Stoïcisme et pédagogie (Georges Pire)

On ne s’imagine pas les stoïciens comme étant des théoriciens de la pédagogie. Et pourtant, à travers leurs écrits, de nombreux conseils, réflexions et observations sont dispersées ici et là. En compilant ce matériau, il est alors possible de développer une théorie stoïcienne de l’éducation. C’est ce qu’a fait Georges Pire dans Stoïcisme et pédagogie.

Pour mener à bien son étude, l’auteur reprend la division entre stoïcisme ancien (-320 à -150 environ), stoïcisme moyen (-129 à -110 environ), et stoïcisme récent ou impérial (41 à 176 environ). Il cible des personnages clefs pour chaque période : Zénon, Cléanthe et Chrysippe pour le stoïcisme ancien ; Panaetius et Posidonius pour le stoïcisme moyen ; Sénèque, Épictète et Marc-Aurèle pour le stoïcisme récent. L’éducation et la pédagogie sont considérées dans un sens large et renvoient à tout ce qui contribue à l’évolution philosophique de l’être humain, c’est-à-dire à sa progression vers la sagesse et le bonheur.

La pédagogie des premiers stoïciens

Pour étudier les premiers stoïciens, Georges Pire s’appuie nécessairement sur des fragments, des propos rapportés voire des intuitions logiques. Il regrette ainsi que le traité de Zénon Sur l’éducation grecque ait été perdu. D’après les sources, le fondateur du Stoïcisme défendait une éducation de fond et non de forme, où le disciple devait apprendre à bien-penser, à bien-vivre et à bien-être au lieu d’accumuler une masse de savoirs inutiles. À cette fin, la dialectique socratique et la logique ont particulièrement retenu l’attention de Zénon. La formation morale de l’homme devait notamment passer par une certaine frugalité, modération et équilibre. Le sage avait pour devoir de faire bénéficier de son expérience aux non-sages.

La plupart des stoïciens qui ont suivi ont considéré la pédagogie sous un angle similaire – elle doit guider les disciples vers le bien-vivre et leur délivrer un savoir utile à cet effet – à quelques nuances près. Cléanthe, deuxième maître de l’école, ne distingue pas la pédagogie de la philosophie. La première est une sous-catégorie de la deuxième. Enseigner la philosophie, c’est résoudre les problèmes de la pédagogie. Chrysippe, troisième maître de l’école et dernier stoïcien réputé du stoïcisme ancien, apporte quant à lui un changement significatif en systématisant le système stoïcien. Il le rend intellectualiste. La vertu s’apprend et s’enseigne surtout à travers des moyens intellectuels. Il défend ainsi l’apprentissage des arts cycliques (grammaire, étude littéraire des textes, gymnastique, musique, arithmétique, géométrie, astronomie, logique, rhétorique, philosophie) dans la mesure où ces arts peuvent servir la vertu. Il est aussi le premier à s’intéresser à l’éducation de l’enfant, dès le berceau, en soulignant l’importance de choisir une bonne nourrice, de parler correctement à l’enfant et de le familiariser le plus tôt possible avec les peines qu’il pourrait rencontrer.

La pédagogie du « stoïcisme moyen »

Georges Pire passe ensuite en revue les pensées pédagogiques de Panetius et Posidonius, du stoïcisme moyen. Les deux suivent l’intellectualisme de Chrysippe. Chez eux, le précepte stoïcien de suivre la Nature ne renvoie plus uniquement à la nature universelle mais aussi à notre nature propre. Les deux s’éloignent de l’orthodoxie zénonienne en considérant que la vertu seule ne suffit pas au bonheur et qu’il faut y ajouter la santé, l’aisance et le crédit. Ils ne réclament pas non plus la destruction radicale et inconditionnelle des passions. Là aussi, la formation morale reste prioritaire et ce, dès l’enfance. Posidonius se démarque en insistant davantage sur l’utilité pédagogique des voyages, ayant été lui-même un grand voyageur scientifique.

La pédagogie de Sénèque et des auteurs romains

L’auteur consacre ensuite la plus grande partie de son livre à l’étude de la pédagogie de Sénèque. Il faut dire que, parmi les stoïciens, c’est lui qui a le plus écrit sur la pédagogie. Son expérience en tant que précepteur de Néron et maître à penser de Lucilius y sont pour beaucoup. Pour l’auteur, Sénèque « a fait preuve d’une largeur d’esprit et d’un modernisme étonnants » (p.201). Il salue en lui « l’un des précurseurs de l’éducation nouvelle » (p.201). La réflexion pédagogique de Sénèque tient en quelques points. Tout d’abord, il critique l’éducation romaine traditionnelle et l’orientation donnée à l’enseignement des arts libéraux. Ces derniers sont enseignées d’une manière telle qu’ils ne sont pas utiles au savoir-être de l’élève. Ensuite, il propose une éducation novatrice qui s’adapte aux profils des élèves.

Dans le détail, Sénèque agence de façon intelligente l’éducation intellectuelle, l’éducation physique et l’éducation morale. Au niveau intellectuel, l’enfant, qui ne dispose pas encore de raison, doit apprendre par cœur de belles sentences et de beaux préceptes, puis, très vite, passer à une autre méthode qui explore toutes les possibilités de l’esprit humain : « mémoire, observation, jugement, facultés créatrices » (p.88).  La lecture est conseillée mais uniquement si elle est faite avec discernement, en s’accompagnant de réflexion et de méditation. Sénèque considère la curiosité comme un don de la nature. En somme, il s’inspire de la règle d’or du juste milieu : « il préconise une instruction appropriée à chaque âge. Il combat la superficialité et le pédantisme. Il recommande de veiller à ce que l’élève sache bien le peu qu’il sait » (p.98).

