La structure cachée des Pensées de Marc Aurèle

marc aurele statue

Compte rendu du livre lntroduction aux Pensées de Marc Aurèle (Pierre Hadot).

Les Pensées de Marc Aurèle sont un classique de la littérature stoïcienne. Elles se lisent sans prérequis : il n’est pas nécessaire de connaître la biographie de l’empereur-philosophe, la situation géopolitique de l’Empire romain au IIe siècle ou l’histoire du Stoïcisme pour apprécier l’ouvrage. Alors pourquoi faudrait-il lire l’étude de Pierre Hadot, qui se présente comme une Introduction aux Pensées de Marc Aurèle ?

Première de couverture livre Pierre Hadot
Dos de couverture livre Pierre Hadot

Une introduction pour découvrir la structure implicite des Pensées de Marc Aurèle

Les Pensées de Marc Aurèle ne semble pas avoir de structure particulière. Les douze livres se lisent indépendamment les uns des autres et les réflexions n’ont pas de liens logiques entre elles.  Pourtant, pour Pierre Hadot, les Pensées est structurée selon un « système conceptuel extrêmement rigoureux » (p.89). Le premier intérêt de cette introduction est donc d’offrir une clé de lecture qui permet de découvrir la structure implicite de l’ouvrage.

En l’occurrence, les Pensées s’organise selon la tripartition conçue par Épictète entre la discipline de l’assentiment, la discipline du désir et la discipline de l’action et, de façon plus évidente, selon les quatre vertus traditionnelles : prudence, justice, force, tempérance. Cela ne signifie pas que l’on peut déceler un plan précis dans chacun des livres. Pour l’auteur, la structure de l’ouvrage relève plutôt de la « composition entrelacée » : les thèmes réapparaissent de manière intermittente, comme un fil rouge, tout au long de tel ou tel livre.

ActivitéDomaine de la réalitéAttitude intérieure
Jugement/AssentimentFaculté de juger (logique)Objectivité (vertu de la vérité)
DésirNature universelle (éthique)Consentement au Destin (vertu de la tempérance)
Impulsion à l’actionNature humaine (physique)Justice et altruisme (vertu de la justice)
Chaque discipline cherche à développer une attitude intérieure (une vertu) par rapport à un domaine de la réalité

Pierre Hadot étaye sa thèse en rappelant que Marc Aurèle connaissait les textes d’Épictète, qu’il utilise ses mots et ses expressions singulières et qu’il le cite régulièrement : « Tu es une petite âme qui porte un cadavre, comme a dit Épictète » (IV, 41) / « Quand on donne un baiser à son enfant, dit Épictète, il faut se dire intérieurement : demain peut-être tu seras mort… » (XI, 34).

Les Pensées de Marc Aurèle comme exercices spirituels des trois disciplines

L’empereur applique la discipline de l’assentiment lorsqu’il s’efforce de décrire objectivement, physiquement ou adéquatement les objets, sans y ajouter de jugement de valeurs, lorsqu’il construit une véritable citadelle intérieure en renforçant sa capacité de résilience, identifie les limites du moi et la liberté absolue de l’âme, libre de juger les choses extérieures comme elle le souhaite. Il applique la discipline du désir lorsqu’il cherche à gagner en cohérence avec lui-même, à aligner ses désirs sur la réalité des choses, à accepter et à aimer son Destin, à se concentrer sur le présent, à développer sa conscience du monde à des niveaux supérieurs. Il applique la discipline de l’action lorsqu’il s’exhorte à agir, réfléchis aux actions appropriées, exprime son incertitude et son souci, se concentre sur ses intentions morales, adopte une clause de réserve, s’exerce à affronter les difficultés, fait preuve d’altruisme, de pitié, de douceur, de bienveillance.

Une introduction à Marc Aurèle et… à la méthode de l’historien !

Quitter le texte pour mieux le comprendre, en allant voir le contexte, voilà en quoi consiste la méthode de recherche de Pierre Hadot dans son Introduction. Sans cela, il aurait manqué le lien existant entre le système ternaire d’Épictète et les Pensées. Et c’est justement parce que beaucoup d’historiens ont manqué ce lien, en interprétant le texte jusqu’à l’absurde, que Pierre Hadot consacre une partie de son écrit à défendre sa méthode.

