Stoïcisme, insultes et politiquement correct (Donald Robertson)

L’article qui suit est une traduction. 

Quelques réflexions à propos des insultes et du politiquement correct, en lien avec le Stoïcisme

Récemment, je me suis penché davantage sur les insultes et sur ce que le Stoïcisme pourrait nous dire à propos de la manière dont on les perçoit. Ce sont différents articles de William Irvine et Eric O. Scott, en lien avec les insultes, la justice sociale et le politiquement correct, qui m’y ont incités. Ces articles suivent la publication récente du livre d’Irvine A Slap in the Face : Why Insults Hurt and Why They Shouldn’t (Une Gifle au Visage : Pourquoi les Insultes Blessent et Pourquoi Elles ne Devraient pas). Leurs discussions fait un bon travail d’application de la philosophie stoïcienne sur un dilemme spécifique, qui fait souvent l’actualité en ce moment. Il y a eu récemment beaucoup de références dans les médias aux « microagressions », « safe spaces » ou « zones neutres », et « trigger warnings« , en particulier dans les campus des universités américaines.

Je n’essaye pas dans cette publication de fournir un point de vue complet sur ces questions. Alors, mes excuses si j’ai négligé un sujet important. Je veux simplement apporter ma contribution en soumettant quelques pensées décousues, en commentant certains extraits de la littérature stoïcienne de l’antiquité qui ont peut-être été, je crois, négligés.

Commençons avec les microagressions. J’étais psychothérapeute pendant plusieurs années, donc ce dilemme m’est assez familier puisqu’il survient fréquemment lors des séances de thérapie, en particulier dans le contexte du traitement de l’anxiété sociale et dans ce que les thérapeutes appellent le développement des compétences sociales (social-skills training). La littérature en psychologie concernant les insultes, ou les remarques désobligeantes, revient, en particulier, aux années 1970, à l’âge d’or de ce qu’on appelait « l’entraînement à l’affirmation de soi » (assertiveness training). J’ai donc l’impression que lorsqu’on tient compte de certaines de ces questions, il est aussi utile d’y inclure des éléments venant de cette optique, que des considérations venant de la philosophie stoïcienne. La psychothérapie, bien sûr, s’intéresse principalement aux questions psychologiques en jeu dans ces débats, mais elle a également quelque chose à dire à propos de la dimension éthique et politique parce que ce sont des dilemmes auxquels n’importe quel thérapeute travaillant dans ce domaine, au cours des quarante ou cinquante années précédentes, aura eu à faire aussi bien lors des discussions avec leurs patients qu’au sein de la direction des cliniques.

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L’article de William Irvine revient sur un récent article, qui cite Sheree Marlowe, chef de l’administration de la diversité (chief diversity officer) à l’université Clark, qui donne le conseil suivant aux nouveaux étudiants lors d’une conférence sur les microagressions:


« Ne demandez pas de l’aide à un étudiant asiatique que vous ne connaissez pas pour votre devoir de math, ou ne demandez pas de façon hasardeuse à un étudiant noir s’il joue au basketball. Ces deux questions font des suppositions fondées sur des stéréotypes. Et ne dites pas « les gars. » Ça pourrait être interprété comme une mise à distance des femmes, disait Mme. Marlowe, qui n’a réalisé que ce n’était offensant que lorsque quelqu’un s’est confrontée à elle pour le lui dire durant une présentation. »


Irvine assure que la plupart de ces conseils sensibilisent davantage les étudiants aux insultes, là où les Stoïciens de l’antiquité auraient recommandé qu’ils soient désensibilisés à ces dernières, c’est-à-dire qu’ils apprennent à les « ignorer ».

