
Oubliez tout ce que vous savez de la philosophie antique : elle n’est ni la discipline du raisonnement logique (logos) par opposition au discours mythique (mythos) ; ni l’amour de la sagesse au sens le plus rationnel du terme ; ni un mode de vie accompagné de discours raisonnables. Bien au contraire, dans son essai La philosophie antique, l’historien Pierre Vesperini montre que ces conceptions universitaires et ces lieux communs ne correspondent pas vraiment à la réalité historique.
L’histoire de la philosophie antique que propose de faire l’auteur est une histoire véritablement historique. Au lieu de présenter de façon systématique les idées et les doctrines des principaux philosophes de l’Antiquité (ce que font les histoires philosophiques de la philosophie antique), Pierre Vesperini explique qu’ « il s’agit ici d’essayer de reconstituer les différentes expériences qu’on appelait « philosopher » dans l’Antiquité » (p.11).
Méthodologie de l’auteur
Comment l’auteur reconstitue-t-il ces expériences ? Tout d’abord, il ne s’en tient pas aux seuls textes d’auteurs considérés comme philosophes et s’appuie sur une très large gamme de documents et de ressources : « c’est souvent dans les sources les plus inattendues – fragments de poésie mélique, vieilles chroniques, inscriptions, etc. – que l’historien peut trouver les témoignages les plus décisifs, les plus nécessaires à une histoire véritablement historique de la philosophie » (p.51). Il ne faut s’interdire aucune lecture et lire le plus possible l’archive générale d’une époque.
Ensuite, il faut lire ce tout avec un regard neuf. Pierre Vesperini explique qu’il faut utiliser les termes, notions et catégories en usages dans la société étudiée et ne pas projeter ses propres schémas de pensée. Par exemple, dans la philosophie antique, la spiritualité, la subjectivité, l’individu ou le rationalisme sont des notions qui n’existent pas. Il ne faut donc pas utiliser ces termes. Aussi, la philosophie, dans le monde qui est le nôtre, est globalement définie comme une
« activité consistant à penser, à l’aide de la seule raison, du seul raisonnement, tous les objets possibles (à commencer par les conditions de possibilité et de validité de cette activité elle-même), en dialogue avec une tradition qu’elle se construit elle-même. Cette tradition inclut des penseurs dont certains se disent philosophes, d’autres non (comme saint Paul, Machiavel ou Freud), mais que l’on retient comme tels » (p.59).
Or, comme nous le verrons, cette définition n’est pas celle de la philosophia de l’Antiquité. Il est donc nécessaire de ne pas projeter cette définition dans le travail historique réalisé.
Pour ne pas tomber dans des biais idéalistes, il faut également poser des questions qui ont rapport aux usages plutôt qu’aux sens : qu’est-ce que philosopher ? Quel est l’usage de la philosophie ? L’auteur souligne bien que ce n’est pas à lui de définir ce que signifie « philosopher ». Son rôle consiste simplement à enregistrer les différents témoignages se rapportant à des activités qualifiées de philosophique et à des individus qualifiés de philosophes.
Pour reconstituer ces usages, façons de faire et les environnements dans lesquels ils se déroulent, l’historien s’appuie sur les outils des sciences humaines :
- L’anthropologie pour étudier les sociétés à partir de leurs propres catégories/notions/schémas de pensée : la philosophia n’équivaut pas à notre philosophie, le logos n’équivaut pas à notre raison, le verum n’équivaut pas à notre vrai.
- La sociologie pour faire attention au statut social des personnages étudiés, aux compétitions qui les opposent et aux stratégies qu’ils élaborent.
- La linguistique pragmatique pour situer les énoncés dans le contexte global de leur énonciation. C’est comme cela que « Louis Robert a montré que les épigrammes de Lucilius n’étaient pas des comptes rendus objectifs mais des plaisanteries jouant avec le vocabulaire technique des concours athlétiques » (p.54).
- L’épistémologie historique pour mieux comprendre les modes de savoirs et de vérité d’une époque donnée.
- Et les autres disciplines comme la psychologie et la philosophie qui fournissent aussi des outils utiles pour approche les objets d’études de l’historien.
À partir de là, l’étude de Pierre Vesperini se divise en cinq grandes parties : À la recherche de la philosophe antique ; Le temps des sages ; Athènes ; Alexandrie ; La Révolution romaine.
Les influences traditionnelles de l’historiographie moderne
Dans la première partie, l’auteur passe en revue les sources traditionnelles utilisées pour faire l’histoire de la philosophie antique. Il s’intéresse aux écrits de Diogène Laërce, Walter Burley et Hornius et rend, selon sa propre expression, chaque personnage à son monde.
Diogène Laërce apparaît ainsi être un « modeste érudit de province, qui cherchait la gloire en composant un recueil précieux par la quantité d’informations utiles (utiles pour son public, pas pour nous), par ses raretés (comme les lettres d’Épicure), et par ses épigrammes, si raffinées, si artistes, qu’elles seront recueillies dans l’Anthologie palatine » (p.21).
Walter Burley, l’un des représentants de la scolastique médiévale, a, pour sa part, écrit une compilation, le Liber, souvent considérée comme une histoire de la philosophie antique (ce qui n’est pas le cas). Pierre Vesperini qualifie plutôt son œuvre de récréation médiévale qui, « à l’instar de la Souda par Robert Grosseteste, cherchait à mettre l’Antiquité à la portée d’un public fasciné » (p.27).
Hornius, professeur d’histoire, de politique et de géographie à l’université de Hardewijk dans la Hollande du XVIIe siècle, est souvent considéré comme le précurseur de l’histoire de la philosophie antique. Il est parmi les premiers à publier une histoire de la philosophie qui parte des origines pour aller jusqu’à son époque. L’historien s’étonne néanmoins : l’origine de la philosophie remonte chez lui à Adam Eve. Adam possédait la sagesse naturelle et divine mais la Chute lui a fait perdre cette connaissance. Pour Hornius, la philosophie païenne (la philosophie antique pour nous) recherche une sagesse humaine, éristique, sophistique (ce qui la divise en sectes) et correspond en fait à la sagesse du diable tandis que la philosophie d’Adam est la seule qui vaille, articulée sur la théologie et la piété.
