The Therapy of Desire (Martha Nussbaum)

En cas de dépression, de mal-être, de deuil, de chagrin d’amour, de spleen ou d’un autre trouble de l’âme, qui aurait l’idée aujourd’hui de consulter un philosophe ? Probablement pas grand-monde. Pourtant, durant l’antiquité, les philosophes étaient considérés comme les médecins de l’âme, au même titre que les docteurs le sont pour le corps. Dans son ouvrage dense et complet La Thérapie du Désir (The Therapy of Desire), Martha Nussbaum rappelle ainsi à juste titre que les grands systèmes philosophiques se sont tous fondés sur une ambition thérapeutique : celle de soigner les êtres humains des choses qui les troublent. A cette époque, bien loin des élucubrations de la philosophie contemporaine, la théorie ne se détache quasiment jamais de la pratique, qui est aussi une éthique. Dans ce cadre, l’Aristotélisme, l’Épicurisme, le Scepticisme et le Stoïcisme proposent tous leurs propres définitions du bien comme bonheur (eudaimonia) et des méthodes à adopter pour y parvenir.

THERAPY OF DESIRE

Un peu à la manière de Jean-Jacques Rousseau avec son Emile (Emile ou De l’éducation), Martha Nussbaum s’invente un personnage pour passer en revue les différents systèmes de l’antiquité. Il s’agit de Nikidion, disciple femme qui va intégrer successivement chacune des quatre grandes écoles susmentionnées pour voir ce que ces dernières peuvent lui apporter en tant qu’être humain en quête de la vie bonne. Ce procédé d’écriture permet de maintenir un fil conducteur dans le développement et rend la lecture de l’exposé plaisante. Nikidion constitue un personnage d’identification pour les lectrices et les lecteurs.

L’âme humaine face aux croyances sociales

Le propos de Martha Nussbaum se cantonne à l’analogie entre la philosophie et la médecine comme art de vivre, sur la période hellénistique, qui comprend six siècles et deux sociétés (de la fin du IVème siècle avant J.-C. à Athènes jusqu’aux premiers siècles à Rome). Les cyniques sont volontairement ignorés en raison du peu de sources dont nous disposons – d’après l’auteure – à leur sujet. Pour le reste, les penseurs hellénistiques s’accordent sur le fait que la philosophie est une activité consistant en des discours argumentés et des raisonnements au service de l’épanouissement (flourishing) de la vie humaine. Les arguments du philosophe doivent être recevables par ses pairs mais aussi et surtout par les non-initiés.

Pour soigner Nikidion, les thérapeutes doivent d’abord définir les troubles qui la touchent. Subit-elle ses émotions et passions ? Est-elle colérique, ivre d’amour, angoissée par le futur, nostalgique du passé ? En souffre-t-elle ? Est-elle consciente des conséquences néfastes de ses croyances ou bien au contraire, ignore-t-elle le mal qu’elle se fait ? Selon les penseurs hellénistiques, c’est la société qui forme de fausses croyances quant aux choses qui importent : elle crée des désirs de richesse, de pouvoir ou de renommée par exemple.  En résulte que la plupart des citoyens se trompent sur ce qu’est une vie bonne sans même en avoir conscience. Ce qui est le cas de Nikidion.

La norme médico-philosophique de la santé repose alors sur la notion de nature humaine. Chaque école défend des raisonnements spécifiques sur ce terme. Pour découvrir la nature humaine qui réside en chacun de nous, il faut très souvent déconstruire les passions formées par la société, les fausses croyances et les faux jugements. Rien de cela n’est naturel. La colère par exemple, n’est pas juste une réaction corporelle, mais est aussi dirigée vers quelqu’un ou quelque chose. Elle nécessite de croire que j’ai subi une injustice de la part d’une personne ayant agi délibérément. Il s’agit de conscience intentionnelle (intentional awareness) car ce processus cognitif pousse à avoir une vue de l’objet, un jugement sur l’objet. Ce faisant, on octroie à l’objet une qualité qu’il ne possède pas. Chaque émotion ou passion est plus ou moins rationnelle. Même le sentiment de soif repose ainsi, dans une certaine mesure, sur des croyances. Les philosophes n’exigent pas toujours de supprimer ces affects. Ils cherchent aussi à les faire dépendre de raisonnements plus justes. En changeant le raisonnement via un discours argumenté, ils soutiennent que l’on peut modifier les émotions qui entravent l’accès à l’eudaimonia.

A partir de cela, il n’est pas exagéré de dire que ces thérapeutes, qui considèrent la structure cognitive de l’individu comme un ensemble au lieu de chercher à soigner les émotions à partir des émotions, sont les précurseurs de la psychologie et de la psychanalyse.

Le Lycée aristotélicien : un monde privilégié 

Nikidion commence par intégrer l’école d’Aristote. Contrairement aux autres systèmes, il n’est pas certain que le philosophe acceptât les femmes dans son lycée. Il aurait eu tendance à les considérer comme incapables de sagesse pratique. Notre disciple doit donc se travestir en homme. Le lycée aristotélicien est très sélectif : un âge minimum est requis pour assister aux cours d’éthiques et de politique et il faut disposer d’un solide bagage culturel et intellectuel pour être admis. De fait, le Stagirite n’éduquait que ceux que la société privilégiait déjà. La philosophie devait leur apporter ce que la politique n’avait pas suffi à leur octroyer (notamment le bonheur, eudaimonia).