Les Stoïciens, après avoir consacré une pensée considérable sur la meilleure façon de réagir aux insultes, ont conclu que nous ferions bien de devenir pacifistes face aux insultes. Quand nous sommes insultés, nous ne devrions pas insulter en retour, mais plutôt poursuivre notre chemin comme si rien ne s’était passé. Il s’agit, je trouve, d’une façon très efficace de traiter beaucoup d’insultes. En échouant à provoquer sa cible, celui qui insulte se sentira probablement ridicule.

Par rapport à certaines des insultes les plus sérieuses, le « discours de haine », le conseil d’Irvine est le suivant:


« Cependant, qu’en est-il du discours de haine ? Devons-nous rester silencieux face à une insulte raciste ? Cela dépend de la situation. Mais une chose à ne pas faire est de prendre l’insulte comme une insulte personnelle. Nous devons plutôt rejeter ce discours de haine, de la même manière que nous devons rejeter l’aboiement d’un chien en colère. Nous devons garder à l’esprit que le chien, n’étant pas pleinement rationnel, ne peut pas s’aider lui-même. Les Stoïciens ajouteraient que si nous nous laissons mettre en colère ou contrarié par un chien qui aboie, nous ne pouvons blâmer que nous-mêmes. »


La réponse d’Eric O. Scott au livre de William Irvine et de sa présentation à ce sujet lors de la Stoicon, met en exergue une difficulté ; le Stoïcisme pourrait être mal-interprété par certains, en tant qu’il préconise une attitude trop passive envers les injustices sociales, à cause de l’emphase qu’il met sur l’acceptation. Il écrit :


« Si les gens trouvent le conseil du Stoïcisme moderne pour les victimes d’injustices déplaisant, il se pourrait que ce soit davantage en raison des choix que nous avons faits sur la manière de s’y prendre pour présenter ce conseil, qu’en raison de ce que les anciens avaient dit. Être résilient aux insultes et être un agent actif pour la Justice ne sont pas des objectifs opposés, et alors que j’accepte l’appel d’Irvine pour le premier, je l’avertirais qu’il n’a fait que trop négliger le second. »


Beaucoup de gens aujourd’hui semblent lire les Stoïciens comme s’ils conseillaient d’être indifférents à la souffrance des autres. Je pense que Scott fait un bon travail en argumentant avec force contre cela, soulignant le fait que le Stoïcisme a toujours insisté sur la vertu de la justice et sur la préoccupation éthique pour le bien-être commun de l’humanité. Irvine a ensuite répondu à cet article, comme suit :


« Mais en-dehors du fait d’être préoccupés par leur propre bien-être, les Stoïciens ressentaient un devoir social de faire de leur monde un meilleur endroit. Ils savaient que cela pouvait se faire en présentant le Stoïcisme aux autres gens, mais que cela pouvait aussi impliquer d’aider des non-Stoïciens à s’extraire des troubles qu’ils s’étaient faits à eux-mêmes, résultat de leurs considérations erronées à propos de ce qui est estimable dans la vie. Marc-Aurèle est un bon exemple de Stoïcien qui considéra son devoir social très sérieusement, mais qui, malgré le fait qu’il était empereur, échoua à amener une société juste. La Rome qu’il dirigea autorisa et encouragea même encore l’esclavage et les actes de cruauté humaine. »


Entre parenthèses, nous savons en fait que Marc-Aurèle a adopté plusieurs lois qui ont amélioré la situation des esclaves sous son règne. Je discuterai l’idée selon laquelle lui et d’autres Stoïciens sont blâmables pour avoir échoué à s’opposer ouvertement à l’esclavage comme institution dans une partie distincte, ci-dessous. Dans tous les cas, Irvine est d’accord avec Scott pour dire que les Stoïciens se faisaient un devoir social d’aider les autres, ce qui doit être en accord avec leur acceptation des événements extérieurs.

