Covid-19 : le virus ne nous empêche pas de penser droitement

« De même que les médecins ont toujours à leur dispositions des instruments et des fers pour donner des soins dans les cas urgents, de même aie tout préparés nos dogmes afin de connaître les choses divines et humaines et d’agir toujours dans le plus petit détail avec la pensée qu’elles sont liées les unes aux autres »
(Marc Aurèle, Pensées, III, 13)

L’humanité entière semble désormais concernée par la pandémie du SARS-CoV-2, une nouvelle espèce de coronavirus, aussi appelée Covid-19, qui est apparue en décembre 2019 dans la province de Wuhan, en Chine. Au jour d’écriture de cet article, le 14 mars 2020, 129 pays sont officiellement touchés, plus de 142 000 personnes ont été contaminées et environ 5400 morts sont à déplorer. Les chiffres sont probablement bien en deçà de la réalité.

L’évolution au 14 mars 2020, le matin (source : OMS)

La propagation du virus s’accompagne d’un sentiment d’impuissance : impuissance à prédire l’évolution précise de la pandémie ; impuissance des États à interrompre immédiatement le processus de propagation et à soigner tout le monde ; impuissance de notre corps à résister à la menace biologique.

Cependant, du point de vue stoïcien, le virus ne s’attaque pas à notre qualité la plus précieuse : notre faculté de penser droitement. Et c’est peut-être cela qui compte le plus car c’est cela qui doit nous permettre de tirer avantage de la pandémie, de façon très concrète, au-delà de toute dissertation purement théorique.

Se comporter d’après les faits, suivre la science

Avant toute chose, précisons ce que les stoïciens et, notamment Épictète (Entretiens, Livre III, XX), entendent par « tirer avantage de ». Il n’est absolument pas question de faire de la contrebande et du marché noir comme le personnage de Cottard dans La Peste d’Albert Camus, mais plutôt de faire face à la réalité de l’événement, ni plus, ni moins, et d’agir en conséquence pour développer et protéger notre état de sérénité intérieure (penser droitement).

Qu’est-ce que la réalité de l’événement ? Il s’agit de toutes les données fiables à disposition sur le coronavirus : le taux de contagion, le nombre de personnes contaminées, les populations à risque, l’évolution du virus, etc. C’est à partir de ces connaissances que l’éthique stoïcienne, qui s’appuie toujours sur les faits et la science (du moins dans sa version moderne), peut s’appliquer.

Il va donc de soit que l’éthique stoïcienne conduit à suivre scrupuleusement les recommandations de l’Organisation mondiale de la santé et des autorités compétentes : se laver les mains plusieurs fois par jour, garder ses distances avec les personnes qui toussent ou qui éternuent, éviter de se toucher les yeux, le nez et la bouche, rester vigilant par rapport à son propre état de santé, etc. Cela relève d’ailleurs du simple bon sens. 

Pour faire face aux faits, il faut également remettre les choses en perspective, notamment :

  • La Peste noire, au Moyen Age, avait un taux de mortalité de 60 à 100% de la population infectée. Autant dire que le stoïcisme était leur véritable dernier remède.
  • Le coronavirus aurait, pour l’instant, un taux de mortalité de 2% de la population infectée, avec des variations selon les tranches d’âge, les personnes à risque et les pays.
  • 80% des personnes guérissent sans avoir besoin de traitement particulier.
  • L’être humain reste un être mortel, virus ou pas (!)

Il faut donc relativiser la menace, mais en maintenant son jugement dans une juste mesure par rapport à l’évolution des données. Il est ainsi irresponsable de ne pas suivre les recommandations officielles pour une quelconque raison ; il est tout aussi irresponsable de nourrir une panique injustifiée qui n’a aucun effet sur l’évolution-même de la pandémie. Les choses sont ce qu’elles sont, le Bien se trouve dans la modération.

Développer son système immunitaire psychologique

Mais l’éthique stoïcienne ne s’arrête pas là et s’intéresse surtout à préserver la santé psychologique. Elle est pertinente en plusieurs points.

