
L’article qui suit est une traduction.
La résurgence du stoïcisme comme philosophie de vie
PARTIE 1 : De la nécessité d’une école stoïcienne
Indépendamment de ce que l’on pense du Brexit (et en tant qu’Européen je peux vous assurer que je ne suis pas particulièrement heureux des événements actuels), beaucoup ont compris le message puissant de la campagne pour le vote Leave (départ) ainsi : reprenez le contrôle. Comme l’a dit Will Straw, l’une des figures de proue du camp du Remain (rester), « en fin de compte, les gens voulaient la force plutôt que le contrôle ».
Il y a un sentiment dangereux et déprimant de perte de contrôle dans la société moderne, qui, dans une certaine mesure, se combine paradoxalement avec l’abondance de choix sur Internet. Un sentiment qui en a conduit beaucoup – de tous âges et de tous horizons – à se sentir sous une grande pression et une grande confusion : faire face constamment à des décisions difficiles, à des désirs et passions qu’ils ne comprennent pas complètement, à essayer de s’intégrer dans un système qu’ils ne peuvent pas saisir, un système qu’il ne faut pas laisser nous écraser non plus, tout en essayant d’être un bon citoyen, ami, collègue, parent et être humain.
Dans cet environnement, il n’est pas étonnant que beaucoup soient à la recherche d’une boussole morale et d’une orientation ou « philosophie de vie ». La société moderne, cependant, n’offre guère de moyens appropriés pour apprendre, explorer et partager une telle philosophie.
Il semble y avoir un vide qui ne peut être comblé ni par un traitement médical, ni par l’observance religieuse. Pour la plupart, ce vide est comblé par trois approches distinctes : les livres d’auto-assistance, le télévangéliste et les gourous du bien-être, et, finalement, les enseignements orientaux (en particulier le yoga). Tous, cependant, manquent d’une certaine qualité, ce qui les empêche de devenir une force robuste qui fournit une réponse adaptée aux problèmes contemporains. Dans le même temps, tous, d’une certaine manière, esquissent des lignes de réponse, et, pour cette raison, j’aimerais explorer brièvement leur nature pour faire valoir les principes qu’une école de philosophie moderne devrait épouser.

Les limites des livres d’auto-assistance
La première, et probablement la plus populaire des approches, est celle des « livres d’auto-assistance ». Il sont divers par leur style et par leur sujet, mais nous pouvons peut-être les diviser en deux grands groupes. Beaucoup d’entre eux s’inscrivent dans le style « x-nombre de conseil pour le succès ». Ils sont faciles et rapides à lire, généralement fiables et emplis de généralités et de grandes assertions. Cependant, ces livres vont rarement au-delà de quelques sagesses occasionnelles, dont la plupart pourraient être transmises par n’importe quelle personne âgée. Ainsi, en ne parvenant pas à être exhaustif ou à présenter un système développé de compréhension du monde, ils n’offrent tout simplement pas un véritable enseignement.
Un autre type de « livre d’auto-assistance » est celui qui est profond et bien pensé, mais dont la portée est trop étroite. Ce sont les nombreux livres sur la stratégie, la persuasion, l’influence, etc., qui peuvent éclairer et offrir des conseils de fond, mais pour lesquels il est rare que les auteurs affirment eux-mêmes, par exemple, que la « pensée stratégique » est suffisante pour vivre une vie bonne. En d’autres termes, ces livres ne concernent pas « les grandes questions » même s’ils dépassent leur cadre spécifique en offrant une orientation générale.
Les charlatans et l’art des réponses simples
La deuxième approche, celle des télévangélistes et gourous du bien-être, consiste à offrir quelque chose qu’aucune religion sophistiquée, aucune étude scientifique ou aucun livre digne d’être lu ne peut offrir : une solution rapide et universelle à tous les problèmes. « Vous vous sentez déprimé ? Donnez-moi 5$ et nous prierons le Seigneur pour votre salut » ; « Vous perdez votre sang-froid ? Donnez-moi 5$ et ce charbon de bois débloquera votre chakra intérieur ».
Il est remarquable que nombreuses personnes, indépendamment de leur érudition ou richesse, tombent dans le panneau, surtout quand la vie prend un tournant plus sombre. Il y a cependant quelque chose à apprendre de ces entreprises. La clef de leur succès est d’offrir une solution… dans un sens, une philosophie. « Tu es misérable parce que tu n’as pas assez été dévoué ». C’est une vision simpliste (et intellectuellement malhonnête au pire), mais c’est une vision que les gens désirent quand ils sont au fond du trou.