Je crois qu’il y a un passage crucial, et en fait justement bien connu, qui peut aider à éclaircir l’aspect psychologique de la position Stoïcienne. Dans l’Enchiridion, Épictète, enseignant à ses étudiants, est ainsi cité :


« Lorsque tu vois un homme qui gémit dans le deuil, soit parce que son fils est absent, soit parce qu’il a perdu ce qu’il possédait, prends garde de te laisser emporter par l’idée que les maux dont il souffre lui viennent du dehors. Mais sois prêt à dire aussitôt : « Ce qui l’afflige ce n’est point ce qui arrive, car un autre n’en est pas affligé ; mais c’est le jugement qu’il porte sur cet événement. » N’hésite donc pas, même par la parole, à lui témoigner de la sympathie, et même, si l’occasion s’en présente, à gémir avec lui. Mais néanmoins prends garde de ne point aussi gémir du fond de l’âme. » (Manuel, XVII)


Est-ce qu’Épictète conseille à ses étudiants d’ignorer l’homme en détresse ? Est-ce qu’il suggère qu’ils devraient simplement l’accuser d’être trop sensible ou lui dire « débrouille-toi, ça va aller » ? Non. Est-ce qu’il suggère de délivrer un cours d’éthique stoïcienne à la personne en détresse ? Non. En fait, ce qu’Épictète conseille à ses étudiants, c’est d’exprimer et de montrer de la sympathie, sans hésitation. Et gémir avec lui. Dans certaines situations, montrer de la commisération. Son seul avertissement est que nous ne devons pas nous-mêmes se laisser perturber par le même événement extérieur: gémir visiblement, de l’extérieur, par tous les moyens, mais pas de l’intérieur.

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Pourquoi Épictète dit-il cela ? Eh bien, tout d’abord, il est clair que c’est un passage important. Arrien l’a choisi pour le Manuel, qui est un résumé très condensé des enseignements stoïciens d’Épictète. Ce n’est donc pas une remarque sans objet. C’est probablement une composante centrale de son enseignement et quelque chose à retenir dans la vie de tous les jours, considérée comme important pour tous ses étudiants, de là son inclusion dans l’Enchiridion. Épictète doit avoir rencontré des interprétations erronées du Stoïcisme similaires à celles que nous entendons aujourd’hui: il nous encouragerait à être insensible à la souffrance des autres – bien que ce ne soit pas cohérent avec l’Éthique stoïcienne. Nous avons l’obligation de prendre soin des autres êtres rationnels, et de leur souhaiter du bien, si le destin le permet. Nous devons désirer alléger la souffrance des autres, lorsque c’est possible, bien que cela soit en-dehors de notre contrôle direct et qu’il faut donc le vouloir « légèrement » comme l’indique Épictète. Néanmoins, cela n’implique pas d’abandonner l’objectif d’aider complètement les autres. Cela implique d’équilibrer le désir d’aider les autres à surmonter leurs souffrances avec l’acceptation du fait qu’ils ont leurs propres esprits. Vous pouvez conduire un cheval à un point d’eau, mais vous ne pouvez l’obliger à y boire. Nous pouvons et devons quand même essayer d’aider les autres.

Parfois, les gens comprennent à juste titre que les Stoïciens pensent que la meilleure chose que nous pouvons faire pour les autres est de les éduquer si nous les pensons dans l’erreur, ce qui implique de considérer les choses qui les bouleversent. Bien sûr. Mais ce que les gens oublient parfois, c’est que les Stoïciens reconnaissent aussi que lorsque quelqu’un est en proie à une passion, il ne pense pas correctement et ce n’est donc pas le meilleur moment pour le raisonner. Sénèque dit que si vous demandez à quelqu’un en pleine colère de se calmer, ça ne fera que l’énerver davantage. Cela tend à s’appliquer pour l’anxiété et les autres émotions aussi. Les Stoïciens le savaient, il y a plus de 2000 ans. Les thérapeutes cognitifs sont arrivés à la même conclusion, à partir de leurs expériences. Les gens trouvent cela difficile de penser objectivement quand ils sont bouleversés, il n’y a donc aucun intérêt à essayer de leur donner des leçons. Nous devons les traiter avec gentillesse et empathie, attendre que leurs passions s’estompent naturellement, et ensuite, peut-être, discuter avec eux à propos des choses, si l’opportunité se présente, mais d’une manière délicate plutôt que de façon brutale ou condescendante.