1. DÉSAMORCER L’EFFET DE SURPRISE PAR LA VISUALISATION NÉGATIVE ET LE MEMENTO MORI

Tout d’abord, la doctrine du Portique aide à désamorcer l’effet de surprise de la pandémie, qui ajoute à l’anxiété, à la crainte voire à la panique. Les êtres humains sont des êtres mortels. Cette pandémie nous ramène à un dénominateur commun : la mort. Le virus ne connaît ni frontières, ni classes sociales, ni couleur de peau, ni sentiments. Dans la propagation, la nature suit ses propres lois, sa propre logique et non les affects des êtres humains. C’est donc à nous de suivre la nature quand elle suit ses propres lois.

« C’est donc en nous souvenant de cet ordre que nous devons aller nous faire instruire, non pour changer les conditions des choses (car cela ne nous est pas permis et n’en vaudrait pas mieux), mais, les choses étant vis-à-vis de nous ce qu’elles sont et ce que les fait leur nature, pour pouvoir adapter nous-mêmes notre propre pensée aux événements » (Épictète, Entretiens, Livre I, XII, 17)

Les stoïciens recommandent ainsi de méditer sur la mort tous les jours. Cela permet de savourer la valeur de la vie de façon plus intense mais aussi de s’habituer à cette épée de Damoclès qui menace autrement la tranquillité intérieure. S’il faut attendre la maladie pour contempler la mort, on ne sera pas prêt et on risque fort d’ajouter un trouble intérieur au trouble du corps. Heureusement, il n’est jamais trop tard pour s’accoutumer à notre mortalité et le virus peut justement constituer un exercice de méditation, celui de la visualisation négative.

Cet exercice consiste à s’imaginer porteur du virus, à voir ce que l’on ferait dans cette situation, et à dédramatiser le scénario en présence, même s’il mène à la mort, en ayant conscience de nos ressources intérieures, de notre courage, de la puissance de notre volonté. Cet exercice est inextricablement lié à l’idée que la mort n’est rien pour nous. Sénèque peut en témoigner, lui qui a frôlé la mort par étouffement au cours de ce qui semble être une crise d’asthme, mais qui a su garder sa sérénité. Dans la Lettre de ce récit (54), envoyée à Lucilius, il dit : « la mort, c’est le non-être […] Il en sera après moi ce qu’il en était avant moi. Si cet état comportait quelque souffrance, nous aurions fatalement souffert aussi avant de venir au monde ». Il n’y a pas d’expérience de la mort de même qu’il n’y a pas d’expérience de l’avant-existence.  Il n’y a donc pas lieu d’en avoir peur. Elle n’est ni souffrance, ni malheur, ni mal.

Dans une pandémie, celui qui a digéré l’idée que la mort, la maladie et l’absence de santé ne sont pas des maux est donc immunisé contre toute forme de souffrance qui viendrait s’ajouter à la dégradation du corps.

Il est donc possible de tirer avantage de la pandémie pour travailler notre propre rapport à la mort. Ce memento mori n’a pas vocation à rendre les individus tristes, déprimés ou tragiques mais à leur permettre de savourer la vie comme il se doit, à agir avec lucidité et à maximiser les capacités de résilience dans l’adversité. C’est ainsi que l’anxiété et la crainte liées à la pandémie peuvent être déracinées.

2. DÉVELOPPER SA FORCE DE CARACTÈRE

La situation nous incite également à exercer notre caractère. Les quatre vertus cardinales, qui sont les composantes d’un esprit sain, résilient et heureux, entrent en jeu :

  • Sagesse pratique : savoir s’adapter à la situation, au contexte donné. Par exemple, s’il est déconseillé de se serrer la main ou de se faire la bise, je dois être en mesure de surmonter le malaise social à décliner un tel geste au nom de mon intérêt propre, de celui qui me salue et de l’intérêt général ; si je dirige une entreprise, je dois trouver des solutions pour passer en télétravail ou limiter les contacts, etc.
  • Justice : agir dans l’intérêt des autres, exceller dans ses relations. Par exemple, en suivant les recommandations, je maximise les chances de ne pas devenir moi-même le vecteur d’un virus potentiellement mortel ; ou bien accueillir les enfants confinés des soignants qui doivent aller travailler ; ou encore prendre des nouvelles de ses proches vulnérables et transmettre les consignes ; etc.
  • Modération : capacité à contrôler ses impulsions. Par exemple, ne pas suivre certains plaisirs – comme celui de se retrouver ensemble – si ces derniers vont à l’encontre des recommandations ; ou bien ne pas se ruer sur le papier toilette ou les denrées alimentaires pour ne pas participer à la pénurie…
  • Courage : agir malgré les peurs, la fatigue. Par exemple, tout le personnel soignant qui travaille corps et âme à prendre soin des malades.