Vous comprenez immédiatement ce qui n’allait pas (vous n’étiez pas dévoué), comment résoudre cela (5$) et l’amélioration et la satisfaction viennent en un rien de temps (via un rituel ou un produit de consommation). Aucune réflexion personnelle supplémentaire, remise en cause de ses priorités ou méditation morale n’est requise. 10 à 1000$ par semaine et vous êtes prêt à y aller.
Les enseignements orientaux et le problème de l’évasion
En ce qui concerne la troisième approche, personne ne peut accuser les enseignements orientaux (hindouisme et bouddhisme en particulier) de souffrir des défauts des deux premiers. Ils présentent des philosophies cohérentes, complexes et profondes, et, comme nous pouvons le constater, l’école de Yoga a fait des avancées substantielles dans la société occidentale, attirant une multitude de gens aux cours de yoga.
Cela étant dit, une fois que nous allons au-delà des exercices d’étirement, l’intérêt pour les enseignements orientaux diminue considérablement. L’explication habituelle est que la philosophie orientale est juste trop éloignée des Occidentaux, qui ne peuvent pas se l’approprier et la comprendre. Si tel est le cas – qu’il s’agit simplement d’un problème de présentation – il est déconcertant de constater que tous ces maîtres sages et intelligents, dont beaucoup sont nés et ont grandi en Occident, n’ont pas été capables de trouver un meilleur moyen de présenter leurs enseignements.
Le problème est peut-être plus profond que cela, et, bien que cela puisse sembler philistin, cela peut provenir du fait que ces enseignements ont une certaine composante d’évasion. Quels que soient les obstacles de la vie, la meilleure façon de répondre est de vous retirer de la société, d’aller dans un monastère, de faire la position du lotus et de manger des graines de citrouille. En fin de compte, même si ces enseignements sont profonds, ils ne vous aident pas à régler vos problèmes, mais ils vous fournissent un moyen de vous détacher de vos problèmes.
Partie II : Les principes pour une école de philosophie moderne
Il y a trois principes qui, d’après moi, ressortent de l’examen des problèmes et des forces des approches mentionnées précédemment, qui pourraient guider la création d’une école de la vie de philosophie moderne et des questions qu’elle devrait aborder.
1. Simple, pas simpliste
L’enseignement doit offrir une approche intuitive et compréhensible. Nous devons être en mesure d’en saisir l’essence en un clip de 5 minutes, pas en un livre de 1000 pages. Bien que la satisfaction instantanée de l’enseignement, comme le font les charlatans, ne puisse pas être un objectif honnête, les étudiants devraient être capables dès le premier jour de comprendre ce qu’ils pourraient réaliser à la fin et les premiers pas vers ce but devraient être faciles à faire.
Tout cela ne doit ni « abrutir », ni rendre l’enseignement amateur. Au contraire, l’enseignement doit présenter une orientation complète et stimulante sur le plan intellectuel pour vivre une vie bonne – ou cela tomberait rapidement dans le piège de la plupart des livres d’ « auto-assistance ». L’introduction, cependant, doit être accessible par des gens qui n’ont pas d’intérêt a priori pour les disciplines académiques liées (ou un fétiche pour l’Antiquité).
2. Pragmatique, pas dogmatique
Une école de philosophie ne doit pas devenir une religion. L’une des forces du Stoïcisme romain était sa nature éclectique. Comme Donald Robertson l’a remarqué dans son dernier livre, Marc Aurèle a suivi quelques conseils épicuriens sur le soulagement de la douleur.
Il est encore plus important pour un enseignement moderne de ne pas se restreindre lui-même, mais d’essayer de construire à partir de ses fondements. Cela dit, l’enseignement ne doit pas non plus éviter des sujets tels que que la cosmologie simplement parce qu’ils sont « controversés ». Vivre une vie bonne signifie avoir un but et pour être vraiment en contrôle, vous devez avoir une compréhension de votre nature et de son environnement.
Il n’y a pas besoin pour un tel enseignement de choisir une « réponse » aux questions métaphysiques, mais il doit explorer ces domaines. Il doit aussi explorer d’autres domaines et élargir son champ d’application pour être pertinent et ne pas tomber dans les dérives sectaires.
3. Pratique, pas évasif
« L’obstacle est le chemin ». Non seulement, la réponse aux problèmes quotidiens ne devrait pas être « aller au monastère et faire la position du lotus », mais l’enseignement devrait inspirer l’activisme civique. Les apprenants devraient être encouragés à participer à la vie politique (quelle que soit leur affiliation), ainsi qu’à aider leur communauté locale, à prendre part aux débats et à être au centre de la vie publique en général. Parce que trouver un sens à la vie ne peut pas signifier abandonner le reste du monde, au contraire, cela signifie souvent de le changer.
