
« Personnellement, j’agis selon la morale stoïcienne ». Voici ce qu’affirmait Jean-Luc Mélenchon au détour d’une phrase lors de son débat face à Éric Zemmour, sur RTL, le 12 décembre 2014. L’ancien député européen aujourd’hui président du groupe La France Insoumise est-il vraiment stoïcien ? Enquête.
Dans les médias
On le présente souvent comme un homme passionnel, s’emportant parfois dans des accès de colère et d’indignation. Pourtant, au-delà de ce qu’on en dit, ce n’est pas la première fois que Jean-Luc Mélenchon fait référence à l’école du Portique. Ses premiers accents stoïciens dans les médias semblent remonter à 2012. Il prépare alors sa campagne présidentielle avec un ami, philosophe et spécialiste d’Épicure, Benoît Schneckenburger. Quand le magazine Gala demande au candidat du Front de gauche s’il est épicurien, ce dernier répond : « plutôt marxiste et stoïcien ». Commentaire du magazine pour illustrer la réponse : « À la veille du marathon présidentiel, il laisse de côté le carpe diem et les plats en sauce. » Et Jean-Luc Mélenchon d’ajouter : «J’ai un kilo et demi à perdre pour n’avoir à dormir que 6 heures par nuit ». Ce recours au stoïcisme peut sembler instrumental et quelque peu léger, mais d’autres éléments viennent compléter cette première association de Mélenchon au stoïcisme.
En 2017, de nouveau candidat à la campagne présidentielle, en tant qu’Insoumis cette fois, Jean-Luc Mélenchon fait l’objet d’un portrait dans l’hebdomadaire Politis : « Côté Mélenchon, c’est un candidat gagné par la tempérance qui se présentera finalement aux suffrages de nos concitoyens. Il le dit lui-même : l’insoumis est devenu stoïcien. D’Épictète, il a hérité les vertus de courage – il n’en manquait déjà pas ! – mais aussi de prudence et de modération. Ce qui n’était pas gagné ! ». Les références aux vertus cardinales de l’Antiquité, à Épictète, à la progression en prudence et en modération du candidat… le commentaire laisse penser que Jean-Luc Mélenchon a un rapport plus substantiel au stoïcisme que ce qu’on pouvait en lire dans le magazine Gala cinq ans auparavant.
Entre les deux campagnes de 2012 et 2017, on trouve encore de nombreuses autres occurrences dans les médias. Slate publie en juillet 2014 une interview aux accents intimistes de Jean-Luc Mélenchon, où celui-ci déclare :
L’idée du bonheur est différente selon chacun! Mille fois oui! Mais le cas est réglé depuis la grande Révolution: la liberté de chacun s’arrête là où commence celle des autres… Tout cela ne nous dit rien de ce qu’est le bonheur lui-même, bien sûr! Nous pressentons qu’il est très étroitement lié à notre liberté d’en juger par nous-même. C’est donc moins la liberté des autres qui en est la borne que l’exercice de la nôtre en propre.
Dès lors je suis persuadé que si nous discutons à fond de cette condition initiale du bonheur, on finirait par tomber d’accord sur les valeurs de base du stoïcisme: les conditions d’exercice de notre liberté. On verra qu’il y a ce qui dépend de nous et ce face à quoi nous ne pouvons rien. Dans les deux cas, il faut rester maître de soi-même. On voit ici que le bonheur dépend de notre aptitude à nous émanciper.
Que ce soit dans les portraits ou dans les interviews, Jean-Luc Mélenchon évoque donc souvent, par lui-même, une proximité envers le stoïcisme entre 2012 et 2018.
De la Vertu : un livre imprégné par la philosophie stoïcienne
Cette proximité est probablement à son paroxysme en 2017, puisqu’il publie alors un livre-interview intitulé De la vertu.