Je pense qu’il est extrêmement utile de s’étendre un petit peu sur le passage ci-dessus et de considérer comment il s’appliquerait pour certains des exemples modernes qui nous concernent. L’un des exemples typiques de microagression donné sur les campus universitaires est de demander à des étudiants étrangers « D’où viens-tu ? » Il est considéré comme potentiellement offensant de poser cette question. Je suis Écossais mais je vis en Nouvelle-Écosse, au Canada. Pendant un mois, je reconnais, on me demandait de quelle partie de l’Irlande je venais – principalement des chauffeurs de taxi. (Je suis totalement sérieux.) Est-ce une microagression ? Je ne sais pas. Cela pourrait probablement offenser certaines personnes. Ça m’a juste fait rire. Je pense que ma compagne canadienne s’agace plus que moi quand ça arrive. Bien que plusieurs britanniques au Canada m’aient dit qu’ils se sentaient de fait assez offensés par des remarques similaires.

Quel conseil un Stoïcien devrait donner à des gens véritablement offensés par ce genre de commentaires ? Devons-nous dire : « Ce ne sont pas les événements qui nous troublent, mais l’idée que nous nous faisons des événements. » Dois-je leur dire de cultiver l’indifférence envers les événements extérieurs ? Non. Ce serait évidemment désinvolte et insensible. Ce ne serait normalement pas d’une grande aide. Pourquoi ? Précisément parce que leurs passions, étant extérieures à ma volonté, ne sont pas sous mon contrôle direct. En d’autres termes, leur dire simplement « ce qu’il ne faut pas penser » ne les transformera vraisemblablement pas en sages stoïciens. Les choses qu’on me dit et qui peuvent me sembler sans importance, à moi, peuvent parfois être perçues comme une offense par d’autres.

Voici un exemple plus sensible… Les bars nord-américains vendent souvent un cocktail intitulé « Irish car bomb » (voiture piégée irlandaise). La première fois que j’ai remarqué cela, j’étais abasourdi parce qu’il semblait que ça mettait en avant des atrocités comme l’attentat d’Omagh de 1998, qui a tué 29 civils, dont de nombreux jeunes enfants et une femme enceinte. C’est une boisson plutôt connue, pourtant. Est-ce qu’un bar canadien typique servirait un cocktail intitulé « Iraqi car bomb » (voiture piégée d’Iraq), ou bien un autre (hypothétiquement) intitulé « Ottawa shooter » (fusillade d’Ottawa) ? Probablement pas. Donc, c’est techniquement deux-poids deux-mesures et moralement hypocrite, n’est-ce pas ? Bien que, remarquons que certaines de ces questions sont empiriques… Pour autant que je sache, il y a des bars à Ontario qui font un commerce fou des tireurs d’Ottawa.

Qu’en serait-il si la tante nubile de quelqu’un qui a perdu un ami proche dans l’attentat d’Omagh rentre ensuite dans un bar au Canada pour être accueillie par un imposant tableau sur le mur disant « Irish car bombs à moitié prix pour la Saint-Patrick » ? Est-ce offensant ? Oui. Est-ce que ça vaut la peine d’être énervé par ça ? Non. Devons-nous leur dire de « se surpasser » et de ne pas prendre autant les choses pour soi ? Non. Qu’est-ce qu’Épictète et les autres Stoïciens nous conseilleraient réellement de faire ? Eh bien, comme nous venons de la voir,  selon Arrien, ils diraient que si quelqu’un est véritablement énervé, nous devrions exprimer et montrer de la sympathie, et agir avec tact. Ils diraient que nous devons être plus préoccupés, tout en restant intérieurement détachés et à distance des troubles – il ne faut pas se permettre d’être bouleversé. Nous devons aussi nous comporter avec sympathie, pourtant.