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Platon et Aristote en train de discuter, image tirée du tableau L’Ecole d’Athènes de Raphael

A partir de cette audience choisie, Aristote invite ses disciples à l’introspection pour que chacun accède à ses croyances éthiques et les formule clairement.  De ce travail ressortent des points de convergence qui forment une certaine vérité éthique, c’est-à-dire des lignes de conduite valables à l’instant T dans le contexte actuel. Par le biais de cette méthode, Aristote a découvert qu’en tant qu’êtres sociaux, la vertu est nécessaire mais pas suffisante pour atteindre le bonheur. La vie bonne nécessite aussi d’avoir des ami.es, des proches ou de vivre en communauté. Nikidion ne mènera une vie bonne que dans la mesure où elle pourra la partager avec les autres. Elle accomplira son propre bien tout en travaillant pour la santé de la communauté.

Qu’en est-il alors des affects propres à notre apprenante ? Elle est émotive, a souvent peur, est très compassionnelle et est déjà tombée passionnément amoureuse. Comme nous l’avons vu en introduction, les émotions sont liées à des croyances et répondent à des processus cognitifs malléables. Nikidion est donc en mesure de redéfinir ses passions via la réflexion et le discours argumenté. La peur par exemple, vient de ce qu’on croit l’objet de la peur capable de causer de grandes douleurs et que nous n’avons aucun pouvoir pour l’en empêcher. Pour atténuer cette émotion, Aristote analyse les différents types de peur (la frayeur, la crainte, l’état de choc…) en tant que produit d’un raisonnement complexe. De façon sommaire, la peur s’ancre selon l’idée que l’on ne peut pas guérir de la douleur ou destruction, si douleur ou destruction il y a, et que personne ne viendra à notre secours. A terme, lorsqu’on revient à l’origine du sentiment, on peut modérer ce dernier et en être bien moins dépendant. Similairement, la pitié repose sur la croyance qu’il y a des gens bien (sinon on considérerait que tout le monde mérite ce qu’il lui arrive) et sur la croyance que ce qui arrive aux autres est un mal qui peut aussi nous arriver. Le sentiment dépend de la croyance. Si on s’intéresse au cas spécifique de l’amour, Aristote soutient qu’il nécessite de croire en des qualités que l’autre possède ou qu’il pourrait avoir.

Il ne sera pas demandé à Nikidion de supprimer ces émotions, mais de les modérer. Les sentiments, pour être au service de la vertu, doivent effectivement être appropriés à chaque situation. Il est par exemple juste (ou approprié) d’être endeuillé à la mort d’un proche, puisque cela témoigne de la reconnaissance de l’importance de notre lien envers la personne. Si on en revient à la peur, il est inapproprié d’avoir peur d’une souris mais approprié de craindre sa propre mort ou celle d’un proche. Il est approprié d’être inquiet de la santé de ses amis, de sa famille, de son corps et d’avoir peur de les perdre. Un homme sans peur ne serait pas un homme vertueux au sens aristotélicien du terme. En bref, l’éducation morale du lycée apprendra à Nikidion la façon appropriée de réagir à chaque situation. La vertu aristotélicienne est un contrôle de soi, un équilibre psychologique.

Martha Nussbaum souligne tout de même que la philosophie aristotélicienne est élitiste puisque destinée à des disciples déjà favorisés dans la société, et qu’elle se révèle impuissante pour apporter des réponses politiques et universelles à la misère du monde. Ce sont d’ailleurs ces points qu’Épicure critique dans ses écrits. Il regrettait que la philosophie thérapeutique ne s’adresse pas au plus grand nombre possible.

Dans le Jardin d’Épicure

Pour Épicure, la méthode aristotélicienne du questionnement dialectique ne permet pas de savoir ce que la majorité des gens croit et désire vraiment. En n’aidant que ceux qui sont déjà bien nantis, Aristote fait des croyances de l’élite la norme sociale. Il reconnaît d’ailleurs lui-même que sa dialectique exclue les commerçants, les marins, les agriculteurs… Cela le rend en un sens complice de la misère. Epicure souhaite donc aider l’humanité dans son ensemble.

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Tout comme Aristote, il reconnaît que les maux sont produits par de fausses croyances sur le monde et les valeurs, et qu’en changeant la croyance, nous pouvons changer le désir. Toutefois, pour connaître ce qu’il est bon de faire, il ne faut pas étudier les gens issus de la société malade (comme le fait Aristote) mais un humain qui n’est pas encore corrompu par les discours et l’enseignement. C’est le cas des enfants par exemple, ou, à défaut, des animaux. Ces derniers ne sont pas corrompus par les superstitions religieuses qui nous font craindre les dieux et la mort, n’ont pas incorporé les histoires d’amour qui complexifient notre appétit sexuel naturel ou ne désirent pas encore la richesse et le pouvoir. Toutes les erreurs viennent des croyances. Même le discours philosophique, c’est-à-dire l’usage de la raison pratique, peut être subtilement vicié par la société. Défendant l’empirisme, Épicure considère que le seul guide fiable demeure la sensibilité. Les arguments philosophiques ne sont, quant à eux, jugés qu’en fonction de leur efficacité thérapeutique. Un argument vrai mais sans efficacité thérapeutique (qui ôte une croyance fausse sans lien avec l’eudaimonia) est inutile, dispensable.