Au niveau moral, Sénèque considère que l’homme adulte est autonome et doit assurer lui-même sa progression. « L’essentiel de la tâche que nous devons assumer en vue de notre formation morale tient dans les trois principes suivants : mener une vie harmonieuse et en accord avec la nature, se détacher des contingences matérielles, se libérer de ses passions » (p. 115). L’homme éduqué devenu lui-même éducateur doit également veiller à s’adresser aux enfants selon leur personnalité. Il faut un mélange de douceur et de fermeté. Sénèque a également élaboré une théorie du châtiment : « Ses principes fondamentaux sont les suivants : le châtiment est un devoir ; il doit être équitable et dicté par la raison ; jamais il ne faut sévir dans un moment de colère, car alors on pourrait dépasser la mesure ou transformer plus ou moins consciemment la punition en une espèce de vengeance ; enfin il convient de tenir compte de la personnalité du délinquant, de sa conduite passée, des circonstances dans lesquelles la faute a été commise, et de proportionner le châtiment au délit. » (p. 102-103).

Au niveau physique, Sénèque n’est pas adepte du culte de la performance et de l’apparence mais admet qu’il faut entretenir le corps pour entretenir son âme. Pour le philosophe, la marche est l’activité la plus adaptée. On peut y ajouter des efforts courts et simples qui procurent une saine fatigue, comme le maniement des haltères ou le saut en hauteur. Il n’est pas favorable à la course, qui épuise trop l’esprit. L’exercice du corps sert avant tout à recharger l’énergie de notre intellect.

Finalement, en termes de rapports entre maîtres et élèves, Sénèque « préconise un enseignement vivant et non livresque, qui prendra de préférence la forme d’un entretien, d’un échange de vues entre le maître et les élèves » (p.110). Le libre entretien permet de s’adapter au profil de chacun.

Par comparaison, Épictète et Marc-Aurèle ne sont pas vraiment novateurs. Épictète, étant enseignant, avait pour habitude de commencer toute leçon par l’étude des termes puis d’avoir recours à la dialectique. Il s’est lui aussi montré fin psychologue dans ses rapports avec les élèves, alternant bienveillance, sévérité et railleries. Marc-Aurèle, quant à lui, a surtout souligné l’importance d’éduquer en montrant l’exemple. Cela est particulièrement clair dans le livre I de ses pensées où il vante les qualités qu’il estime chez ceux qui l’ont éduqué.

La doctrine stoïcienne de la pédagogie

Après cette énumération claire et précise, quoique parfois prolixe, Georges Pire détaille l’influence que Sénèque a eu sur Montaigne, notamment dans ses premiers essais, ainsi que sur Rousseau, notamment dans son Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes, ses Lettres ainsi que son Émile.

Montaigne doit beaucoup de ses principes au philosophe stoïcien, comme la primauté de l’éducation morale, la mise en pratique des leçons reçues ou encore l’exclusion de l’usage de la force ou de la violence dans l’éducation, qui devrait plutôt être un temps joyeux. Rousseau, pour sa part, partage avec Sénèque les principes de la bonté naturelle de l’homme et la critique de l’action perverse de la société sur son développement. Sa théorie est, en plusieurs points, un développement logique des principes contenus chez Sénèque.

En somme, la doctrine pédagogique stoïcienne se compose des principes suivants :

  • L’éducation morale, c’est-à-dire l’éducation à un savoir-vivre/savoir-être qui doit permettre d’accéder à la sagesse et au bonheur, doit primer sur toute autre forme d’éducation
  • Les professeurs/pédagogues/maîtres doivent eux-mêmes être moralement exemplaires et avoir la volonté de progresser et de s’adapter aux profils des élèves
  • L’éducation commence dès le berceau et ne se termine qu’à la mort. Une fois adulte, il faut continuer à s’éduquer soi-même
  • L’éducation intellectuelle et/ou physique doivent s’articuler et se subordonner à l’éducation morale

Conclusion

La théorie stoïcienne de l’éducation proposée par Georges Pire se résume donc en peu de points. Il faut dire que le contenu à ce sujet reste maigre dans les textes stoïciens, à l’exception notable des écrits de Sénèque. Le travail réalisé par l’auteur est avant tout historique et intellectuel. Il ne propose pas de développer une pédagogie stoïcienne à partir des idées du stoïcisme mais cherche plutôt à rendre compte de façon cohérente du contenu pédagogique présent dans les ressources stoïciennes. Il en résulte un travail clair et intéressant mais qui manque quelque peu de profondeur et de détails. À vrai dire, le lecteur pourra se contenter de lire la dernière partie du livre, qui fait une synthèse très efficace de l’ensemble. La pédagogie stoïcienne complète reste à écrire.

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Informations pratiques : 
Stoïcisme et pédagogie, De Zénon à Marc-Aurèle, De Sénèque à Montaigne et à J.-J. Rousseau
Auteur : Georges Pire
Première date de publication : 1958
Éditions utilisées pour le compte-rendu : Librairie philosophique J. Vrin, 1958
Nombre de pages : 220
ISBN : 3-6701-00017247-9
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