Mais, parmi tous les cadrages, c’est la révolution allemande et notamment Hegel avec ses Leçons sur l’histoire de la philosophie, qui marqueront la plus grande influence sur nos conceptions de la philosophie antique. Deux idées principales émergent de ce mouvement : l’idéalisation de l’antique et l’élévation de l’Histoire au rang de science fondamentale de l’esprit, de science qui permet d‘observer l’évolution de l’esprit humain. Aujourd’hui encore, l’antiquité est étudiée à partir de ce schéma de pensée. L’héritage de Hegel est quasiment omniprésent : la philosophie est vue comme une science visionnaire et comme la discipline qui marque le passage du mythe à la raison tandis que l’Histoire est appréhendée comme la progression de l’esprit humain, entre autres.
Or, pour Pierre Vesperini, c’est une aberration. Cette histoire est idéaliste, philosophique mais ne repose pas sur un travail d’historien, ne repose pas sur ce que disent les archives à disposition et n’est donc pas historique. Son essai vise donc à combler cette lacune que Diogène Laërce, Walter Burley, Hornius et la Révolution allemande (avec Hegel surtout) ont laissé derrière eux.
Le temps des sages
Pour l’auteur, l’histoire de la philosophie (philosophoi) commence avec les sages (sophoi). Ce sont des personnages légendaires ou historiques, des poètes et des législateurs, des devins et des « philosophes présocratiques », par exemple : Homère, Hésiode, Calchas, Orphée, Musée, Abaris, Pythagore, Épiménide, Thalès, Sappho, Empédocle, Parménide, Pindare, Onomacrite, Solon… Ils sont appelés sophoi car ils possèdent la sophia, qui est à la fois une sagesse et un savoir :
« les sages savent les coutumes, les histoires, les rites, les généalogies, les règles de vie et de maintien, les régions et les peuples du monde, toutes connaissances qu’ils ont pu accumuler au cours de leurs voyages. Mais la manifestation par excellence de cette omniscience, c’est la connaissance de l’invisible : le passé, le présent et l’avenir […] mais aussi la nature (phusis). » (p.64).
Cette sophia se reçoit des dieux : « le sophos est un inspiré, un élu, désigné par les dieux » (p.64).
Grâce à leur sagesse-savoir, les sages peuvent soigner les hommes, les maladies du corps et les troubles de l’âme ; ils peuvent prédire les phénomènes naturels comme les éclipses et les tremblements de terre ; ils savent résoudre les conflits de la cité, apaiser les querelles ; ils savent initier de nouveaux rites pour attirer sur les hommes la bienveillance des dieux, etc. Les cultes à mystères sont d’ailleurs des rites fondés par les sages qui permettent aux hommes de s’initier à un savoir secret donnant accès à une condition de dieu (à un « devenir-dieu ») après la mort.
« L’expression « devenir-dieu » est pour nous un peu choquante, parce que nous concevons Dieu comme une transcendance. Elle ne l’était pas dans un monde où les dieux, non transcendants, il faut y insister, habitaient avec les hommes, et dans un monde où la religion polythéiste multipliait les divinités et les gradations entre les divinités : dieux, démons, héros, âmes. Devenir dieu, cela ne voulait pas dire devenir Zeus. Cela voulait dire qu’on accédait, après la mort, à une condition divine, supérieure à celle du commun des mortels, faite de bonheur et d’éternité » (p.68)
L’auteur précise que les mystères les plus fameux sont ceux d’Éleusis, remontant au Vie siècle et qui dépendent d’Athènes.
Pour comprendre le passage de la sophia à la philosophia, de la prétendue émancipation du savoir par rapport à la religion, Pierre Vesperini s’intéresse alors à deux figures clefs : Thalès de Milet, le « premier philosophe » et Anaxagore de Clazomènes, le dernier représentant des penseurs ioniens.
Thalès
Très peu d’informations nous ont survécu sur Thalès, si ce n’est qu’il a vécu à Milet à l’époque de Crésus (vers 500 avant J.-C) et qu’il a été reconnu comme un sage de son vivant. Ce qu’il y a d’intéressant, c’est que chez lui, la pensée rationnelle ne s’oppose pas aux dieux. Le poème de Callimaque où le fils de Bathyclès porte la coupe à Thalès illustre par exemple une scène où « la pensée rationnelle s’exerce dans un espace consacré aux dieux, et en relation avec eux » (p.71). Là, le sage trace simplement des figures géométriques dans le sable de la cour du temple d’Apollon à Didymes. Plus encore : Thalès sacrifie un bœuf aux dieux quand il parvient à inscrire un triangle rectangle dans un cercle. Tout cela montre que la sagesse de Thalès dépend en fait d’Apollon.
Or, il apparaît que les commentateurs ont eu tendance à voir chez Thalès un esprit scientifique et empirico-déductif, notamment parce qu’il aurait déduit, en observant que l’aimant attirait le fer et que l’ambre frotté attirait les corps légers, que les choses en apparence inanimées sont animées. En fait, comme l’explique très bien l’auteur, sa recherche est d’ordre divinatoire : Thalès repère des indices comme l’aimant et l’ambre et y reconnaît des signes envoyés par Apollon pour saisir l’invisible. Il se comporte comme un devin. Il ne déduit pas, il interprète les signes. En outre, il n’a pas seulement vu que l’aimant et l’ambre étaient plein d’âmes mais aussi que ces âmes étaient des dieux, ce qui nous éloigne du savoir empirico-déductif moderne.
En bref, « Thalès ne rompt pas avec son monde, mais prend place au contraire dans le paysage religieux de sa cité » (p.73).
Anaxagore
Anaxagore, pour sa part, est souvent considéré comme le lien entre l’école d’Ionie et Athènes : « on lui attribue la doctrine selon laquelle l’univers aurait été ordonné par le Noûs, couramment traduit par ‘’intellect’’ » (p.75), ce qui en a fait un homme des Lumières pour bon nombre d’interprètes ; d’autant plus qu’il fut obligé de fuir Athènes parce qu’on l’aurait accusé d’« athéisme ». En réalité, Anaxagore est un sophos dans la plus pure tradition. Il perçoit des visions qui lui viennent des dieux. Il a ainsi « prédit la chute d’une météorite à Abdyos, l’écroulement d’une maison, une éclipse de soleil, et la submersion des montagnes de Lampsaque » (p.75).