Vous voyez, ce que le Stoïcisme a à nous dire à propos de cela est en fait très subtil, complexe et intéressant… parce qu’il nous demande de trouver un équilibre minutieux. Souvent, les gens dans ces débats sur le politiquement correct, et autres, vont d’un extrême à l’autre. Ils se concentrent soit sur l’idée que les gens sur-réagissent dans leurs émotions à propos des choses que d’autres voient comme sans importance (« liberal snowflakes » – un terme péjoratif) ; soit sur le fait que les gens sont insensibles à la détresse inévitable provoquée par certains triggers (éléments déclencheurs) (« right-wing bigots » – l’autre terme péjoratif). J’aime dire que le Stoïcisme consiste en un équilibre délicat entre « l’acceptation et l’action » ou entre l’indifférence émotionnelle et la préoccupation éthique. C’est vraiment tout l’enjeu de la philosophie.

Nous savons tous que le sage stoïcien n’est pas perturbé par le cocktail Irish car bomb et que « la bave du crapaud n’atteint pas la blanche colombe. » Bien sûr, mais le Sage est un idéal hypothétique : l’individu équivalent à la Cité idéale. Ou au moins, il est aussi « rare que le phénix éthiopien » comme le disent les Stoïciens, et il n’en naît qu’un seul tous les 500 ans, selon la légende. La plupart d’entre nous – Zénon, Chrysippe et Épictète inclus – sont considérés comme des imbéciles par les Stoïciens. Personne n’est parfait. Nous sommes tous FOUS – empêtrés, inquiets, névrosés et émotifs. C’est irréaliste, non-Stoïcien et non-philosophique, de paraître surpris quand d’autres personnes sont énervées par des événements extérieurs. Ce serait aussi moralement vicieux de négliger complètement leurs troubles.

Qu’est-ce que les thérapeutes qui travaillent au quotidien avec leurs patients font exactement pour traiter ces questions ? Eh bien, ils ont un  tout un « arsenal » de techniques psychologiques à leur disposition. Par exemple, les patients peuvent apprendre à utiliser des stratégies de distanciation cognitive pour modérer les troubles provoqués par certaines insultes. Sinon, ils peuvent utiliser le « brouillard« , à partir de l’entraînement à l’affirmation de soi, l’art subtil de faire semblant d’être d’accord avec quelqu’un sans l’être réellement. Ou ils pourraient s’imaginer de façon répétée que l’événement qu’ils redoutent leur arrive, jusqu’à ce que leur anxiété s’estompe naturellement.

Mais est-ce que le thérapeute doit être étonné si son patient se sent dès le départ offensé par les insultes ? Ou doit-il partager avec le patient le jugement selon lequel les événements sont « terribles », ou suffisamment offensifs pour provoquer le(s) trouble(s) ? Eh bien, les thérapeutes cognitifs modernes font face à ce dilemme tous les jours. Ils savent tous qu’ils doivent marcher sur une ligne fine entre l’empathie et l’acquiescement. Il est compréhensible que le patient soit troublé par les insultes mais il est aussi vrai qu’ils n’ont pas vraiment besoin de se sentir profondément blessés par des mots – ils pourraient apprendre à les voir d’une façon plus détachée.

Qu’en est-il des trigger warnings (avertissements aux déclencheurs) ? Massimo Pigliucci a écrit un excellent article sur les « trigger warnings » à l’université. Ce sont des avertissements donnés aux étudiants, avant une conférence, pour les prévenir que le contenu pourrait en troubler certains, notamment ceux qui souffrent d’un trouble de stress post-traumatique (TSPT). Maintenant, la principale préoccupation des thérapeutes quant à ce problème est que le traitement principal pour l’anxiété, y compris pour le TSPT, nécessite une exposition répétée à l’événement redouté, et que son évitement est symptomatique et est un facteur de persistance des troubles anxieux. Donc, l’idée de prévenir via des trigger warnings semble aller à l’encontre de ce que la recherche en psychologie nous dit quant aux meilleures attitudes dans le traitement du TSPT.

