Stoic Philosophy and Social Theory (Will Johncock)

Disciplines mutuellement exclusives pour les uns et pleinement complémentaires pour les autres, la philosophie et la sociologie entretiennent un dialogue contrasté. Dans Stoic philosophy and Social Theory (La philosophie stoïcienne et la théorie sociale – 2020), Will Johncock défend l’intérêt de rapprocher les deux matières. Ce n’est toutefois pas la « philosophie » en général qu’il confronte aux auteurs et aux concepts sociologiques modernes mais un système de philosophie pratique vieux de plusieurs milliers d’années : le Stoïcisme.

Will Johncock est un sociologue et philosophe spécialiste du temps. Il est l’auteur de Naturally Late : Synchronization in Socially Constructed Times (2019). Son ouvrage Stoic Philosophy and Social Theory, publié pour la première fois en 2020, explore la frontière entre le moi stoïcien, par nature universel et fondamental, et le moi des sociologues, qui résulte de nos interactions avec le monde social et est ainsi un moi socialement construit.

« En intégrant les théories sociales et sociologiques dans les discussions quant aux perceptions stoïciennes de la subjectivité et de la socialité, je veux plutôt examiner à quel point notre individualité est en fait toujours séparée de notre environnement social pour les Stoïciens. Les théories sociales et sociologiques modernes contenues dans cet ouvrage fournissent un contrepoint idéal aux notions stoïciennes de ce qui est interne et externe au soi » (p.2)

Pour mener à bien son propos, l’auteur suit un plan en cinq parties (Subjectivité ; Connaissances et Épistémologies ; Conditions physiques ; Éthique Collective ; Émotions) contenant chacune deux à trois articles. Les articles suivent tous la même structure : ils ont pour titre une question plus ou moins sociologique et/ou philosophique (Pourquoi prenons-nous soin de soi-même ? ; Est-ce que les gens savent pourquoi ils voyagent ? ; Quelles sont les causes de vos comportements ?  etc.) et pour contenu la réponse stoïcienne, suivi de la réponse des théories sociales, puis de la synthèse des deux réponses. Chaque chapitre peut se lire indépendamment des autres.

Le dialogue fécond entre philosophes et sociologues

Au cœur du livre, les auteurs et les concepts sociologiques rencontrent donc les auteurs et les concepts stoïciens. Le structuralisme de Durkheim, pour lequel les individus sont le résultat d’une fabrication sociale, se confronte à Épictète, pour lequel il demeure une liberté intérieure capable de défier les influences sociales. La conception de la Nature chez Marc Aurèle, qui ne sépare pas l’être humain de son environnement, est comparée aux positions de la sociologue britannique Barbara Adam, qui considère que l’ère industrielle a créé une forme de césure avec le « monde naturel ». Le concept d’habitus de Pierre Bourdieu, qui renvoie à l’incorporation des structures sociales par les individus et à la manière dont elles surgissent dans le comportement, s’articule autour de la définition des corps de Zénon, pour qui le corps est ce qui peut pâtir (être influencé) et /ou agir (être influenceur).

Chaque article permet donc de dégager des axes de réflexion nouveaux. Les échanges entre les philosophes de l’Antiquité et les penseurs modernes est fécond. En faisant dialoguer Durkheim et Épictète au chapitre 2, on remarque par exemple à quel point l’un et l’autre admettent la présence d’une partie essentielle dans le moi qui n’est pas proprement individuelle mais universellement partagée. Pour Épictète, cette partie est présente en moi de façon innée : il s’agit du daimon, un fragment de Dieu qui me guide ; pour Durkheim, ce moi est socialement construit : il résulte des influences sociales.

Épictète affirme que « si tu veux, tu es libre », mais que cette volonté subjective est « conforme à ce qui n’est pas seulement ta propre volonté, mais en même temps la volonté de Dieu » (Epictète 1961, 1.17, 25). Cette simultanéité de la volonté et du dépassement de soi devrait nous rappeler le sens de la contrainte individuelle de Durkheim. Pour Durkheim, même lorsque nos motivations semblent  entièrement subjectives, elles sont l' »intériorisation » d’une conscience et d’une motivation plus largement omniprésentes (Durkheim 1938, 1). (p.35)

Le chapitre 13, sur le travail émotionnel, observe à l’aide d’Épictète et des travaux de la sociologue américaine Arlie Hochschild, que le Stoïcisme et les méthodes de management moderne envers les personnes travaillant dans le secteur du service visent tous les deux à développer chez les individus un certain contrôle émotionnel. Arlie Hochschild, d’influence marxiste, soutient le caractère aliénant de ce travail émotionnel. Est-ce à dire que le Stoïcisme aussi est aliénant ? La réponse est négative pour Will Johncock : « la différence essentielle entre les modèles stoïciens et sociologiques considérés ici concerne les motivations respectives qui sont associées au contrôle émotionnel des individus. Pour Épictète, l’enjeu est le développement personnel, la vertu, et, avec cela, le bonheur. L’étude de Hochschild montre à l’inverse comment la capacité à se concentrer sur ses réactions émotionnelles a des orientations sociales, professionnelles et commerciales très pragmatiques. » (p.293)