C’est à partir de son empirisme qu’Épicure distingue les désirs vains et les désirs naturels. Par exemple, le désir naturel concernant la nourriture est le désir de ne pas avoir faim, de ne pas être en malnutrition. Ce désir est motivé par le besoin de faire fonctionner son corps. Il est satisfaisable avec une quantité modeste de nourriture. Il n’y a nul besoin de nourriture gastronomique ou raffinée. Du pain et de l’eau suffisent. L’estomac est satiable avec peu. Il s’agit d’un désir naturel et nécessaire.

À contrario, le philosophe grec distingue aussi les désirs naturels non nécessaires. Ce sont des désirs qu’éprouvent les êtres humains non corrompus mais qui ne sont pas nécessaires pour atteindre l’ataraxie, ou la vie heureuse. L’exemple le plus parlant est celui du désir sexuel. Épicure fait remarquer que ce désir est aussi facilement satiable que la faim. Il peut se satisfaire seul et simplement, à l’image de Diogène le cynique qui se manuélisait dans l’espace public. Toutefois, les relations sexuelles – sans être interdites – étaient découragées dans la communauté épicurienne. Selon le philosophe, elles mettaient en danger la tranquillité de l’âme. En ce qui concerne le sentiment « associé », l’amour, il est défini comme « un désir intense [suntonos] pour le rapport (sexuel ou non), qui s’accompagne d’agonie et d’affolement (p.149). » Cela fait de l’éros quelque chose de mauvais par nature. « L’homme sage ne tombera pas amoureux », synthétise Martha Nussbaum. Nous manquons néanmoins de sources pour connaître le détail des considérations épicuriennes sur l’amour.

Dans tous les cas, nous voyons bien que l’épicurisme d’Épicure n’a rien à voir avec le sens moderne du terme épicurien. La vie plaisante n’est certainement pas celle des festins et des orgies. Au contraire, elle consiste à déconstruire via des raisonnements les croyances qui nous font poursuivre les choses futiles à la vie bonne et à la tranquillité de l’âme. Si sa pensée est ouverte à tous, l’engagement demeure contraignant. Rejoindre l’épicurisme, ce n’est en effet pas seulement une conversion intellectuelle mais aussi un déplacement physique : Nikidion doit se emménager dans le Jardin d’Épicure, une communauté isolée, un peu éloignée de la ville, dévouée aux valeurs de l’amitié et de la solidarité, en autonomie financière et spirituelle. C’est un véritable mode de vie alternatif qui lui est proposé. Il possède ses propres us et coutumes. Le mariage et les liens familiaux y sont par exemple découragés pour faire de l’amitié le lien interindividuel prioritaire (l’amitié est considérée comme un moyen pour atteindre des fins thérapeutiques individuelles).

À son arrivée, Nikidion aura probablement du mal à considérer certains désirs comme mauvais. Elle peut apprécier le fait d’être amoureuse, d’être attachée à sa garde-robe, à ses vins, à sa religion. Pour la convaincre, Épicure use d’une méthode différente de celle d’Aristote. Plutôt que de l’amener à l’introspection, il cherchera à lui faire peur en lui parlant des conséquences négatives de ses affects, comme pourrait le faire un médecin pour convaincre un patient de changer son mode de vie. Pour soigner ses peurs, Épicure pourra par exemple lui donner à voir les effets de la peur dans l’espace public : meurtres, attentats, persécutions, guerres…

Avec l’amour, cela devient plus compliqué. Nombreux disciples ont été bercés par la mythologie grecque qui ne cesse de glorifier le sentiment. Ils le tiennent en estime. Pour convaincre Nikidion de la toxicité de ce sentiment, Épicure insistera alors davantage sur les désillusions qui y sont associées et que la jeune femme a déjà très certainement expérimentées. Ces désillusions, ce sont les angoisses, énervements, chagrins, pertes de confiance en soi et autres qu’elle a pu subir en se laissant guider par l’éros. En fait, il est même probable que Nikidion ait déjà critiqué rationnellement l’amour qu’elle éprouvait.

Pour incorporer les enseignements et chasser les mauvaises habitudes, elle doit surtout mémoriser les épitomes (abrégés) et se confesser. Épicure pense que ce faisant, les nouvelles connaissances s’ancreront au plus profond de son esprit, et délogeront les anciennes mauvaises croyances. Conformément à l’empirisme, ce n’est ensuite qu’en jugeant du comportement des disciples qu’on peut voir si la connaissance est intériorisée ou non. La confession permet pour sa part de connaître les pensées du disciple. Ce dernier doit confesser ses actions, ses pensées et même ses rêves. On retrouve là une symétrie avec la psychanalyse. Dans l’Épicurisme, le disciple ne s’approprie pas vraiment la pensée mais plutôt un système de pensée. Les épicuriens pensent moins la contradiction que les autres écoles.

Lucrèce, le poète épicurien auteur du De Rerum Natura

Parmi les épicuriens célèbres, Martha Nussbaum étudie ensuite le grand poème de Lucrèce, De Rerum Natura. Composée de six livres, cette œuvre épique a pour objectif de « briser les forts verrous des portes de la nature », selon la tradition épicurienne. Longtemps considéré comme irrationnel par les commentateurs, les universitaires actuels ont redoré le blason de l’écrit en étudiant plus précisément le propos qui parsème les lignes. Plus qu’une fiction, le poème est en réalité une thérapie épicurienne, qui accompagne le lecteur étape par étape vers sa guérison.

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Martha Nussbaum commence par s’intéresser au sentiment amoureux (éros) tel que dépeint par le poète latin. Selon Lucrèce, qui reprend Épicure, l’amoureux imagine des dieux dans l’être aimé et crée un désir d’union avec la perfection ci-inventée. Si la religion est en déclin, beaucoup de non-religieux vénèrent ainsi la transcendance de l’amour et s’identifient à leurs désirs érotiques.