Si les historiens verront peut-être dans le titre un lien avec la Terreur révolutionnaire de 1793-1794, les philosophes pencheront pour la référence à l’Antiquité gréco-romaine ; et c’est bien cette seconde interprétation qu’il faut retenir. Dans une interview accordée au Journal du Dimanche, l’homme politique explique :
JDD : Vous sortez un livre au titre claquant : De la vertu. Ce mot recèle quelque chose d’effrayant ; cela renvoie à Robespierre et par là même à la Terreur…
Mélenchon : Le malheureux! On lui a mis sur le dos toutes les violences de la Révolution. Bien sûr, je suis pétri par les principes de 1789. Mais pour la vertu, c’est plutôt le philosophe Marc Aurèle et les stoïciens que j’ai à l’esprit. Eux se demandaient : « Comment être sûr que ce que je fais est bien? »
Dans quelle mesure ce livre, qui présente une pensée politique, articule-t-il les idées stoïciennes dans son développement? Un passage en particulier se veut explicite : le chapitre sur la liberté, à propos de la question du suicide :
Les stoïciens, par exemple, considèrent que la possibilité du suicide est l’argument ultime qui me permet de savoir que je suis libre, puisque, dans les situations contre lesquelles je ne peux rien, je garde toujours la liberté de me soustraire à elles en me suicidant. Je reconnais en moi l’influence des stoïciens et de leur conception de la liberté personnelle.
Les autres lignes n’évoquent pas directement le stoïcisme ou les auteurs stoïciens mais ils n’en demeurent pas moins très proches de la doctrine. Par exemple, Mélenchon reprend l’idée stoïcienne que la vertu est sa propre récompense : « La Vertu n’a pas de récompense. Agir vertueusement est sa propre satisfaction et se suffit. En attendre une récompense n’est pas vertueux. » Il considère les individus comme responsable, pour des raisons proches de celles du stoïcisme : « Exempter qui que ce soit de sa responsabilité, c’est nier son humanité ». Il reprend l’idée des cercles de Hiéroclès, illustrant le fait que mon intérêt propre passe par celui des autres : « La Vertu, c’est donc la passerelle entre ce qui est bon pour tous et ce qui est bon pour soi ». Il soutient que la loi n’est pas au-dessus de la loi de la vertu : « Il doit donc toujours rester dans toutes les sociétés réellement démocratiques, non seulement un droit de contestation, mais un devoir de désobéissance à la loi quand il devient évident qu’elle n’est pas vertueuse. » Il insiste sur le processus transformateur du chemin de la Vertu : « Comment fait-on pour être vertueux ? Ce n’est pas donné, c’est l’objet d’une construction de soi. L’apprentissage de la règle commune, la volonté de s’y conformer, et la compréhension du fait que c’est le seul mode de vie commun possible est le résultat d’un apprentissage. » Il fait le bilan de sa propre expérience : « Honnête [moi], oui. Vertueux ? Autant m’autoproclamer « santo subito », saint républicain. J’ai fait du mieux que je pouvais pour que mon action soit conforme aux principes que je défends. Je n’ai jamais aliéné ma décision à des principes d’amitié, de copinage, personnel ou idéologique. Je me suis efforcé d’être vertueux. C’est une exigence que j’avais à l’esprit.» Il médite sur la mort sous la forme d’un memento mori, en dénonçant le fait que la mort est aujourd’hui invisibilisée dans la société : « jamais la vie n’est si forte, aussi intense à vivre, que lorsqu’on réalise qu’elle ne sera pas toujours ». Un lecteur intéressé par le stoïcisme trouvera de multiples échos avec ce système.
Bref entretien avec Jean-Luc Mélenchon
Que l’on partage ou non les idées de Jean-Luc Mélenchon, force est de constater que le stoïcisme constitue donc une ressource à part entière de sa réflexion politique. Il s’est bel et bien déclaré stoïcien, à plusieurs reprises. Est-ce toujours le cas aujourd’hui ? Et à quoi renvoie précisément le terme « stoïcien » pour lui ? Mes demandes d’entretien sont restées sans réponse. Néanmoins, j’ai fini par pouvoir lui poser directement la question à l’issue d’une projection-débat à Strasbourg, le 27 novembre 2019, au cinéma l’Odyssée. L’entretien fut très rapide, moins de 3 minutes, car il s’est déroulé après le débat, dans l’aparté habituellement réservé aux dédicaces, félicitations et salutations, et il était clair que la rencontre arrivait à son terme.