Comme Thalès, Anaxagore voit ce qui est caché : il voit les éléments qui constituent les choses, par exemple la chair, l’os, l’eau ou le feu ; il voit que l’eau contient aussi du bois, de l’écorce et des fruits et que le pain contient de la chair, des os, des veines, des nerfs, des cheveux, des ongles, des ailes, des cornes, etc. Le désordre des choses est ordonnancé par le Noûs qui est une puissance faite d’intelligence, de volonté et d’affect. C’est aussi un dieu.
Anaxagore a eu pour précurseur Hermotime, un homme qui s’est rendu célèbre par la capacité qu’avait son âme de quitter son corps. L’école de Platon et d’Aristote ont conservé son souvenir dans les textes. Les savants font d’Hermotime un être légendaire mais rien ne le justifie pour Pierre Vesperini :
« En fait, assigner Hermotime à la légende permet de l’exclure de l’histoire de la philosophie : pour l’historiographie traditionnelle de la philosophie antique, il est évidemment embarrassant que l’Aufklärer Anaxagore ait suivi les traces du « chamane » Hermotime » (p.77).
Le discours d’Anaxagore reprend donc l’enseignement d’Hermotime et tient en deux points : il y a un noûs dans l’univers comme dans tous les êtres vivants ; ce noûs est un dieu. Il s’agit d’un discours théologique qui relève d’une expérience de pensée n’ayant rien à voir avec ce que nous nommons le rationalisme ou la science moderne. Surtout, comme le note l’auteur en consultant les archives de son procès à Athènes, Anaxagore a été condamné non pour son athéisme mais parce qu’il a voulu introduire une doctrine nouvelle sur les dieux.
Athènes et la philosophia comme fête
Après l’époque des sages, la conception et les pratiques de la philosophia s’imposent donc progressivement à Athènes, à l’époque de Périclès (vers 450 av J.-C.). L’une des principales idées de ce chapitre est que la philosophia à Athènes est une fête. Le discours de Périclès après la guerre contre Sparte est assez évocateur : il oppose le mode de vie athénien, fondé sur la détente, la vie libre de contrainte, la vie nonchalante et un courage militaire certain au mode de vie sparte, fondé sur la sévérité, l’austérité, l’entraînement physique, la dureté.
Dans ce discours, Athènes renvoie une image de fête où le délassement occupe une place importante à côté des activités militaires. Ces délassements consistent en des concours, fêtes religieuses, jouissance de belles demeures et… la philosophia ! C’est à cette époque qu’apparaissent les sophistes (sophistai) qui désignent aussi bien (et ce, jusqu’à la fin de l’Antiquité, précise l’historien) des escrocs que des sages (sophoi). Ces sophistai, quand ils sont sages, sont des sages différents des sages archaïques car leur savoir-sagesse n’est pas initiée des dieux mais se transmet. Aussi, contrairement à une idée répandue, le savoir des sophistes ne concerne pas toujours l’éloquence :
« Sur le tombeau d’Isocrate, Gorgias, qui avait été son maître, était figuré en train d’examiner une sphère céleste avec Isocrate : autrement dit, c’était le savoir physique qui constituait, aux yeux de son discple, la partie essentielle de son savoir, et non le savoir de l’éloquence, comme pourrait le laisser croire le Gorgias de Platon » (p.87).
En vérité, les sophistes connaissent tout, comme les sophoi : les sciences de la nature, la géographie, l’histoire, les mathématiques, les sciences morales et politiques… Chez eux, le savoir est polymathie. Ce sont les voyages qui forment cette connaissance : l’antique sophos et législateur athénien Solon a par exemple voyagé dix ans pour voir/savoir. La sophia des sophistes est donc du savoir, « qu’on collecte en voyageant et en regardant. Et philosophein, c’est rechercher ce savoir » (p.88). Pierre Vesperini le répète : rien ne permet de distinguer le savoir des sages et celui du sophiste si ce n’est le mode d’acquisition.
En-dehors de l’aspect polymathique du savoir des sages et des sophistes, l’auteur souligne que le philosopher athénien est aussi une activité esthétique et discursive. Elle est esthétique car les maîtres de la sophia ont pour habitude de dévoiler leur savoir dans de véritables performances, les epideixeis, que l’auteur traduit par « conférences-spectacles ». Ces conférences-spectacles se déroulent dans l’espace public (les théâtres, les gymnases, l’agora) mais aussi dans les belles demeures des riches Athéniens. Elles sont vécues comme un moment de fête, de réjouissances, de délassements.
Gorgias s’est par exemple fait connaître en proposant à son public de choisir le sujet de discussion, c’est-à-dire en s’exposant au risque de l’improvisation, en s’exposant au risque de ne pas savoir répondre et en créant un plaisir esthétique nouveau. En ce sens, la philosophia est un spectacle et ce spectacle peut devenir une joute s’il y a deux conférenciers.
C’est en opposition à cette philosophia comme art du spectacle que Platon se dresse dans sa République et qu’il parle alors de la « vraie philosophie » par opposition à la philosophie de spectacle. Pierre Vesperini n’émet aucun avis là-dessus : « un historien de la philosophie antique doit donc se garder de dire qui sont les ‘vrais’ philosophies, et simplement décrire les différentes expériences qui se présentent comme relevant de la philosophia » (p.94).
Le second aspect du philosopher identitaire athénien concerne le discours. Un virtuose du discours savant (logos) peut convaincre de n’importe quoi, de tout et de son contraire. Cette dialectique est associée à un scepticisme radical par les sophistes : si l’on peut convaincre de tout, c’est que la vérité nous échappe toujours. Ainsi, la dialectique est dangereuse car elle peut remettre en cause l’ordre moral. À cause des sophistes, une certaine partie de l’aristocratie impérialiste athénienne méprise les dieux et la justice et remet en question l’ordre moral, bien que les sophistes eux-mêmes n’approuvent pas ces comportements, Gorgias enseignant qu’il faille se comporter avec justice et tenue dans le Protagoras de Platon.