Pour mieux comprendre l’origine de ce sentiment et ce que la nature nous invite à faire pour vivre sagement, Lucrèce imagine dans le livre I les « premiers humains », non civilisés, soumis à une force puissante qui assure la reproduction de l’espèce. Il décrit des êtres qui vivaient par instinct et non en fonction du bien commun, de la morale ou des lois. Pour l’auteur, ces primitifs manquaient certes de sécurité et de solidarité, mais ils n’étaient pas non plus soumis à la religion, ne connaissaient pas le fléau de la guerre, de la perversion du luxe et des maladies causées par l’éros. Selon lui, il s’agissait d’une vie bien meilleure que la nôtre.

En même temps, leurs vies n’étaient pas pleinement humaines dans le sens où ils ne vivaient pas en tant qu’êtres sociaux et politiques. Leur évolution sera aussi synonyme d’accomplissement, d’épanouissement des potentialités de leurs conditions d’êtres humains. Ainsi, la première étape du développement de ces humains primitifs correspond au regroupement par familles et à l’institution du mariage. Cela contribue à faire des enfants la « propriété » d’un couple, crée un sens de la famille et appelle à la stabilité des relations sexuelles. En écartant l’instabilité des rencontres soudaines dans les bois, ce cadre de vie donne alors plus de place au plaisir. Parallèlement, le sentiment de tendresse qui unit les parents à l’enfant et la convivialité de la relation de couple adoucissent les mœurs. Cet adoucissement est lui-même une précondition nécessaire aux contrats de la communauté et aux lois, qui a leur tour sont des choses nécessaires pour une vie épanouie. Le poète décrit ici le processus de civilisation.

Par rapport à l’éros, Lucrèce cherche à nous montrer que la sexualité bonne est celle qui aide à se libérer de l’angoisse de notre condition naturelle (où il n’y a ni sécurité, ni solidarité, ni stabilité) mais aussi celle qui exprime notre nature d’être humain, d’être social, d’être de culture. A partir du livre IV, il prépare sa critique radicale de l’amour. Il rappelle ainsi que les perceptions ne montrent quasiment jamais la vérité de l’objet tant elles sont conditionnées par nos désirs, notre état physiologique, nos habitudes et nos croyances. Si j’observe un aliment alors que j’ai faim, je le verrais en tant que moyen pour satisfaire mon appétit. Une fois rassasié, je le verrais dans sa vérité, comme un objet de pensée ou de réflexion. Il en va de même pour l’éros. Mon appétit sexuel détermine en partie la façon dont je perçois mon ou ma partenaire. Il n’est pas facile de se défaire de l’éros tant la mythologie de l’amour diffusée dans la société altère le conscient et l’inconscient de chaque individu. Pour l’anecdote, Martha Nussbaum raconte que le poète Caius Memmius, patron de Lucrèce, lisait régulièrement le De Rerum Natura pour se libérer de l’influence néfaste de l’éros.

Lucrèce analyse ensuite de façon « remarquable » les structures cognitives de l’amour, les croyances qui y sont liées et les conséquences néfastes que cela entraîne. En fait, le poète distingue l’éros de l’amour du sage. Martha Nussbaum explique que l’éros est obsessionnel, lié à un être humain perçu comme particulier, différent, unique. Il s’agit d’un désir impossible à satisfaire car il nécessite la fusion avec l’objet du désir. L’amoureux forme la fausse croyance qu’à travers l’acte sexuel, il peut mettre un terme au désir de fusion qui le domine. En outre, il ne voit jamais la personne qu’il aime pour ce qu’elle est vraiment. Il lui invente des qualités divines. Ce faisant, l’amoureux perd de l’énergie et du temps qu’il pourrait mettre à profit pour des choses plus utiles à son bonheur. Son objectif de fusion ne va pas sans un désir de possession de l’être aimé. Cela l’amène à des comportements anxieux et ne favorise pas la recherche désintéressée du bien de l’autre. En idéalisant sa partenaire, il prend également le risque d’être à jamais dégoûté de la voir dans son humanité, dans une posture indélicate, que cette posture soit celle des règles féminines, des flatulences, d’un traitement médical jusqu’alors caché ou de l’odeur du sexe après un adultère suspecté (les commentateurs donnent des interprétations variées de ce passage ambigu où Lucrèce évoque la personne aimée dans une situation « humaine »). Selon Martha Nussbaum, le poète philosophe cherche à nous éloigner de l’éros pour nous faire accepter l’humanité de l’être aimé. Il faut être au-delà du dégoût et de l’obsession, c’est-à-dire ressentir l’amour du sage, qui est un amour humain, et non un éros. La personne aimée n’est ni un Dieu ni une Déesse, et il faut apprendre à l’apprécier à sa juste valeur selon ses actes et ses efforts. Une telle relation va également dans l’intérêt de la communauté car elle repose sur une base sereine, sans instabilité et sans sadisme réciproque.

L’auteur va encore plus loin dans sa critique de l’éros. Il explique que le besoin interindividuel que ressentent les amants est vécu comme une faiblesse, un tourment qu’ils croient pouvoir anéantir via l’acte sexuel. Cet erreur de jugement explique la jalousie et le sadisme qui portent préjudices à de nombreuses relations érotiques. Ceux qui sont dans le besoin souhaitent souvent punir la source de leur incomplétude. Finalement, l’amour que défend Lucrèce semble être un amour plus proche de l’amitié, une sorte d’amitié amoureuse. Il s’avère un peu plus radical que les épicuriens eux-mêmes puisque ces derniers ne travaillaient pas forcément à supprimer l’éros, mais à accepter le sentiment de besoin. Martha Nussbaum pose la question de savoir si cet amour très humain permet d’être une source de joie érotique.