Je n’ai malheureusement pas pu enregistrer cette discussion mais j’ai noté immédiatement après les déclarations retenues les plus pertinentes. J’ai ainsi pu obtenir trois éléments de réponse :
- Jean-Luc Mélenchon était bien intéressé voire adepte du stoïcisme auparavant : « je me suis largement imprégné de stoïcisme pendant des années »
- Au jour de l’entretien, il déclare avoir pris des distances avec ce système : « j’ai une relation plus distante au stoïcisme à présent, car le stoïcisme dit qu’il ne faut pas se mêler de politique parce que ça créé trop de troubles, c’est une philosophie de la mesure »
- Son ami, philosophe, spécialiste de l’épicurisme, Benoît Schneckenburger, l’a toujours incité à suivre l’épicurisme plutôt que le stoïcisme, notamment avec pour argument que le premier système est athée, le second un peu moins. Jean-Luc Mélenchon connaît bien Lucrèce (il l’a cité lors des débats de l’Assemblée nationale sur la Procréation médicalement assistée, en septembre 2019), mais, pas nécessairement convaincu, il n’est pas tombé dans le Jardin d’Épicure pour autant. Selon son expression : « là, vous me voyez orphelin de maîtres à penser »
J’aurais aimé découvrir plus en détails son rapport au stoïcisme mais il est en tout cas évident que Jean-Luc Mélenchon a vécu quelque temps avec les stoïciens. Certaines parties de son système de pensée politique sont explicitement construites à partir des idées du Portique. À celles et ceux qui voudraient lui refuser le qualificatif en raison de sa prétendue « colère » voire « haine », j’aimerais souligner, d’une part, que le progressant stoïcien peut ressentir de la « colère » ou de la « haine » (justement parce qu’il est encore progressant), et, d’autre part, qu’il faut distinguer l’image médiatique de l’homme et ce qu’est l’homme lui-même. Les médias, et cela est valable pour tous les politiciens, ne montrent qu’une image fragmentée des acteurs en jeu. La simple lecture des écrits de Jean-Luc Mélenchon ou le visionnage des vidéos qu’il produit sur sa propre chaîne YouTube montrent un profil différent de celui construit dans les médias de masse. La pureté de l’intention morale et les mouvements de l’âme restent inaccessibles à l’œil des caméras et à l’oreille des micros. La haine et la colère ne sont pas des faits objectivables. On peut les ressentir sans les exprimer ; on peut les exprimer sans les ressentir (pour faire passer une idée par exemple). Cet aparté n’a pas pour objectif de défendre Jean-Luc Mélenchon ou d’en faire un modèle de stoïcisme – d’autant plus qu’il reconnaît avoir pris ses distances – mais invite plutôt à fonder un jugement plus nuancé, en tenant compte des informations biographiques qui existent en-dehors des œillères médiatiques.
Quant aux raisons qui l’ont récemment conduit à se détacher de la doctrine, elles sont justement entendues et quelque peu objectées dans le stoïcisme moderne. Le stoïcisme moderne, tel que présenté par Lawrence C. Becker (A New Stoicism) par exemple, est entièrement compatible avec une position athée ou agnostique et ne requiert aucune croyance en un dieu quelconque. Par ailleurs, le stoïcisme est en réalité depuis toujours une ressource à l’action et à la pensée politiques. Chrysippe, dans le premier livre des Genres de vie affirme que « le sage participera à la vie politique si rien ne l’en empêche ». L’opposition stoïcienne au sénat romain du Ier siècle après Jésus-Christ est un cas pratique d’action politique menée à partir de la doctrine de Zénon. Aujourd’hui, des universitaires comme Valéry Laurand, Kai Whiting ou Eric Siggy Scott illustrent par leurs écrits et leurs engagements l’articulation possible entre stoïcisme et politique.
Dans tous les cas, Jean-Luc Mélenchon fait partie des rares politiciens à travailler en étroite collaboration avec des philosophes, comme Benoît Schneckenburger et à s’inspirer de sagesses antiques, comme celle du stoïcisme. Gageons qu’il soit rejoint par un nombre croissant d’acteurs au sein du champ politique et que les systèmes de philosophie pratique nourrissent la réflexion et l’engagement de chacun.
Image de bannière : Jean-Luc Mélenchon, Toulouse, Jean-Jaures, 1er juin 2013, Pierre-Selim
Acheter De la vertu en ligne : https://amzn.to/3a088Jf