Socrate
C’est dans ce contexte que Socrate apparaît. Pierre Vesperini revient alors sur l’image que les modernes en donnent souvent : « premier philosophie du doute, de la critique, de la discussion dialectique [et qui] invite l’individu à réfléchir sur lui-même, à se saisir, à s’appréhender comme sujet et non (ou bien et non seulement) comme citoyen » (p. 110).
En fait, notre image moderne de Socrate est trompeuse. En s’appuyant sur les éléments qui se retrouvent chez différents auteurs et notamment chez Platon et Xénophon, l’historien souhaite présenter Socrate plus finement, dans son époque. D’abord, Socrate est un artisan : sculpteur comme son père, il était exclu de l’élite aristocratique mais suffisamment riche pour être hoplite. Il possédait 70 mines d’argent placés à intérêt chez Criton.
Sa condition change quand Criton tombe amoureux de lui, ou plus exactement de son âme et qu’il décide de l’initier à la paideia (pédérastie). Socrate rejoint alors le monde des aristocrates. Pierre Vesperini explique que le rôle de l’éros dans la philosophie de Socrate n’est pas une métaphore mais une véritable passion. Il prend appuie sur le témoignage d’Aristoxène de Tarente, disciple d’Aristote, qui dit que Socrate avait la passion de l’amour mais sans rien commettre de malhonnête ; une façon de souligner que les plaisirs de l’amour ne sont pas un mal chez Socrate – ils attestent au contraire de la bienveillance des dieux à notre égard – mais qu’il ne faut tout simplement pas s’y livrer sans maîtrise de soi.
Il y a tournant dans l’histoire de Socrate, lorsque Chéréphon, son ami d’enfance, consulte l’oracle d’Apollon à Delphes pour demander qui est l’homme le plus sage et que le dieu répond que c’est Socrate. Socrate comprend cette réponse comme une énigme : pourquoi est-il le plus sage ? En interrogeant ceux qui passent pour des sages, les politiques, les généraux, les sophistes, les devins, les poètes, etc. Socrate réalise qu’ils ignorent ce qu’ils croient savoir. Il comprend alors que c’est la solution de l’énigme : « il est le plus sage parce qu’il sait qu’il ne sait rien. C’est cette déclaration qui est devenue, à partir du XVIIIe siècle, un des étendards du rationalisme occidental, Socrate apparaissant comme le modèle du philosophe sceptique. » (p.116)
En réalité, Socrate n’est pas un modèle de scepticisme ou de science. Il indique simplement que le savoir humain ne vaut rien puisque seuls les dieux savent et que d’après eux, l’ignorant conscient de son ignorance est le plus sage. Socrate se donne alors pour fonction « d’être une sorte de guerrier portant secours au dieu de Delphes, au dieu de la sagesse archaïque » (p.116). Son attitude est nouvelle et est proche de la superstition : il a tout abandonné pour se mettre au service du dieu, presque comme un esclave.
Si l’auteur considère Socrate comme « l’envoyé des dieux », c’est parce qu’il arrive dans une Athènes qui ne tient pas compte des dieux, qui adopte une politique d’hubris et qu’il vient justement combattre cela. L’aspect essentiel de son combat est que Socrate combat avec les armes les plus modernes de son temps, celles des sages, c’est-à-dire la dialectique et l’éloquence. Son combat attire de nombreux jeunes gens, plutôt riches, qui prennent plaisir à le voir humilier en public les sophistes/sages de la cité.
« Quoi qu’il en soit, les sources sont suffisamment riches pour que nous puissions affirmer que le projet de Socrate se situe aux antpodes des trois « ismes » qui se sont volontiers reconnus en lui : rationalisme, humanisme, existentialisme. C’est un maître de la rationalité (de la rationalité dialectique), mais il fait servir cette virtuosité à la démonstration du néant de la sophia humaine. Et s’il invite à « prendre soin de soi », de « son âme », etc. ce n’est pas dans le dessein de construire une subjectivité souveraine, mais dans celui d’accorder son âme le plus possible « au dieu ». Et la recherche de cet accord passe par le retrait de la politique : ce débrayage menaçait directement la démocratie, fondée sur la participation des citoyens » (p.118).
Finalement, Socrate et, plus précisément ses amis, représente aussi une menace pour la démocratie athénienne. Ces derniers sont partisans de l’établissement à Athènes d’un régime oligarchique sur le modèle de Sparte. Lorsque la cité perd contre Sparte, les amis de Socrate organisent un coup d’État puis mettent en place le régime impopulaire des Trente Tyrans. Pierre Vesperini soutient que la vraie raison de la condamnation de Socrate se situe ici : en reprenant le pouvoir, les Démocrates condamnent Socrate à mort en raison de ses liens avec le régime tyrannique.
Platon
Platon est le disciple de Socrate. Il aurait accepté de prendre des charges lors de la période des Trente Tyrans mais se serait retiré lorsque le régime commença à commettre des crimes. Contrairement à Socrate, il pense que la sophia humaine a un contenu et qu’elle doit permettre d’unir les êtres humains. Pour Platon, « ceux qui philosophent correctement seront unis par un lien d’amitié (philia) et de loyauté, de foi réciproque (pistis) nécessaire au gouvernement […] mais aussi à la prise du pouvoir » (p.127). C’est cette visée politique qui le conduit à ouvrir son école, l’Académie. Il s’agit d’une institution nouvelle.
Pierre Vesperini qualifie les écoles philosophiques d’associations privées – même si elles n’ont pas formellement de statut associatif – car elles étaient perçues comme telles. Le monde des associations grecques reste un univers flou qui comprend aussi bien des associations professionnelles, qu’initiatiques et médicales. En l’occurrence, les écoles philosophiques sont proches des associations initiatiques. L’Académie se distingue en ce qu’elle ne propose pas d’atteindre le bonheur mais un savoir qui permet de gouverner les cités selon la justice.