« La mort n’est rien pour nous »

Toujours dans la tradition épicurienne, la peur de la mort fait également l’objet d’un long développement dans le De Rerum Natura.  Nikidion ressent cette peur. Elle est consciente qu’elle ne fera les choses qu’elle aime qu’un nombre limité de fois encore, que certains événements ne reviendront pas et que la nature est impermanente. Cela la distingue des premiers humains, dont l’instinct les pousse à éviter la mort, mais qui ne s’arrêtent pas à des pensées sur la finitude, sur leur propre fragilité ou sur la mort.

SOCRATE
La mort de Socrate, Jacques-Louis David (1787)

En même temps, Nikidion refoule en partie sa peur. Elle ne la conçoit pas comme une maladie grave. Lucrèce donne alors à voir les habitudes comportementales en lien avec cette peur. Il explique que ce sentiment conduit – de façon assez naturelle – à une soumission irrationnelle envers des autorités et croyances religieuses et qu’il place les individus sous la dépendance des prêtres plutôt que de les inciter à penser par eux-mêmes. Les prêtres stimulent en retour la peur de la mort et un cercle vicieux se met en place. Parallèlement, cette peur ne permet pas d’apprécier la vie car aucun désir n’assouvit la peur de la mort et l’on passe d’une détestation de la mort à une détestation de la vie, puis, parfois, à une détestation de soi. Ce trouble est également au fondement de nombreux désirs, comme le désir d’immortalité, d’honneur, de richesse ou de pouvoir, qui peuvent conduire à commettre des actes criminels, malhonnêtes ou préjudiciables.

Lucrèce reprend également le célèbre argument épicurien que la mort n’est rien pour nous puisqu’un événement n’est bon ou mauvais que dans la mesure où nous sommes capables de le percevoir comme tel au moment où il se produit. Autrement dit, la mort n’est pas un mal pour la personne qui meurt puisqu’elle n’est plus consciente au moment où cela lui arrive. Par ailleurs, Épicure explique que pour un épicurien, la mort n’est jamais cause de l’incomplétude de la vie humaine car les désirs épicuriens n’ont pas de structure temporelle. Ils sont complets sur le moment, complets pendant, complets une fois finis. Leur aboutissement ne dépend pas de leur durée. Un désir épicurien ne peut donc jamais être en lien avec, par exemple, l’éros ou le pouvoir car ces derniers provoquent un désir infini et insatiable. Les désirs sont finalement aussi choisis selon notre capacité de les assouvir ou non.

Enfin, le poète finit par considérer le point de vue de la nature, que nous pourrions résumer ainsi : il fallait que d’autres meurent et laissent leur place pour que j’aie l’espace pour vivre, il faudra donc que moi-même je meurs et laisse ma place pour ceux qui me succéderont. Néanmoins, la thérapie lucrétienne n’a pas vocation à supprimer la peur de la mort – car il est approprié de redouter de perdre une vie que l’on estime – , mais à la modérer pour qu’elle ne soit pas un obstacle à l’ataraxie.

Martha Nussbaum s’attarde finalement à commenter la façon dont Lucrèce décrit les mécanismes de la colère et de la violence, qui ne sont pas sans lien avec les autres passions étudiées, pour conclure sur le fait que l’épicurisme nécessite encore la possession de biens extérieurs (communauté, santé, amitié…) pour atteindre l’eudaimonia, et qu’une bonne amitié épicurienne ou de bonnes relations sont des choses qui restent rares. Il est alors temps pour Nikidion de voir ce que les sceptiques peuvent lui apporter.

Le Scepticisme ou la capacité de suspendre son jugement

Que ce soit au Lycée ou au Jardin, Nikidion a accumulé des croyances sur la vie bonne. Cela la rend dépendante. Si un discours contradictoire, avec de solides arguments, vient perturber ses croyances, elle en sera troublée. Par exemple, un stoïcien qui lui expose un discours argumenté et cohérent risque fort d’ébranler ses certitudes. Elle découvrira qu’au regard du stoïcisme, elle ne mène absolument pas une vie bonne et vertueuse et elle en sera touchée. Les sceptiques l’invitent donc à mener une vie sans dogmes, sans croyances, sans système. Si Nikidion est convaincue que la douleur physique est un mal intrinsèque, conformément à ce que lui a appris l’épicurisme, les sceptiques lui diront qu’il ne s’agit que d’une croyance. Car en pensant que la douleur est un mal, elle ne fait que rajouter de la peine morale à la douleur physique.  L’erreur des précédents systèmes fut de croire qu’on peut guérir des croyances en les remplaçant par d’autres croyances.

Le scepticisme, selon Martha Nussbaum citant Sextus Empiricus, est « une capacité [dunamis] à mettre en opposition les apparences et les pensées, de n’importe quelle façon que ce soit, une capacité à partir de laquelle survient, à travers la force égale [isostheneia] des déclarations opposées et de l’état des choses, d’abord une suspension [epoche], et ensuite une absence de perturbation [ataraxia] » (p.285). Ils estiment que pour chaque argument, il existe un argument opposé de force égale et refusent en conséquence de prendre part aux débats. Il ne s’agit donc pas d’un système de connaissances, d’un art ou d’une science, mais d’une aptitude, d’une capacité qui nous sert de guide.