Dans cette crise, quelle que soit notre situation, notre caractère est appelé à faire preuve du meilleur de lui-même. C’est en cela aussi qu’il est possible de tirer avantage de la pandémie : pour devenir soi-même meilleur, ce qui profite à soi comme aux autres.

La portée politique de l’événement

Au-delà de l’échelle individuelle, l’échelle collective ou politique est tout aussi importante. Là, les vertus de sagesse pratique, justice, modération et courage se situent encore à un autre niveau pour les décideurs politiques. Ces derniers doivent, certes, s’appuyer sur les épidémiologistes, virologues et autres experts du domaine concerné mais aussi sur ceux qui ont la connaissance politique de la gestion épidémique, c’est-à-dire les pays qui ont su limiter au mieux la propagation du pays. Taïwan a par exemple réussi à endiguer rapidement l’épidémie en prenant des mesures drastiques : filtrage aux frontières, identification des malades, de leurs contacts et isolation, soutien en équipement au personnel médical pour se protéger, etc. Cet article sur Medium présente les mesures à suivre sur l’exemple des pays ayant apporté une réponse politique efficace.

« Si l’on peut me convaincre et me montrer que je juge ou que j’agis à tort, je serai content de changer »
(Marc Aurèle, Pensées, VI, 21).

Ces décisions se prennent, plus que jamais, dans un cadre cosmopolite : protéger les français, c’est aussi protéger le reste de l’humanité. La responsabilité de chaque gouvernement est dans une sorte de sympathie universelle (interdépendance), pour reprendre un concept stoïcien. Malheureusement, les pays occidentaux ont tardé à suivre l’exemple des pays ayant réagi le plus radicalement.

« C’est l’obstacle qui permet à la valeur de se manifester »

(Épictète, Entretiens, I)

Les difficultés révèlent notre caractère et la valeur de nos systèmes. En l’occurrence, la pandémie révèle l’héroïsme du personnel soignant mais aussi les défaillances de notre système actuel. Ce dernier n’a pas su prévenir l’arrivée de la pandémie en France, n’a pas pris les mesures adéquates immédiatement et n’est pas en mesure d’absorber un trop grand nombre de malades soudain. Les gouvernements devront réaliser l’examen de conscience à l’issue de la crise et prendre les mesures nécessaires pour prévenir de prochains scénarios semblables.

Conclusion

En résumé, dans une perspective stoïcienne stricte, cette pandémie n’est pas un mal car elle n’atteint pas ce qui détermine notre tranquillité/force intérieure : notre faculté de penser droitement. Cette pandémie est justement un combat que nous offre le destin pour évoluer aussi bien individuellement que politiquement ; elle révèle la valeur de notre caractère et celle de notre système.  Bien entendu, cela ne signifie pas que la situation soit indifférente : chaque mort est à déplorer et il faut tout faire pour limiter la croissance du virus. De même, chaque douleur et chaque souffrance est compréhensible et nécessite d’être considérée avec la plus grande humanité. Seulement, les stoïciens considèrent qu’il faut mieux tourner son attention sur ce qui dépend de soi, notre citadelle intérieure, et affronter les lois de la nature avec ce que la nature elle-même a placé en nous : la capacité d’ajuster sa pensée à la situation pour l’accepter, la force de caractère, le raisonnement logique et prudent qui mène à l’action convenable.


Pour compléter ce billet, Massimo Pigliucci a aussi écrit un article sur la Covid-19 et les pandémies en général, qui suit une approche légèrement différente, un raisonnement tripartite physique/logique/éthique : https://medium.com/the-philosophers-stone/on-covid-19-and-pandemics-a-stoic-perspective-66a9d800b14


Un commentaire sur “Covid-19 : le virus ne nous empêche pas de penser droitement

  1. Merci pour cet article que je viens de ré-lire, j’aime bien car pour moi, il n’y a pas de jugement, le « Il faut » que moi personnellement ne le sens pas très stoïcien. Merci encore.
    « Si l’on peut me convaincre et me montrer que je juge ou que j’agis à tort,
    je serai content de changer »
    (Marc Aurèle, Pensées, VI, 21).

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