Ce savoir platonicien ne peut pas se communiquer, il est du même niveau que le savoir de l’expérience des mystères d’Éleusis. Platon partage l’idée de Socrate selon laquelle aucun savoir par écrit ne peut être un savoir véritable. Seul l’âme peut le générer d’elle-même. Pourquoi écrit-il alors ? Pour Pierre Vesperini, Platon écrit par jeu, dans cet esprit festif athénien ; mais c’est un jeu qui met sur la voie de la connaissance suprême. Plus encore, « les dialogues ont pour fonction non pas de transmettre la doctrine de Platon, mais d’attirer les âmes bien nées dans son école, et cette fonction psychagogique sera d’ailleurs critiquée comme forme de séduction rhétorique » (p.152).
Les cyniques
Après Socrate et Platon, l’auteur s’intéresse aux cyniques. Ces derniers vivent dans la rue, sont vêtus d’un manteau grossier qui leur sert de couverture et sont présents dans toutes les cités. Ils n’appartiennent pas à l’élite et ont voulu suivre puis imiter Socrate en allant plus loin que lui-même. Le premier cynique reconnu comme tel est Antisthène, maître de Diogène. D’après le Banquet de Xénophon, il était fou d’amour pour Socrate.
Antisthène est un solitaire qui propose de se libérer de tous les liens qui entravent l’exercice souverain de la puissance d’agir : pas d’asservissement au travail, à la politique, à l’amitié, à la famille, à l’argent, aux biens matériels, à nos propres sensations… Il n’était pas opposé au plaisir sexuel et invitait à le satisfaire, dans la mesure où c’est une façon de le contrôler, en se masturbant ou en couchant avec n’importe quelle femme. Il encourageait également à entraîner son esprit et son corps à supporter la douleur en embrassant les statues en période de grand froid ou en se roulant dans le sable brûlant en été.
Diogène va plus loin encore et radicalise Antisthène. Il met en scène son mépris des lois d’une façon spectaculaire : il dort dans la rue, fait ses besoins et se masturbe en public. Il a écrit une République où il défend des rapports sexuels sans limite, y compris violents et incestueux, où les femmes appartiennent à tout le monde. L’auteur ne sait dire si cet écrit est une pure provocation ou bien s’il s’agit d’un projet sérieux. Dans tous les cas, le cynisme vise aussi à un devenir-dieu.
Le cynisme ancien finira par s’adoucir et les cyniques deviendront progressivement une simple présence presque honorifique dans un paysage civilisé. Le mouvement philosophique se transformera par la suite un mouvement littéraire ayant pour principale caractéristique le « sérieux comique ». Des auteurs comme Ménippe, Méléagre de Gadara ou Rabelais appartiennent à ce « cynisme littéraire ».
Aristote
Aristote, pour sa part, est le disciple de Platon. Les textes qui nous sont parvenus sont souvent critiqués pour leur manque de cohérence . L’auteur explique qu’il faut en réalité les lire comme si Aristote était au travail devant ses auditeurs, comme la transcription d’un séminaire. Aussi, le philosophe du Lycée est souvent présenté comme un empirique par rapport à Platon, idéaliste. En réalité, les deux sont aussi ancrés dans le réel et la principale différence réside dans leur relation au savoir livresque.
Aristote distingue tout comme Platon un monde sublunaire, le nôtre et un monde divin, immobile et éternel. Alors que Platon voulait introduire la connaissance du monde divin à travers la science (les mathématiques notamment), Aristote lui souhaite se concentrer sur la connaissance terrestre car il considère le divin comme inaccessible. Ce monde ici-bas suffit pour nourrir son immense curiosité.
Le Stagirite s’oppose aussi au fondateur de l’Académie au niveau de la méthode de recherche : Platon fait table rase du passé ; Aristote invente l’état de la recherche. Il récolte tout ce que l’on sait pour chaque sujet : traditions, observations, opinions des gens de métier, curiosités de langues, comportements, etc. Il ordonne les faits et en tire des conclusions. Cependant, ce qui a échappé à la plupart des commentateurs, note Vesperini, c’est qu’Aristote n’a jamais classé la logique au rang de science mais qu’il s’exalte devant la dialectique, à la fin des Topiques notamment.
Cet intérêt pour la dialectique est important car il donne des indications sur sa méthodologie : « alors qu’il est souvent considéré comme le fondateur de la logique, il procède, dans les traités, selon la méthode dialectique : les conclusions ne résultent pas des règles fixées par les Seconds analytiques, mais de la formulation des problèmes (aporiai) et de la discussion des endoxa [les idées admises] » (p.176). En fait, Aristote a une sorte de confiance absolue dans l’autorité de l’expérience humaine. C’est pourquoi il tient aussi compte des légendes, des proverbes, des constitutions etc. dans sa collecte des faits. À la différence de Platon encore, il fait confiance aux apparences sensibles.
Finalement, il ne faut pas non plus dissocier l’activité de recherche infinie d’Aristote de l’activité religieuse. L’auteur met en lumière ce passage en particulier, de la Partie des animaux, à propos des insectes :
« Il ne faut pas faire comme les enfants, et rechigner à examiner les animaux sans noblesse. Car dans toutes les choses de la nature, il y a quelque chose de prodigieux. C’est comme ce que répondit Héraclite, dit-on, à des visiteurs qui, voulant aller à sa rencontre, s’arrêtèrent net en le voyant qui se chauffait à son fourneau ; il leur dit : « Entrez sans faire d’histoire. Ici aussi il y a des dieux » » (p.177).
Autrement dit, chaque chose contient en soi du divin. L’activité de la science est divine, son objet est divin et l’état de contemplation de la science est en elle-même un état de devenir-dieu. Dans son école de philosophie, le Lycée, Aristote faisait ainsi chanter un hymne à la Vertu (composé par ses soins) tous les jours au moment des repas.