Sextus

Il n’en demeure pas moins que le scepticisme constitue une thérapie, au cours de laquelle la raison peut être impliquée au moins temporairement. Nikidion commencera par désapprendre que la douleur est un mal en soi, à ne pas se fixer des objectifs qu’elle n’est pas sûre d’atteindre, et à considérer que la finalité de la vie humaine est la vie telle que se déroule ici et maintenant. Elle s’habituera à ne donner ni consentement, ni désaccord à ses perceptions et aux discours. Les sceptiques l’invitent à se laisser influencée par son instinct, ses désirs, ses activités cognitives, ses habitudes, ses souvenirs… Elle a le droit de vivre de façon balancée ou contradictoire. Elle n’est pas obligée de chercher à supprimer les croyances qu’elle a déjà incorporées mais elle sera dissuadée d’en chercher de nouvelles. Les quatre forces principales qui l’animent selon les sceptiques sont l’orientation de la nature, la nécessité des sentiments, la transmission des lois et des coutumes et l’instruction des arts.

Les sceptiques rejettent toute normativité dans leur médecine. Ils sont méthodiques, c’est-à-dire qu’ils ne donnent des conseils à Nikidion que dans la mesure où ces conseils ont fonctionné pour d’autres, mais ils ne tiennent pas pour certains qu’ils fonctionneront sur elle. Elle en est d’ailleurs avertie. En fait, l’ataraxie ne peut paradoxalement pas constituer une finalité dans le scepticisme. S’ils le désignent comme une fin, alors cela implique des croyances, une attitude à adopter pour y arriver. Pour dépasser ce paradoxe, les sceptiques affirment que ne croire en rien (suspendre son jugement) et vivre des forces naturelles et incorporées permet parfois et pour certains seulement, d’atteindre la tranquillité de l’âme. Ce n’est pas un objectif. Elle peut arriver comme elle peut ne jamais arriver. On n’y croit pas, on ne la cherche pas, elle arrive si elle doit arriver.

En même temps, si Nikidion voit que son maître sceptique n’a pas atteint l’état d’ataraxie, quel sera son intérêt à développer cette capacité ? Quelle raison aurait-elle d’abandonner ses croyances si ça ne lui apporte par la santé ? Martha Nussbaum explique que la structure du scepticisme est incompréhensible si on n’admet pas que le pratiquant croit en l’ataraxie comme une fin souhaitable accessible via la suspension de jugement.

Nikidion peut suivre ce système si elle accepte le principe de non-contradiction pour structurer sa pensée et si son attachement à l’ataraxie est suffisant. À terme, elle vivra dans une indifférence sceptique, dans une tolérance totale envers autrui, sans pour autant vivre pour la communauté. Elle ne vivra que pour elle-même, à l’image de l’anecdote historique de Pyrrhon qui, passant devant Anaxarque tombé dans un bourbier, l’ignora ostensiblement pour ne pas se mettre lui-même en danger, avant d’être félicité par ce dernier pour sa non-réaction.

Martha Nussbaum relève tout de même d’autres paradoxes et contradictions. Pour l’auteure, l’indifférence n’est pas naturelle. L’homme est un être social et il est déterminé à œuvrer pour le bien de ses proches et de la communauté. On rapporte que même Pyrrhon s’est un jour emporté parce qu’on avait insulté sa sœur ; et qu’il avait reconnu qu’il s’agissait là d’une entorse au scepticisme. En fait, il semble impossible de se détacher complètement de nos croyances si on tient compte des structures inconscientes de notre psyché. Le Scepticisme reposerait alors sur une injonction impossible en voulant se libérer de toutes les croyances. C’est alors peut-être dans la dernière école que Nikidion trouvera une vie plus accomplie, plus humaine, plus épanouie : l’école du Stoïcisme.

Le Stoïcisme ou la philosophie de l’apathie

Cette dernière école obtient la préférence de Martha Nussbaum pour sa consistance et sa cohérence : « je crois qu’ils ont des réponses plus adéquates que les autres écoles aux critiques [que nous avons soulevées] » (p.317). Dans le Stoïcisme, le disciple doit devenir son propre docteur, apprendre à raisonner par lui-même. Le raisonnement a une valeur en soi et les stoïciens accordent un grand respect à la raison présente en chacun. L’école ne délivre ainsi pas seulement un savoir, mais reconnaît la valeur intrinsèque du raisonnement individuel et incite ses élèves à penser par eux-mêmes.

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Le portique d’Athènes, où enseignaient les stoïciens

Les stoïciens ne veulent donc pas faire des disciples des individus assujettis à une doctrine. Concrètement, cela signifie que si Nikidion est opposée à certaines idées, elle peut tenir sa position tant que ses arguments sont justes et qu’ils s’opposent adéquatement aux arguments des stoïciens, qui sont aussi de redoutables logiciens. Elle n’aura aucun mal à intégrer l’école car les philosophes du Portique acceptent tout le monde : femmes, hommes, esclaves et humains libres. Musonius Rufus a d’ailleurs défendu dans un ouvrage le fait que les femmes sont totalement aptes à philosopher, en répondant point par point aux objections communes. En bref, les stoïciens défendent un esprit philosophique non genré.