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Si je suis « troublé » par des conversations concernant le sexe, alors éviter ces conversations ne va probablement pas m’aider sur le long-terme. Ça aura potentiellement l’effet inverse en maintenant voire en augmentant ma sensibilité. Ceci dit, l’exposition (réelle) en thérapie vient généralement après une progression graduelle, suffisamment longue pour que l’habituation ait lieu, et effectuée dans un environnement sûr dans des conditions contrôlées. Il se peut que cela soit inutile pour les gens d’être pris au dépourvu par des expériences qui déclenchent leur anxiété. Cependant, si nous supprimons simplement ces expériences d’exposition, en ne mentionnant jamais le sexe ou quoi que ce soit de troublant, les chances qu’une habituation naturelle prenne place ou que l’anxiété et les troubles s’estompent naturellement seront définitivement amoindries – sur le long-terme, les étudiants vulnérables verront potentiellement leur situation empirer au lieu de s’améliorer.

Par exemple, dans un article intitulé « HAZARDS AHEAD: The Problem with Trigger Warnings, According to the Research », (LES DANGERS A VENIR: Le Problème avec les Trigger Warnings, Selon la Recherche), Richard J. McNally, un professeur de psychologie à l’université de Harvard, écrit:


« Les triggers warnings sont conçus pour aider les rescapés à éviter d’avoir à se souvenir de leur traumatisme, les prévenant ainsi d’un inconfort émotionnel. Pourtant, l’évitement renforce le TSPT. Inversement, l’exposition systématique aux déclencheurs (triggers) et aux souvenirs qu’ils provoquent est le moyen le plus efficace pour surmonter le trouble. »


Aussi, avertir un groupe d’étudiants de certains déclencheurs spécifiques inclut le risque de divulgation involontaire, en informant certains étudiants du fait que d’autres ont une forme spécifique d’anxiété. Le conférencier dit, « Oh, en fait, nous allons parler des enlèvements extraterrestres aujourd’hui, au cas où quelqu’un est concerné par cela… ». L’étudiant x se lève et quitte la salle, l’air agité. Donc tout le monde dans la classe sait à présent que l’étudiant x a une anxiété qui se déclenche lors des discussions concernant les enlèvements extraterrestres. La mèche est vendue. De sorte que maintenant les ragots peuvent se répandre. (Le conférencier peut avertir les étudiants au préalable par e-mail, etc., mais la simple absence de certains étudiants pourrait encore, de cette manière, conduire à une divulgation involontaire.)

De même, les philosophes brouillent-ils ce problème en parlant en-dehors de leur sphère de compétences et en franchissant le domaine professionnel des psychologues ? L’une des choses que j’ai remarqué à propos de ces débats, c’est qu’ils dérivent souvent vers des questions empiriques plutôt que purement éthiques. Par exemple, savoir si on avertit ou non les étudiants à l’avance à propos d’un possible mot déclencheur dépendra probablement de notre évaluation de la probabilité et de la gravité des troubles que cela peut provoquer. Il ne s’agit pourtant pas vraiment d’une question éthique. Si je parlais à un groupe de femmes réfugiées vulnérables venant d’un pays déchiré par la guerre où les abus sexuels sont communs, je pourrais penser qu’il est peu délicat d’aborder le sujet du viol sans aucune sorte de remarques préliminaires. La plupart d’entre nous sommes probablement d’accord sur cela, probablement même Épictète. À l’autre bout de l’échelle, certaines personnes ont la phobie des clowns ou des nombrils, mais ce ne sont pas des phobies fréquentes, donc on ne s’attend pas à les trouver dans chaque auditoire, et elles ne sont généralement pas suffisamment graves pour induire de réelles attaques de panique à la simple mention du terme. (Bien qu’il y ait toujours l’exception qui confirme la règle.)