Épicure
La dernière école de philosophie étudiée par l’auteur est l’épicurisme. Épicure a établi son école, le Jardin, en-dehors de la cité. Elle est ouverte à tous : étrangers, courtisanes, serviteurs, esclaves, enfants (des familles épicuriennes…). Pour lui, vivre heureux, c’est vivre sans politique et vivre caché. L’une des spécificités de l’épicurisme est que son personnage fondateur est considéré comme un dieu :
« Épicure est en effet un dieu, ce que ni Platon ni ses successeurs n’avaient prétendu être. […] Dès son vivant, Épicure met en place un culte rendu à sa personne et à sa famille, qui se rapproche davantage de ceux rendus à certains dieux, notamment Apollon, que des cultes héroïques » (p.182).
Les épicuriens font allégeance à Épicure et ce lien qui unit chacun doit permettre d’accéder là aussi à la condition de bienheureux ou devenir-dieu. Le Jardin se rapproche d’ailleurs plus des associations initiatiques que les autres écoles post-platoniciennes. Un certain Timocrate, frère de Métrodore, dit ainsi qu’Épicure « tenait des « réunions philosophiques nocturnes’ » comme celles attribuées aux Pythagoriciens, et parle de « vie communautaire proche des Mystères » » (p.187). Parmi les expériences recherchées, l’exaltation tient une grande place dans l’école.
Qu’est-ce qui différencie Épicure des sages archaïques ? Eh bien, d’une part, son savoir ne lui est pas inspiré par les dieux ; d’autre part, il estime qu’il est possible de devenir dieu de son vivant en digérant notamment l’idée que la mort n’est rien pour nous. Puisque sa sophia ne vient pas des dieux, Épicure dit que son savoir-sagesse est fondé sur sa disposition atomique, sa diathesis et qu’il s’agit simplement d’une question de constitution physique. Il ne s’estime pas particulièrement méritant de cela.
Pierre Vesperini conclut que la mémoire philosophique, qui présente le Jardin comme la plus « laïque » des écoles philosophiques athénienne, a complètement distordu la vérité historique ici.
Alexandrie et la philosophia initiatique
Un petit saut dans le temps nous emmène ensuite à Alexandrie, après la mort d’Alexandre, au moment où le général Ptolémée Lagos s’empare de l’Égypte pour fonder la dynastie des Lagides ainsi qu’une immense bibliothèque, qui se propose de rassembler tous les livres du monde. Cette bibliothèque doit accueillir des pensionnaires savants, qui s’en serviront pour faire progresser les connaissances et est ouverte au public.
L’objectif des Lagides est de faire d’Alexandrie une nouvelle Athènes, supérieure en étant une cité-monde plus qu’une cité grecque. Elle s’inscrit dans une conception encyclopédique de la philosophie et constitue en cela une sorte d’idéal aristotélicien.
Pierre Vesperini revient alors sur la mystérieuse philosophia initiatique telle qu’elle se pratique en Égypte et à Alexandrie. Elle a deux caractéristiques. La première, c’est que le savoir initiatique est révélé par les dieux. Il ne s’enseigne pas. La deuxième, c’est que le savoir-sagesse reçu (astrologie, médecine, physiologie, alchimie, botanique et même rhétorique…) a des applications pratiques. La sophia est une puissance. Ce savoir efficace va avoir tendance à s’opposer aux discours grecs, la philosophia initiatique à s’opposer à la philosophia encyclopédique qui n’est que vain bavardage.
Mais l’opposition n’est pas si catégorique : Platon et Aristote ont toujours manifesté un grand intérêt pour la science barbare et les écrits hermétiques parlent la langue commune aux écoles philosophiques grecques : « ils constituent au fond des variations égyptiennes sur un patrimoine philosophique grec, essentiellement platonicien, cynique et stoïcien » (p.219). Plutôt que de les voir en opposition, il faudrait plutôt admettre que les deux types de philosophia s’inscrivent dans la tradition hellénistique.
La révolution romaine
Toujours en suivant un plan chronologique, l’auteur évoque ensuite la Révolution romaine. Au IIe siècle avant J.-C., les trois grandes définitions de la philosophia sont les suivantes :
- Encyclopédique : elle est un vaste savoir, polymathique, qui forme les élites du monde
- Initiatique : elle est une voie d’accès à la connaissance du divin
- Éthique : la philosophie comme science de la vie, de la conduite, du comportement
Les commentateurs comme Pierre Hadot ou Michel Foucault ont eu tendance à ne considérer que la philosophie éthique, précise l’auteur, ce qui fait faussement croire qu’elle constitue l’ensemble de la philosophie antique.
Aussi, à cette époque, la philosophie ne consiste pas à adopter un « mode de vie » spécifique, comme c’était le cas avec Socrate, les cyniques ou les premiers Stoïciens, mais au contraire à se conformer aux normes sociales, aux conventions. Les philosophes sont toujours d’excellents orateurs et s’exercent dans des conférences-spectacles où ils peuvent prouver tout et son contraire, ce qui fascine les jeunes Romains, pour qui le savoir philosophique n’a pas de valeur de vérité. Le public romain s’amuse d’ailleurs de la conviction des philosophes que leur victoire vient de ce qu’il possède la vérité et non de leur éloquence et rhétorique.
La philosophia était donc avant tout un délassement et le Sénat traduit cette tendance en brûlant des livres pythagoriciens de philosophia initiatique et en accueillant à bras ouverts la philosophia encyclopédique, qui fournit des ressources inoffensives politiquement pour le jeu philosophique. Dans cette même logique, il n’y aura pourtant pas d’écoles de philosophie à Rome : les autorités craignent trop leur pouvoir de persuasion, ce qui n’empêche pas certains Romains de se passionner pour l’idéal moral qu’offrent certaines figures de philosophie.
En fait, les Romains ont inventé l’usage éthique de la philosophia : elle leur sert à rester droit. Pierre Vesperini dit plus exactement :
« Il faut cependant distinguer deux choses : d’une part, le fait d’appliquer à la lettre dans toute sa conduite des doctrines philosophiques éthiques ou d’imiter certains comportement typiquement philosophiques, en un mot de rapprocher sa vie d’un mode de vie philosophique, déterminé par les doctrines de telle ou telle école ; d’autre part, le fait de se servir de la philosophie et des philosophes pour, ponctuellement, suivre la conduite qu’on s’est fixée, et qui n’a en elle-même rien de spécifiquement philosophique » (p.242)
C’est ce deuxième aspect qui peut être considéré comme un usage éthique.