Pour les stoïciens, la raison distingue l’homme de l’animal. Nikidion sera appelée à honorer cette capacité qui témoigne de son humanité mais aussi de son lien avec le divin. La raison est en effet pour les stoïciens une pièce de la divinité qui réside dans l’univers tout entier (le logos). Pour honorer cette singularité, il ne faut pas faire les choix importants de sa vie selon la religion, les prêtres ou les conventions, mais s’en remettre aux raisonnements justes.

Aussi, Nikidion doit être critique et vigilante à la façon dont elle perçoit le monde car ses croyances, son éducation, sa culture et ses préjugés influencent ses impressions, même inconsciemment. Elle doit commencer par suspendre ses réponses habituelles et tourner son regard sur elle-même, en devenant critique de chaque réaction. Le rôle du maître est d’éveiller et d’assister cette activité complexe. Pour ce faire, il doit dialoguer et interagir subtilement, en tenant compte de tout ce qui a façonné la manière dont le disciple perçoit le monde. Chaque situation est différente.

C’est d’ailleurs pour cela que Sénèque souligne dans ses écrits que la forme de ses arguments tient toujours compte d’une situation particulière. Le style employé est adapté à un contexte spécifique. Les mots sont choisis avec méticulosité. Le jargon est écarté pour donner la possibilité au plus grand nombre d’étudier la philosophie : « personne ne peut vivre heureux, ou de façon tolérable, sans l’étude de la sagesse » (p. 331), assure le philosophe stoïcien, cité par l’auteure.

Nikidion devra ensuite travailler à supprimer ses émotions les plus troublantes. Sur ce point, les commentateurs modernes ne sont pas tous en accord avec l’interprétation de Martha Nussbaum, qui soutient que les stoïciens cherchaient à s’extirper de toutes les passions.

L’auteure commence par rappeler que dans ce système, la vertu suffit pour atteindre l’eudaimonia. Les choses extérieures ne sont que des indifférents préférables ou non préférables. C’est-à-dire que la santé, la richesse, l’absence de douleur ou un corps valide ne sont pas nécessaires pour être heureux, mais peuvent être tout de même recherchés en ce qu’ils constituent des indifférents préférables. Cela signifie également que la vertu est unique et irréductible : la sagesse et la santé ne valent pas plus que la sagesse toute seule.

Pour certains commentateurs, les indifférents préférables disposent tout de même d’une sorte de valeur de seconde-classe, en-dessous de la valeur de la vertu. Il faudrait d’abord être vertueux avant de considérer les indifférents préférables. D’autres estiment qu’il est possible de poursuivre les indifférents préférables tant que la quête de ces derniers n’empêche pas le développement de la vertu. Dans tous les cas, il ne faut jamais s’attacher aux choses extérieures, tel que le proposent par exemple Épicure et Aristote en créant une dépendance envers l’amitié. Il s’agit de ne jamais dépendre de ce qui ne dépend pas de nous, à l’image d’Anaxagore, qui accueille la mort de son fils sobrement, en déclarant : « J’étais déjà conscient que j’avais engendré un mortel » (p.364).

Tout comme Épicure et Aristote, les stoïciens voient dans les passions le résultat de faux jugements et de fausses croyances. Ce ne sont pas des sentiments naturels mais des altérations de notre rationalité. Pour Chrysippe, la majorité de nos émotions vient de la croyance que certaines choses sont bien et d’autres sont mauvaises. L’âme oscillerait en permanence – pour les moins philosophes – entre des considérations émotionnelles et des considérations rationnelles.

En ce qui la concerne, Nikidion a perdu une personne qu’elle aimait passionnément. La thérapie commencera par décrire la perte, à s’attarder sur la place que prenait cette personne dans la vie de la jeune femme. Les pensées qu’elle entretient à propos de cet ancien proche constituent des apparences. Avec ce qu’elle a appris, Nikidion peut maintenant accepter ou rejeter ces apparences qui se présentent à elle, ou rester sceptique. Si elle refuse ces apparences, elle sera dans la dénégation. Pour accepter cela de façon appropriée, elle doit, selon Chrysippe, accepter la proposition « mon bien-aimé est mort » mais ne pas accepter le bouleversement, le chagrin et la souffrance comme réponse logique à cette première proposition. Consentir à cette deuxième réponse fragiliserait sa condition, son autonomie. Il lui est possible de réagir physiologiquement à un événement – tel que le reconnaît Sénèque en décrivant les sursauts ou pâleurs soudaines – mais l’esprit ne doit jamais consentir à ces impressions. Si le sage tremble physiquement, son esprit demeure paisible. Avec du temps et de l’entraînement, Nikidion sera en mesure de reconnaître la perte d’une personne qu’elle appréciait, sans en être profondément endeuillée. Elle ne s’imaginera plus le revoir en ouvrant la porte de la chambre, elle ne se remémorera pas sans cesse un passé révolu, elle ne se laissera pas perturber par des rêveries nostalgiques. Elle pourra même, si cela venait à se reproduire, devenir aussi apathique qu’Anaxagore perdant son fils. En ne tombant pas dans la dénégation, elle aura tiré profit de son deuil en remodelant ses structures cognitives qui la rendaient dépendantes des choses extérieures.