Donc, si la majorité d’entre nous, même les Stoïciens, sont d’accord pour dire que quelque fois cela fait sens d’avertir les gens à l’avance, alors le désaccord semble principalement porter sur les contextes où cela doit se faire. Encore une fois, il semble que ce soit une question empirique à destination de la psychologie, et non une question purement philosophique. Par exemple : nous voudrions prendre en considération le taux actuel de traumatismes sexuels ou des autres problèmes qui touchent potentiellement la population à laquelle nous nous adressons. Nous devrions alors distinguer différentes formes d’anxiétés. L’anxiété phobique peut être grave mais n’est généralement pas insurmontable ou traumatisante, à moins qu’elle ne soit accompagnée de ce que les psychologues appellent des « attaques de panique », un terme qui a un sens très spécifique en psychopathologie. Le TSPT, par contraste, est souvent plus grave et s’accompagne fréquemment d’attaques de panique, durant lesquelles le stress semble totalement insurmontable. Cela peut conduire à un phénomène appelé retraumatization (re-traumatisme), durant lequel l’anxiété déclenchée peut entraîner un relâchement des symptômes du TSPT, notamment si cela a lieu dans un cadre public tel qu’une salle de conférence. Mais, encore une fois, ce sont des questions empiriques en lien avec la psychopathologie.

Nous sommes tous d’accord (ou la plupart d’entre nous le sont) pour dire que nous ne devrions pas blesser sciemment les autres. Cela fait partie de l’éthique. Les désaccords apparaissent souvent là où doit se situer le curseur entre le niveau acceptable de risque à prendre et le niveau inacceptable. Peut-être que c’est vraiment une question pour les psychologues, ce qui pourrait aider à expliquer pourquoi les philosophes ont peiné à s’accorder sur une réponse, surtout s’ils se sont juste engagés à partir de spéculations déconnectées, sans aucun appuis sur les données scientifiques. Peut-être qu’ils ne sont simplement pas les plus aptes à répondre à cette question.

Quelques commentaires sur le Stoïcisme et l’esclavage 

On s’écarte peut-être du sujet mais je pense que ça pourrait être intéressant… Dans son article, Scott écrit:


« De plus, il y a des raisons bien-fondées de se sentir préoccupé par le fait que les anciens eux-mêmes ont échoué à mettre l’accent sur la Justice autant qu’ils auraient dû. « A propos de l’institution de l’esclavage », disent les auteurs de l’introduction des séries de traductions de Sénèque aux presses de l’Université de Chicago, « il y a du silence, et pire que du silence: Sénèque soutient que la vraie liberté est une liberté intérieure, ainsi le sort extérieur n’importe pas vraiment ». »


Je suis d’accord avec le point fondamental qui est fait ici. Cependant, je pense que la citation à propos de Sénèque est peut-être un peu trompeuse, si elle suggère que le Stoïcisme en général n’a pas répondu à la question de l’esclavage comme institution.

Pendant un temps, je n’ai pu qu’admettre que les Stoïciens n’avaient pratiquement rien dit à propos de l’esclavage comme institution. D’une certaine façon, ç’aurait été irréaliste de s’attendre à ce qu’il condamne cela ouvertement et avec force. Il se peut même qu’ils aient simplement eux-mêmes pensé que ç’aurait été irréaliste d’essayer de s’y opposer. Les armées de Marc-Aurèle, par exemple, ont probablement capturé des centaines de milliers de barbares durant les  grandes guerres de son règne. Fallait-il les exécuter ? Les relâcher pour qu’ils se regroupent et attaquent encore ? En fait, Marc-Aurèle a essayé d’en réinstaller plusieurs dans son empire, en Italie, bien que je pense que certains se sont ensuite engagés dans une révolte.  Donc, à part le fait que l’économie romaine était entièrement dépendante de l’esclavage, dans l’ancien monde, l’abolition posait peut-être d’autres problèmes, tel que celui de savoir ce qui pouvait être fait des centaines de milliers de captifs étrangers et hostiles. Ce n’est pas une « justification » de l’esclavage, juste une tentative pour expliquer pourquoi les Stoïciens pourraient ne pas avoir été en position de s’exprimer franchement et efficacement contre l’institution toute entière.

