordan-tsalov
Photo de couverture. Stoicon 2018 à Londres (crédit : Dominique O’Ryan)