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La tourmente des amants, William Blake

Plus radical, Sénèque lui conseillerait même de trouver quelqu’un d’autre à aimer, pour le remplacer : « Tu as enterrée celui que tu aimes, va chercher quelqu’un d’autre à aimer. Il vaut mieux remplacer ton amour que pleurer pour lui » (p.384). Selon Martha Nussbaum, les stoïciens diraient aussi à Nikidion qu’elle ne peut pas ressentir une émotion sans se laisser aller à de nombreuses autres. Si elle accepte la détresse, elle acceptera également la colère, la pitié et l’envie. Si elle accepte les plus grandes joies, elle endurera les plus grandes souffrances. Elle ne doit pas lier son soi à autre chose qu’elle-même et sa vertu. Il ne s’agit donc pas de « modérer » ses passions comme dans l’Aristotélisme, mais de les supprimer définitivement. La joie qui en résultera (apatheia) est une joie rationnelle, sans incertitudes, sans peur, sans chagrin, une élévation rationnelle (eulogos eparsis) durable et solide.

Pour donner une illustration claire, si quelqu’un tue la famille d’un stoïcien, ce dernier ne poursuivra pas les assaillants parce qu’il ressentira de la haine ou voudra venger sa famille (ce ne sont « que » des biens extérieurs) mais parce qu’il est juste de punir le criminel dans la mesure où il nuit à lui-même et à la santé de la communauté. Dans De la colère, Sénèque explique d’ailleurs en quoi la colère n’est ni naturelle, ni nécessaire pour suivre la bonne conduite. C’est un sentiment qu’on ne peut pas modérer, qui conduit à la violence et à la cruauté là où l’être humain est incliné par nature à l’entraide, à la sociabilité et à l’hospitalité (il déduit cela de l’observation des nouveau-nés). Ainsi, la punition du criminel ne doit être motivée que par le souci de le rendre meilleur. Elle doit être proportionnée à son acte et à ses résistances, allant, si nécessaire, jusqu’à la peine de mort.

« L’homme bon se sent concerné par ses concitoyens à la manière d’un docteur. Quand il délivre une punition pour un méfait, il ne le fait pas en raison d’un quelconque intérêt personnel à l’infliction de la peine, mais pour améliorer le délinquant. « Sur toutes ces choses, il observe de façon aussi bienveillante qu’un docteur observerait ses patients » (2.10), croyant qu' »il vaut bien mieux guérir un mal que le venger. »

Dans la vie publique, cela signifie qu’il utilisera toutes les formes de punitions conventionnelles – mais sans la douleur interne de se sentir personnellement en tort, et sans aucun désir avide pour que le malfaiteur souffre. « Il ne le lui fait pas de mal, mais lui administre un traitement médical qui a l’apparence d’une nuisance » (1.6). De même que certaines afflictions corporelles viennent en réponse à une douce modification du mode de vie, le caractère de certains délinquants peuvent être traités avec des « mots plutôt doux » (1.6.3). Si cela ne fonctionne pas, il emploiera un discours plus rude, « qui avertit et réprouve ». Finalement, il ira des punitions – d’abord « légères et réversibles », à, pour les fautes les plus récalcitrantes et profondes, la peine de mort (1.6.4). » (p.417)

Martha Nussbaum termine l’exposé du système stoïcien en commentant la Médée de Sénèque, tragédie où l’héroïne, bien que disposant de nombreuses vertus (courage, modération, patience…) s’est laissée emportée par son amour passionnel envers Jason, ce qui la conduira à commettre un infanticide. Sénèque se sert de ce mythe pour étudier les passions et illustrer la nécessité de s’en libérer définitivement. Mais encore une fois, l’universitaire soutient une thèse peu relayée dans le stoïcisme moderne. La plupart des commentateurs actuels ne partagent pas l’idée selon laquelle les stoïciens auraient défendu une suppression de toutes les émotions. En mettant d’autres textes en perspective, il est en effet possible de nuancer cette conclusion. Dans la Cité idéale de Zénon par exemple, c’est le Dieu de l’amour, Éros, qui règne sur les citoyens, soit le symbole d’une émotion qu’il faudrait remplacer par la « joie sereine » si l’on s’en tient à l’auteure.

Conclusion : vers l’élaboration de théories politiques en lien avec les considérations hellénistiques

En conclusion, Martha Nussbaum politise son discours en associant les considérations hellénistiques à des considérations plus politiques. Elle rappelle ainsi, à bon escient, que la philosophie avait aussi pour mission d’éduquer les législateurs, en charge de proposer un service public plus juste et plus humain. Il faut d’abord changer les citoyens qui le peuvent, puis ensuite faire en sorte que ces citoyens changés soient ceux qui gouvernent. Si les épicuriens, les aristotéliciens et les sceptiques incitaient davantage, dans une certaine mesure, à changer ses désirs plutôt que l’ordre du monde, les stoïciens, quant à eux, ont complété leur doctrine avec une voire des théories politiques ; d’autant plus que dans le stoïcisme, l’introspection est politique car elle nous déracine bien souvent de nos constructions et croyances sociales.

Finalement, The Therapy of Desire est une œuvre érudite qui reste accessible à un public non-initié. Martha Nussbaum, en plus de décrire avec précision et rigueur l’Aristotélisme, l’Épicurisme, le Scepticisme et le Stoïcisme, offre aux lectrices et aux lecteurs toutes les clefs pour mettre concrètement en application ces différents systèmes. En outre, son style d’écriture, qui évite le jargon philosophique et use de procédés littéraires, se veut réellement accessible. Il est fort dommage que le livre ne soit pas  (encore ?) traduit en français, mais pour celles et ceux qui maîtrisent la langue de Shakespeare, la lecture ne peut être qu’utile et enrichissante.


Informations pratiques : 
The therapy of desire
Auteur : Martha Nussbaum
Première date de publication : 1994
ISBN : 30106006746910
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3 commentaires sur “The Therapy of Desire (Martha Nussbaum)

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