De façon générale, l’ouvrage montre comment l’on peut décrire, comprendre et expliquer la société et notre identité à partir d’une certaine normativité philosophique et comment l’on peut normer les choses à partir des descriptions et explications sociologiques. Par exemple, la conception égalitaire de l’éducation chez le stoïcien Musonius Rufus n’a pas pour fonction l’émancipation des stéréotypes de genre mais plutôt la formation à une certaine excellence pratique et l’ancrage d’une douce acceptation dans la réalisation des tâches genrées. En comparant les réflexions du philosophe stoïcien, plutôt normatives, à celles de la théoricienne Julia Kristeva, plutôt descriptives et explicatives, on comprend alors qu’il manquait à Musonius une notion clef pour penser l’égalité réelle : le rapport socialement différencié de chaque sexe au temps. L’éducation égalitaire de Musonius n’aurait pas abouti à une égalité de fait. Les femmes éduquées philosophiquement auraient dû, dans son schéma, s’acquitter des tâches traditionnellement attribuées à leur sexe tout en acceptant « stoïquement » la situation. Le croisement des réflexions permet donc de prendre conscience de la nécessité d’intégrer la dimension du temps, comme l’a fait le féminisme de deuxième vague, dans les réflexions visant à défendre une éducation égalitaire.

Dans ce même cadre fécond, les réflexions autour des questions « Qui contrôle vos pensées ? » (chapitre 2), « Est-ce que le changement climatique est naturel » (chapitre 7),  « Est-ce naturel d’être social ? » (chapitre 11) et «Qui profite de la gestion des émotions ? » (chapitre 13) sont particulièrement instructives. Ces chapitres permettent d’apprécier ce qui relève de notre identité stoïcienne, c’est-à-dire ce qui relève de notre moi vertueux et libre ; et ce qui relève de notre identité sociale, c’est-à-dire de nos influences extérieures situées en-dehors de tout processus délibératif intérieur. Ils permettent également de mieux saisir l’importance de nos conceptions. Le terme « nature » a par exemple des implications très différentes selon qu’il englobe l’humanité et l’environnement (ce qui est le cas chez les stoïciens) ou qu’il exclut l’humanité de l’environnement (ce qui est le cas chez certains auteurs modernes).

Quelques points critiques

Avec cet ensemble de méditations éparses mais non pas moins intéressantes, il est regrettable que l’ouvrage n’offre pas de conclusion générale permettant de ramasser le propos en une synthèse théorico-pratique. D’autant plus que l’auteur ne confronte pas uniquement les philosophes stoïciens de l’Antiquité aux chercheurs modernes en sciences sociales mais qu’il s’appuie aussi sur des commentateurs et auteurs stoïciens contemporains comme Chris Fischer, Malin Grahn-Wilder, Massimo Pigliucci, Donald Robertson ou encore Kai Whiting. Une synthèse en fin de livre aurait permis de revenir sur les apports de chacun et les évolutions possibles du stoïcisme contemporain dans les champs pluridisciplinaires.

Les conclusions de fin de chapitre ignorent également parfois un peu trop les implications pratiques. Par exemple, le chapitre 3 s’interroge sur la signification de la « pleine-présence ». L’auteur s’aventure avec Chrysippe et Henri Bergson dans des réflexions très pointues. Il conclue : « lorsque quelqu’un vous demande si vous êtes présent, une impression chrysipienne du temps implique une présence qui requiert, au lieu d’exclure, le non-présent. Cela pourrait en fait refléter la réalité de nos expériences quotidiennes avec la demande d’être présent » (p.62). Et ensuite ? Quelle est l’impact concret de cette vision théorique ? Le chapitre ne l’explicite pas. Même si l’auteur défend avant tout un angle et une rigueur académiques, plutôt axés sur la théorie, le Stoïcisme demeure une philosophie avant tout pratique qui oriente traditionnellement chaque partie de sa théorie vers l’action. L’on peut légitimement s’attendre à des développements allant en ce sens.

Un lecteur averti pourrait également s’étonner de voir que ce même chapitre qui s’interroge sur la possibilité d’un état de « pleine-présence » convoque la pensée de Chrysippe, qui n’existe que par fragments, plutôt que Sénèque, auteur d’un traité sur la brièveté du temps qui nous a survécu. Similairement, le chapitre six, qui cherche à concilier les influences structurales et une forme de libre-arbitre, ne mentionne aucunement la distinction de Chrysippe entre les causes externes et les causes internes, pourtant bien utile pour penser la question de la liberté dans un monde déterminé. Finalement, Will Johncock fait appel à Posidonius sur la question de la relation entre la raison et les passions, au chapitre 12 ; un choix étonnant étant donné que Posidonius emprunte beaucoup à l’aristotélisme et au platonisme et ne représente qu’indirectement l’orthodoxie stoïcienne.

Avis général : une œuvre originale, utile et pertinente

En-dehors de ces quelques remarques critiques, Stoic Philosophy and Social Theory demeure un écrit original, utile et pertinent. Il est original par le dialogue qu’il instaure entre les philosophes de l’Antiquité et les théoriciens modernes du champ social ; il est utile par le chemin pluridisciplinaire qu’il (déc)ouvre à l’intersection des sciences sociales et de la philosophie ; il est pertinent dans son angle qui nous rappelle que nous sommes à la fois produit et producteur de notre société et de l’univers tout entier. Je le conseille particulièrement aux étudiants, autodidactes et chercheurs disposant de certaines bases en stoïcisme et/ou en sciences sociales.


Informations pratiques :
Stoic Philosophy and Social Theory
Auteur : Will Johncock
Première date de publication : 2020
Éditions utilisées pour le compte-rendu : Palgrave Macmillan
Nombre de pages :  352
ISBN : 978-3-030-43152-5
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