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Cependant, je pense qu’il est juste de le dire, contrairement au livre cité ci-dessus, Sénèque dépassa un peu le simple silence en la matière. En fait, il a dédié toute sa lettre 47 au sujet de la relation du maître et de ses esclaves. Là, il soutient qu’un maître a l’obligation de traiter ses esclaves avec respect et affection, en tant qu’êtres humains, compagnons et amis. Bien qu’il n’ait certainement pas questionné l’esclavage en tant qu’institution dans son ensemble, Sénèque soutient avec force que les esclaves doivent être traités avec le même respect qu’on donne aux hommes libres: « Songe donc que cet être que tu appelles ton esclave est né d’une même semence que toi, qu’il jouit du même ciel, qu’il respire le même air, qu’il vit et meurt comme toi. » Il condamne ceux qui abusent de leurs esclaves ou les considèrent comme inférieurs. Le cœur de son conseil, comme il le dit, est cela : « Sois avec ton inférieur comme tu voudrais que ton supérieur fût avec toi. »

Néanmoins, Sénèque ne va pas suffisamment loin pour dire que nous devrions cesser de posséder d’autres personnes, en tant qu’esclaves. Je pensais que c’était là la limite de la critique stoïcienne de l’esclavage, mais j’ai par la suite remarqué le passage suivant dans le panorama de Diogène Laërce à propos du stoïcisme ancien, dans une partie de son chapitre sur Zénon de Kition :


Il [le sage stoïcien] est le seul qui jouisse du privilège d’une parfaite liberté, au lieu que les méchants croupissent dans l’esclavage, puisque l’une est d’agir par soi-même, et que l’autre consiste dans la privation de ce pouvoir. Il y a aussi tel esclavage qui gît dans la soumission, et tel autre qui est le fruit de l’acquisition, et dont la sujétion est une suite. A cet esclavage est opposé le droit de seigneur, qui est aussi mauvais.


Par conséquent, selon Diogène Laërce, il semble que le Stoïcisme ancien ait en effet condamné l’esclavage en tant que mauvaise institution. Je le soupçonne de faire probablement référence soit à la République de Zénon, soit à l’un des nombreux écrits de Chrysippe. Ce n’est pas surprenant que les Stoïciens puissent avoir dit cela, bien sûr, puisque comme plusieurs personnes l’ont remarqué, leur concept d’amour fraternel pour le reste de l’humanité à partir des considérations qui font de nous les citoyens d’un même cosmos, apparaît en décalage avec l’idée de posséder des esclaves. Par ailleurs, la République de Zénon, peut-être le texte fondateur du Stoïcisme, a apparemment décrit la société stoïcienne idéale, vision utopique dans laquelle tous les êtres humains sont sages et égaux. Il est alors difficile d’imaginer comment l’esclavage en tant qu’institution pourrait possiblement être intégrée à l’idéal de la société stoïcienne – un sage pourrait posséder un autre sage mais, dans tous les cas, il est dit que la propriété doit être commune. Ainsi, dans la République de Zénon, l’esclavage doit sûrement avoir été aboli, en même temps que les cours de justice, la propriété, la monnaie, etc.


Cet article est une traduction d’un article publié le 15 juin 2017 par Donald Robertson, sur son blog donaldrobertson.name. Vous pouvez consulter la version originale à cette adresse.

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