Distinguer ce qui dépend de soi et ce qui n’en dépend pas est au fondement de la pratique du stoïcisme. Mais ce précepte d’Épictète est compris différemment d’une personne à l’autre. Et il peut conduire à deux attitudes radicalement opposées, surtout en ce qui concerne l’engagement politique : la passivité vs l’agentivité. J’aimerais présenter ces deux interprétations et ouvrir la discussion pour que chacun puisse enrichir sa propre approche du stoïcisme.

« Parmi les choses qui existent, les unes dépendent de nous, les autres ne dépendent pas de nous. Dépendent de nous : jugement de valeur, impulsion à agir, désir, aversion, en un mot, tout ce qui a affaire à nous. Ne dépendent pas de nous, le corps, nos possessions, les opinions que les autres ont de nous, les magistratures, en un mot, tout ce qui n’est pas notre affaire à nous. » Épictète, Manuel, I.
1. Le stoïcisme « passif »
Nous entendons parfois des adeptes du stoïcisme avancer la distinction entre ce qui dépend de soi et ce qui n’en dépend pas pour justifier leur désengagement face à certaines situations : « je préfère changer mes désirs plutôt que l’ordre du monde » ; « les émotions des autres ne me concernent pas » ; « je me concentre uniquement sur ce que je ressens ».
En un sens, cela paraît logique : ce qui dépend de moi, chez Épictète, ce sont mes désirs, mes jugements, mes actions. Pourquoi troubler ma sérénité en m’engageant dans des actions au résultat incertain ? Pourquoi me préoccuper des situations à Gaza ou en Ukraine ou en Papouasie ou même de la gestion politique de mon pays, qui ne dépendent pas de moi ? « Le démon de notre cœur s’appelle » à quoi bon ? », dit Georges Bernanos.

N’ai-je pas simplement à travailler mes représentations pour vivre sereinement ? Peu importe ce qu’il se passe à l’autre bout du monde ou en bas de ma fenêtre, mon pouvoir d’action porte avant tout sur mes représentations, mes désirs, mes jugements. Il dépend de moi d’accepter cela et de m’en satisfaire, de tout resituer dans la logique causale de l’univers. Les stoïciens admettent d’ailleurs que le Sage peut s’épanouir dans n’importe quel système politique. Ce qui compte avant tout, c’est ma capacité de résilience face à n’importe quelle situation.
J’appelle cette attitude et interprétation de la distinction d’Épictète « stoïcisme passif ». Cela signifie que nous ne nous percevons pas comme un facteur causal par rapport à un événement donné. Nous ne reconnaissons aucune influence possible. Ce stoïcisme passif conduit à porter nos efforts sur nous-même avant tout, comme un soi déconnecté du monde. Je ne suis pas un agent causal : je suis une matière impactée par le monde, et ma raison peut me protéger des affects que je souhaite éviter, telle une citadelle imprenable.
Cette approche peut se résumer par : « Je me défends face au monde extérieur ». C’est la citadelle de Marc Aurèle, renfermée sur elle-même.
2. Le stoïcisme « actif » ou de « l’agentivité »
L’attitude opposée consiste alors à s’engager dans des actions au résultat incertain. Par exemple, si je suis sensible à une forme d’injustice, je peux m’engager par la grève, la manifestation, le boycott, le vote, une fonction politique… Bien sûr, le résultat de mon action ne dépend pas entièrement de moi, mais mon engagement, lui, dépend de moi. Ce stoïcisme « actif » incite à s’interroger sur notre responsabilité morale, nos actions et ce qui nous relie aux autres.
Ainsi, je me perçois comme un facteur causal du monde : mon engagement peut améliorer non pas seulement ma situation, mais aussi celle des autres. Cela ne veut pas dire que la situation des autres dépend entièrement et uniquement de moi, mais qu’elle évoluera aussi parce que je m’engage. Chrysippe parlait de con-fatalité pour désigner ces événements déterminés par plusieurs causes. Il prenait l’exemple du malade et du docteur : même si guérir ne dépend pas de moi, la possibilité de ma guérison dépend peut-être à la fois de la venue du docteur (que j’appellerai) et d’autres choses que j’ignore. Puisque je ne suis pas omniscient, il convient, dans l’état de mes connaissances, d’appeler le docteur. Je reconnais ma capacité à être une cause déterminante, mais non suffisante, de ma guérison.