Les philosophes de Rome, n’ayant pas d’écoles, exercent surtout dans les familles nobles. Ces philosophes servent là aussi à éduquer les hommes pour qu’ils restent droit. Pierre Vesperini montre bien comment les stoïciens Panétius et Blossius de Cumes et l’épicurien Philodème de Gadara ont chacun un usage différencié de la philosophia : Panétius cherche à adapter les doctrines stoïciennes aux exigences de la vie des élites ; Blossius de Cumes est un guide et un soutien dans l’action de Tiberius et Philodème apparaît avant tout comme un pourvoyeur d’hellénisme connu pour sa culture encyclopédique et ses épigrammes plutôt que pour sa pensée épicurienne.
L’échange des logoi philosophoi
Comme dit auparavant, la philosophia est surtout un jeu/délassement pour les Romains. Ce jeu s’exprime notamment dans l’échange de logoi philosophoi, les discours savants des Grecs que les Romains ont détaché de la pratique philosophique. C’est que Rome a une culture de l’extériorité similaire à celle du Versailles de Louis XIV. L’éthique est une esthétique : la philosophia sert à transfigurer les monuments, les loisirs, les images, les discours, la littérature mais pas à adopter un mode de vie spécifique. Là encore, Pierre Vesperini explique :
« C’est là que réside la première révolution romaine de la philosophia : en détachant les discours des pratiques des philosophes, les Romains inventent ce qui sera, dans la suite de la culture européenne, la ‘’philosophie’’. Car ce déplacement du religieux vers l’esthétique (ornamentum) a produit une objectivation des opinions philosophiques, désormais détachées des pratiques qui leur donnaient sens jusqu’alors (banquets et fêtes, discours, dialogues et hymnes, modes de vie et régimes alimentaires » (p.253-254).
L’échange des discours savants est une pratique sociale qui remonte à l’Athènes de Périclès et revient sous l’époque impériale. Ces discours concernent aussi bien le savoir que la sagesse, c’est-à-dire tout ce qui s’intègre dans la sophia. C’est la production des philosophes. Ils vendent ces énoncés sous la forme d’un enseignement dans une école ou sous la forme d’une fréquentation qui peut aller jusqu’à la domesticité. Il y a trois usages principaux des logoi philosophoi :
- Pour faire des conférences-spectacles (epidexeis)
- Pour rester droit dans le cadre d’un usage éthique (c’est ce que fait Marc Aurèle avec les discours savants des stoïciens. L’auteur a écrit un livre à ce sujet)
- Pour être ensemble, au banquet, dans les rues, aux bains, en voyage, etc. ce qui est l’aspect le plus important : l’échange des discours savants est une fête, un plaisir !
Ce dernier usage, social, est si important que les logoi philosophoi sont tout simplement considérés comme un plaisir à offrir lorsqu’on est invité à un banquet. L’exercice est technique : le logos doit faire une certaine longueur et être plaisant voire spectaculaire. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, il n’y a aucun but scientifique, aucune recherche de la vérité. Aussi, comme le dit Plutarque, on peut approuver un discours sans y croire, simplement parce qu’il est savant, éloquent et convient aux circonstances. L’auteur souligne que « c’est ici souvent que les savants modernes s’égarent, car ils prennent au sérieux des controverses qui ne visent que le plaisir, et cherchent par suit à déterminer quel convive est le porte-parole de l’auteur, quel autre sa cible, etc. » (p.262).
Pour autant, il faut distinguer les nobles qui pratiquent cette activité par simple plaisir des philosophes qui vivent de cela. Le philosophe doit faire rire, avoir l’esprit vif, être pertinent. Pierre Vesperini les rapproche en cela des parasites et des bouffons. Si un philosophe n’est pas assez éloquent ou amusant, il peut perdre son invitation, sa réputation et donc ses moyens de subsistance : pour les uns, c’est donc un jeu, pour les autres, une question de subsistance.
Ruptures impériales
La République romaine disparaît ensuite pour laisser place à l’Empire. Les philosophes jouent un rôle décisif pour stabiliser le régime sous la dynastie des Flaviens et des Antonins. Ils fournissent au pouvoir deux principes de légitimité qui permettent de distinguer l’empereur du tyran.
Le premier principe est l’idée que le pouvoir de l’empereur est légitime parce qu’il s’insère dans l’ordre de l’univers, régi par les dieux. C’est un fondement théologique et cosmique au pouvoir de l’empereur. L’ordre divin est aussi appelé Harmonie, Nature, Loi Naturelle ou encore Providence. L’empereur devient alors la loi vivante, la figure du bon berger, pour reprendre une image de Platon et de Xénophon.
Le deuxième principe est l’idée que l’empereur est légitime parce qu’il est un sage. Marc Aurèle apparaît souvent comme l’image parfaite de cela mais ce principe se matérialise dès le règne d’Auguste, qui gouverne en étant entouré des philosophes Areius, Denys et Nicanor. Les trois caractéristiques de la sagesse impériale sont la maîtrise de soi, l’acceptation de la providence et la relation de familiaritas qui unit l’empereur et le philosophe.
Sur ce dernier point, on a souvent pensé que les philosophes étaient un contre-pouvoir. Pour Pierre Vesperini, rien n’est moins vrai. Le philosophe ne peut tenir qu’un discours moral à l’empereur, et non politique : « le fait que l’empereur écoute les discours du philosophe n’a strictement aucune conséquence sur sa politique, mais lui permet en revanche de légitimer son pouvoir, en montrant qu’il n’est pas un tyran, mais un bon empereur » (p.273). Cet usage est grave pour l’auteur : il transforme la libertas, autrefois définie comme souveraineté du citoyen à participer à la vie politique du pays, en une simple liberté d’expression ne s’exerçant que dans le domaine moral. Les philosophes sont complices du changement : leurs discours a conduit les citoyens (les nobles notamment) à se détourner totalement de la vie politique pour se concentrer sur la vie morale.