D’un autre côté, être pratique, non évasif, ne signifie pas que l’enseignement doive offrir des conseils détaillés pour chaque entreprise et l’enseignement ne devrait pas être présenté comme une solution universelle. Plutôt, il devrait offrir des outils à travers lesquels chacun pourrait observer ses propres problèmes. Il devrait offrir une perspective et une approche, et non prétendre savoir à quelles fins cette voie conduirait chaque individu.
Sur le fondement de ces principes, je crois qu’une école stoïcienne pourrait servir un objectif important dans le monde contemporain, qui est dans le besoin d’un enseignement moderne, compréhensif, fondé sur la science, riche en philosophie et en histoire, un enseignement pratique pour vivre une vie bonne ; un enseignement qui n’est pour l’instant proposé par aucune entité unique, bien que beaucoup aient essayé et profité de tels essais.
Partie III : Sur ce qu’une école stoïcienne devrait enseigner
Pour qu’une école puisse épouser ces principes et répondre aux besoins de la société moderne décrits jusqu’à présent, elle peut revigorer les anciennes disciplines stoïciennes – éthique, logique et physique – en les recadrant dans une perspective moderne et se développant sur ces fondements.
Éthique stoïcienne et psychothérapie
Beaucoup a déjà était fait en cette direction, car l’éthique stoïcienne est le cœur de la résurgence de l’ancienne école. Le cours introductif pourrait suivre The Art of Happiness de Donald Robertson et servir de vue d’ensemble des enseignements stoïciens et être la première occasion pour les étudiants de pratiquer la philosophie.
L’étudiant peut suivre le cours introductif avec une poussée plus profonde dans les trois disciplines – jugement, action, désir –, en apprenant à pratiquer certaines techniques et en discutant en classe de la façon dont ces enseignements pourraient être employés dans les situations quotidiennes. Le cours pourrait suivre la structure du livre de Massimo Pigliucci How to be a Stoic (tel que structuré autour des trois disciplines) et les écrits des auteurs anciens.
Les enseignements éthiques peuvent ensuite être complétés par une formation sur les approches scientifiques de la psychothérapie moderne, en se concentrant particulièrement sur la thérapie cognitivo-comportementale, la pleine conscience et la gestion du stress, comme l’a décrit Robertson dans son cours sur la résilience. Non seulement ces enseignements sont stoïciens dans l’esprit, mais ils ont aussi une réelle utilité pratique pour ceux qui les apprennent.
Finalement, sur l’échelle de la progression, après l’Introduction, les Disciplines, la Résilience, se trouve le cours des « Vertus ». Bien sûr, l’étudiant sera plus que familier avec les vertus depuis le cours introductif et il les aura mises en pratique pendant un certain temps, mais dans ces sessions, il aura l’occasion de réfléchir et de débattre, maintenant qu’il possède une connaissance avancée des enseignements stoïciens et qu’il aura été capable de les appliquer pendant un certain temps dans le monde réel. Cela lui donnerait aussi l’occasion d’approfondir ses méditations éthiques et morales personnelles et de produire une réelle contribution sur le lien entre la philosophie et de la vie.
Une fois le programme terminé, il peut ensuite se rendre aux « Méditations », conçues pour maintenir en activité les apprenants de long-terme qui participeraient essentiellement au débat actuel sur la manière dont un stoïcien devrait agir et qui discuterait et méditerait sur sa vie et ses actes personnels.
Métaphysique et histoire de la pensée occidentale
Vénérer Zeus n’aidera probablement pas le mouvement moderne, mais on ne peut pas comprendre l’éthique stoïcienne sans la métaphysique, et on ne peut pas vivre une vie bonne sans méditer sur le sens de la vie. Comme à tout autre époque, l’individu du monde moderne cherche une forme d’explication des « grandes choses », afin de trouver un sens à la vie.
Il n’est cependant pas nécessaire de fournir une seule explication, et encore moins d’enfermer le Stoïcisme dans un dogme. La philosophie occidentale a une longue tradition de débat métaphysique, qui non seulement fournit des réponses différentes, mais aide l’apprenant à ne pas se laisser facilement duper par l’une ou l’autre explication.