C’est donc selon cette même logique que le pratiquant d’un stoïcisme actif s’engage politiquement : il n’espère pas changer la face du monde, mais, il agit pour soigner la société — d’une façon similaire à ce qu’il ferait pour guérir s’il était lui-même malade.
Cette approche peut se résumer par : « Je me relie au monde extérieur ». C’est la citadelle intérieure de Marc Aurèle, mais avec des ponts qui ouvrent un passage avec le dehors.
Stoïcisme passif ou actif : se situer sur le gradient
La distinction entre « stoïcisme passif » et « stoïcisme actif » est volontairement caricaturale et vise surtout à nous aider à nous situer sur le gradient. Je pense qu’une pratique honnête du stoïcisme nous conduit naturellement à l’approche « active », qui reconnaît l’agentivité humaine, c’est-à-dire notre capacité à devenir des causes nécessaires et réflexives au déroulement du Destin. Utiliser la distinction d’Épictète pour justifier un désengagement politique en toutes circonstances, me semble donc être une erreur. Broicism, stoïcisme de la Silicon Valley, stoïcisme du développement personnel… en sont des expressions.
Le stoïcisme actif est exigeant, car il augmente nos possibilités d’actions. Au lieu de tenir mon rôle de « malade » et d’accepter mon « sort », je me retrouve à explorer différentes façons de guérir, d’étudier quel remède convient à ma maladie, etc. Dans mon engagement envers la cité, cela se traduit selon la même analogie : comment la société peut-elle se réorganiser ? Quelles sont les causes des injustices ? Quels sont les remèdes adaptés ? J’ai des choix à faire, je deviens responsable, en capacité d’être la cause confatale d’une société plus vertueuse.
Suivre la Nature et agir sur ce qui dépend de soi
L’approche « active » de la distinction d’Épictète fonctionne avec le précepte de « suivre la Nature ». Dans le stoïcisme passif, si je suis malade, je considère cela comme un état de fait. Je me concentre sur le fait d’accepter mon sort et de tenir mon rôle de malade. À l’inverse, un stoïcisme actif se demande comment suivre notre nature d’être social et rationnel, en toutes circonstances. Si je suis malade, il est irrationnel de désirer rester malade, dans la mesure où je peux éventuellement contribuer à ma guérison en appelant le docteur. Il en va de même pour la société malade : il ne s’agit pas de se résigner à son état, mais de chercher à comprendre ses déséquilibres, ses causes et les remèdes possibles.
Celui qui affirme qu’ « on ne peut pas changer les injustices qui existent » pratique à l’inverse un stoïcisme passif. Vivre selon la nature, ce n’est pas accepter le désordre social ou la maladie comme une fatalité : c’est chercher à discerner ce qui est véritablement conforme à la raison et au lien social, et ce qui relève d’injustices contingentes. Ce n’est pas « dans l’ordre des choses » que certains meurent jeunes d’épuisement tandis que d’autres vivent dans l’abondance et l’oisiveté. Cette situation est le produit d’un ordre politique et économique particulier, non de la nature humaine rationnelle et sociale. Comme le dit Christelle Veillard : « En toute rigueur, il n’y a aucune légitimité à ce que le monde soit divisé en pays distincts, qui exploitent pour leurs propres populations locales des richesses qui sont celles de l’humanité tout entière » (Le souffle de la raison, le défi des stoïciens, 2023).
S’engager dans un stoïcisme actif, c’est aussi prendre comme critère d’action nos valeurs. J’agis parce que cela est conforme à la justice. L’action juste ne se mesure pas à son résultat, mais à sa conformité avec la vertu. Ainsi, même face à une société malade, le stoïcisme invite à agir comme un médecin qui soigne sans savoir s’il guérira — non par obsession du résultat, mais par fidélité à la nature rationnelle et sociale de l’homme. Là encore, Christelle Veillard l’exprime parfaitement :
« Il faut accepter le réel tel qu’il est, sans renoncer à agir. Accepter le réel, ne pas se cacher la réalité, admettre que notre puissance d’action est somme toute presque nulle ; mais ne pas se résigner, puisque nous avons compris, aussi, que nous sommes définis par les valeurs que nous portons. » (ibid.)
Voilà ce que je voulais exposer dans ce billet. Demandons-nous : est-ce que je me protège du monde extérieur, ou est-ce que je m’y relie avec tout ce que cela comporte d’inconfort ? Ultimement, et pour citer une dernière fois Christelle Veillard dont je recommande la lecture : « la pratique stoïcienne a pour objectif de comprendre que mon existence n’a aucune importance et que je dois m’effacer derrière mes devoirs. » C’est vers cela que le stoïcisme actif tend ; et il me semble que ce discours, à l’opposé du développement personnel, est assez peu porté aujourd’hui dans les microsphères stoïciennes.
Qu’en pensez-vous ?
votre approche est pour moi d une justesse évidente, ne pas tomber dans le piège de la passivité
merci pour votre analyse
merci pour cet éclaircissement. Je me situe résolument du côté du stoïcisme actif. Pas plus tard que ce jeudi (manifs 2 octobre), j’ai essayé d’expliquer à un ami qui avait hésité à se joindre à la manifestation parce que ça « ne servirait sans doute à rien », que certes le résulat ne dépendait pas de lui, mais la décision d’y participer, si. Compte tenu de ses convictions, sa place était naturellement d’être là. Par ailleurs, distinguer ce qui ne dépend pas de moi permet de ne pas sombrer dans la déception, le dépit, le désespoir, la colère ou la tristesse. Accepter la réalité tout en essayant de la transformer, pour rester fidèle à soi-même. Et puis, pour aller vite, le bien n’est-il pas défini comme étant ce qui est « toujours utile », « jamais nuisible » (Christelle Veillard. Les stoïciens -une philosophie de l’exigence). Le stoïcisme passif n’est pas nuisible mais n’est certainement pas utile aux enfants de Gaza. Un peu moralisatrice je suis mais la philosophie stoïcienne n’est-elle pas destinée à développer notre humanité ?
C’est une distinction intéressante, mais je ne pense pas qu’aucun stoïcien n’ait défendu la passivité. Pour eux, l’engagement dans la communauté était essentiel pour vivre conformément à la nature, puisque la raison elle-même est sociale. L’idée d’un « stoïcisme passif » semble plutôt être un développement moderne, peut-être teinté par la réinterprétation nietzschéenne du destin plutôt que par celle d’Épictète. L’amor fati de Nietzsche n’était pas une acceptation stoïcienne, mais une invention personnelle rejetant l’idée d’un cosmos rationnel. Les stoïciens ne se retiraient jamais du monde : ils y agissaient, de manière rationnelle et sans attachement aux résultats.