Là aussi, l’opposition républicaine et stoïcienne du Sénat est souvent présentée comme une opposition politique. En fait, Pierre Vesperini insiste sur l’idée que « ces hommes ne font aucune proposition d’ordre politique (c’est-à-dire portant sur l’organisation et le fonctionnement du pouvoir), n’ont aucune efficacité politique, mais investissent et consument dans la vie morale la même énergie, la même tension que leurs ancêtres avaient investie dans la politique » (p.274). Pour donner un exemple, le sénateur Paetus Thrasea (chef de l’opposition républicaine au Principat) choisit d’intervenir pour s’opposer à un sénatus-consulte sans intérêt qui autorisait la ville de Syracuse à dépasser le nombre autorisé de gladiateurs en fustigeant la débauche, les dépenses et les plaisirs excessifs des Syracusains, ce qui ne sert politiquement à rien.
L’auteur résume : « la philosophia, et plus précisément les discours moraux des philosophes, devint l’opium de l’aristocratie romaine, déviant ou endormant son énergie civique » (p. 275).
Entre la République romaine et l’Empire, les philosophes ont donc permis de distinguer le roi du tyran au nom de deux principes de légitimation : l’insertion dans un ordre cosmique et divin ; la sagesse de l’empereur. Ces outils de légitimation ont probablement servi à d’autres figures d’autorité comme les papes, les empereurs germaniques et byzantins, les tsars, etc.
Sénèque
Parmi les philosophes, Sénèque est aussi une figure à déconstruire. Il ne fait pas partie de l’aristocratie romaine mais d’une famille de chevaliers vivant à Cordoue. Ce n’est pas à la philosophie qu’il doit sa réussite sociale mais à sa culture et à son éloquence. Ce n’est qu’après son exil prononcé par Claude que Sénèque commence véritablement à philosopher et qu’il assume progressivement l’image de philosophe. Malgré tout, lorsqu’il est rappelé pour éduquer Néron, c’est surtout, d’après Suétone, en tant que maître de culture et d’éloquence. Son statut de philosophe finira de s’affirmer lorsqu’il prend retraite de Néron.
Le christianisme comme philosophia
Pierre Vesperini termine par évoquer la domination progressive du christianisme dans l’Empire romain : « une énigme fascinante et terrible » (p.283) puisqu’en moins de deux siècles, tout un monde embrasse un système de valeurs totalement opposé à celui qui l’avait animé depuis des siècles. Pour l’auteur, « ce changement n’allait pas de soi » et fut « dramatique » (p.284).
Le christianisme a installé deux idées :
- Il y a deux vies : une vie avant la mort et une vie après la mort.
- La vie humaine n’a aucune valeur ; l’autre vie est le but de toutes nos actions.
Dans le monde antique, il n’y avait pas plusieurs mondes. Il était Un. Les dieux habitaient avec les hommes et les biens étaient des biens immanents : vaillance, beauté, réputation, pouvoir, etc. Comment cette rupture a-t-elle été rendue possible ? C’est que le christianisme s’est imposé en tant que philosophia.
En fait, là encore, la distinction entre philosophia et religion n’est pas pertinente (la notion de religion étant de toute façon postérieure à l’Antiquité). La philosophia est toujours religieuse au sens où sa pratique incluait des dieux. Le christianisme s’est donc présenté comme une philosophia barbare (juive), ce qui a plu à la philosophia encyclopédique, mais aussi comme une philosophia initiatique inspirée du néoplatonisme. On suit le Christ comme on suit Hermès ou Isis. Elle se développe donc en suivant des codes hellénistiques.
Là où le christianisme marque une rupture, c’est en se présentant comme la vraie philosophia. Les Chrétiens ne sont pas les premiers à affirmer détenir la vérité mais ils sont les premiers à vouloir imposer par la force cette vérité, qui importe plus que la famille, les amis, la patrie : « dès lors, la philosophie quitte la sphère du loisir, celle des conférences et des joutes au théâtre, celle des entretiens entre lettrés » (p.288), assure l’auteur. La philosophia devient politique : les dissidents doivent disparaître, l’humanité doit accéder au vrai.
Cette vérité ne se démontre pas, elle se vit dans la foi. Le christianisme conduit à distinguer la théologie de la philosophie, deux savoirs qui sont encore distincts aujourd’hui. Saint Augustin estime ainsi que la foi est plus importante que la vertu : un homme qui a la foi sera sauvé même sans vertu ; l’inverse n’est pas forcément vrai. Malgré tout, la philosophia continue d’exister sous ses trois formes (encyclopédique, initiatique et éthique). Le christianisme nous aura simplement éloigné davantage encore de l’expérience plurielle de la philosophia de l’Antiquité.
Conclusion
En conclusion, Pierre Vesperini offre un essai d’histoire tout à fait remarquable qui s’appuie sur des sources d’une grande diversité (papyrus, bustes, littérature ancienne et moderne, ruines, etc.). Son propos est à la fois finement argumenté, transparent dans sa méthode et iconoclaste. Il revient sur bon nombre d’idées reçues, notamment sur l’opposition entre philosophie et religion ; sur le prétendu idéalisme de Platon par opposition au prétendu empirisme d’Aristote ; sur la fausse laïcité du Jardin d’Épicure ; sur le personnage faussement familier de Socrate ou encore sur l’idée que la philosophie est un « mode de vie » voire un « souci de soi ». Il est toutefois regrettable que les Écoles du Stoïcisme et du Scepticisme ne fassent pas l’objet d’une étude plus approfondie. L’auteur n’explique pas leur absence.
Malgré tout, le lecteur pourra retenir que la philosophia de l’Antiquité prend des formes diverses : elle peut être à la fois la quête d’un savoir encyclopédique, la quête d’un savoir initiatique et la quête d’un savoir/comportement éthique. Surtout, elle se vit essentiellement de façon ludique et festive et non pas avec la gravité qu’on lui prête souvent. C’est un ouvrage que je recommande à tous les publics. Il donne d’excellents outils pour appréhender avec un regard neuf la période de l’Antiquité.
Informations pratiques :
La philosophie antique
Auteur : Pierre Vesperini
Première date de publication : 2019
Éditions utilisées pour le compte-rendu : Fayard, 2019
Nombre de pages : 494
ISBN : 9-782213-678504
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