Ainsi, un cours d’ « Histoire de la philosophie occidentale », qui met l’accent sur la métaphysique (plutôt que sur l’épistémologie comme la plupart des cours universitaires) , conviendrait aux besoins d’une école stoïcienne.
Présentez aux élèves tout ce que les philosophes occidentaux ont mis sur la table et laissez les choisir ce qu’ils apprécient, ou simplement laissez les être en meilleure compréhension et donc en meilleure harmonie avec eux-mêmes sur ces sujets.
Un cours d’histoire de la philosophie occidentale pourrait aussi avoir d’autres avantages, car il pourrait servir d’excellente introduction aux anciennes écoles socratiques, et une fois que le cours passerait aux temps modernes, il pourrait aussi fournir une introduction à la psychologie – encore une fois, vraiment importante pour le mouvement moderne stoïcien.
Je devrais peut-être souligner que les objectifs d’une école stoïcienne ne devraient pas être académiques, donc on ne s’attendrait pas à ce que les apprenants produisent des analyses ou lisent une certaine littérature. On devrait leur présenter des idées et une compréhension générale, sans les submerger de ce qui est considéré comme attendus pour l’excellence académique.
Le cours d’« Histoire de la philosophie occidentale » pourrait être suivi par un cours « Stoïciens dans l’histoire », qui présenterait des célèbres pratiquants stoïciens, des empereurs aux présidents américains, fournissant aux étudiants des modèles, des exemples de grandes actions stoïciennes et une histoire générale du Stoïcisme. L’importance des modèles a été soulignée à de nombreuses reprises, mais cela est aussi important qu’un cadre général de l’histoire stoïcienne soit établi. Par ailleurs, ce serait un crime de ne pas familiariser les stoïciens modernes avec les écrits de l’un des plus grands auteurs anciens, Sénèque (ou d’un autre grand auteur comme Cicéron qui a montré de l’intérêt pour cet enseignement).
Logique et stratégie
La logique contemporaine est l’une des disciplines les plus pratiques et les plus universelles que l’on puisse étudier. Avec la logique informelle, on peut apprendre l’art de l’argumentation, avec la pensée critique, les façons d’utiliser l’induction et l’analyse et il existe de nombreuses applications pratiques de la logique formelle. Les Stoïciens doivent être d’actifs participants dans les affaires politiques et économiques ; la capacité de penser et d’exprimer sa pensée d’une manière convaincante est et a toujours été une nécessité.
La « Pensée stratégique » est une discipline moderne inspirée de l’Art de la guerre de Sun Tzu (aussi stratège de l’économie moderne) avec une application pratique dans le monde actuel de l’entreprise et de la politique.
Il existe de nombreux livres écrits sur le sujet, et sur lesquels un cours pourrait être fondé (The Art of Strategy par Hwy-Chang Moon, Learning To Think Strategically par Julian Sloan, Good Strategy, Bad Strategy par Richard Rumelt, un cours vidéo comme Strategic Thinking Skills sur le site The Great Courses Plus, etc.).
La capacité d’observer l’environnement, d’anticiper les actions des autres, de se fixer un objectif, de concevoir une grande stratégie et des techniques pour la mettre en œuvre, et de réfléchir à la façon d’utiliser ses forces et d’exploiter les faiblesses de son adversaire, est, en un sens, le mode de pensée le plus stoïcien de tous.
En un sens, la stratégie est exactement un enseignement pour la préméditation de l’adversité et la mise en œuvre d’une philosophie « stoïcienne » dans un cadre professionnel.
Conclusion
Double écueil qu’il faut éviter : ne point ressembler aux méchants parce qu’ils sont le grand nombre, ne point haïr le grand nombre parce qu’il diffère de nous. Recueille-toi en toi-même, autant que possible ; fréquente ceux qui te rendront meilleur, reçois ceux que tu peux rendre tels. Il y a ici une réciprocité, et l’on n’enseigne pas qu’on ne s’instruise.
(Sénèque, Lettres à Lucilius, VII)
Ces dernières années, grâce aux grands efforts de nombreuses personnes, le Stoïcisme a connu un renouveau incroyable. Mais son enseignement n’a jamais été conçu comme une affaire de livres, à pratiquer dans la solitude. Il est temps de ramener le Stoïcisme à la Stoa, et l’enseignement pourra à nouveau être un phénomène transformateur, pour les esclaves comme les empereurs.
Cette publication est une traduction d’un article publié le 26 septembre par Yordan Tsalov sur le site Medium. Vous pouvez consulter la version originale en cliquant ici.
Photo de couverture. Donald Robertson qui anime son atelier lors de la Stoicon 2018 à Londres