Le dernier chapitre s’ouvre ainsi par une diatribe contre la psychologie historique et l’analyse décontextualisée des œuvres. Sur une vingtaine de pages, Pierre Hadot critique ces historiens qui cherchent à comprendre les Pensées de Marc Aurèle sans étudier le contexte.  Renan brosse par exemple un portrait pessimiste et désabusé de l’empereur, E.R. Dodds identifie une prétendue crise d’identité dans son écrit, le docteur R. Dailly diagnostique un ulcère à l’estomac chez l’empereur, T. W. Africa assure que l’empereur écrit à propos des niveaux de conscience supérieurs lorsqu’il est drogué par les médicaments que lui donne son docteur Galien, etc. Pierre Hadot réfute tout cela en expliquant qu’on ne peut pas tirer de telles conclusions à partir des Pensées et que la philosophie stoïcienne et la contextualisation suffisent amplement à expliquer tout le contenu du livre, comme il le démontre tout au long de son analyse.

Une étude parsemée d’anecdotes historiques méconnues

Finalement, la richesse de l’étude de Pierre Hadot le conduit également à parsemer son écrit d’anecdotes historiques, qui n’apportent rien à la compréhension des Pensées mais qui plairont aux plus curieux. Dès les premières pages, on découvre par exemple cette citation méconnue du précepteur Fronton qui s’adresse à Marc Aurèle dans le cadre de son éducation : « Ton Chrysippe lui-même prenait, dit-on, sa cuite tous les jours » (p.43). Plus loin, il est question du style de vie et du physique des Stoïciens : « autour de Marc Aurèle, la mode était d’avoir le crâne rasé comme les stoïciens : le poète Perse avait parlé des adeptes de cette école comme d’une “jeunesse tondue”, dormant peu et mangeant peu » (p.45). Ces détails et légers détours accompagnent tout le déroulé de l’argumentation.

Une œuvre introductive qui se suffit à elle-même ? 

L’Introduction aux Pensées de Marc Aurèle est finalement une œuvre qui peut se lire indépendamment des Pensées de Marc Aurèle. Elle contient en elle-même tout ce qu’il faut pour connaître la quintessence de la pratique spirituelle de l’empereur-philosophe et du Stoïcisme, à tel point que l’on pourrait se passer de la lecture de Marc Aurèle !  La lecture des Pensées sera dans tous les cas plus riche, plus claire et plus utile après avoir pris connaissance du travail de Pierre Hadot. C’est une œuvre que je conseille à celles et ceux qui possèdent les méditations de l’empereur dans leur bibliothèque et/ou qui envisagent de les lire.   

Informations pratiques :
Introduction aux Pensées de Marc Aurèle
Auteur : Pierre Hadot
Première date de publication : 2006
Éditions utilisées pour le compte-rendu : Fayard – Le livre de poche
Nombre de pages :  566
ISBN : 978-2-253-11210-5
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2 commentaires sur “La structure cachée des Pensées de Marc Aurèle

  1. A reblogué ceci sur Un Tiers Cheminet a ajouté:
    Les « Pensées » de l’empereur romain Marc-Aurèle sont une des principales sources sur le stoïcisme, une des grandes écoles philosophiques du monde gréco-romain païen. Cet article explique en quoi « l’Introduction aux Pensées de Marc-Aurèle » nous éclaire à ce sujet, en rappelant entres autres l’importance d’une bonne compréhension du contexte – chose que nombre de commentateurs modernes oublient ou distordent, parfois volontairement, et qui ne peuvent que fausser leur propos.

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  2. Les stoïciens qui se rasaient le crâne : encore une importante similitude-pourtant anecdotique avec le bouddhisme. En plus des méditations sur l’impermanence, l’interdépendance, le bien commun comme visée et la lutte pour se rendre maitre de ses desirs aversions et jugements entre autres. C’est surprenant que tant d’éléments soient autant équivalents : deux sagesses qui s’intéressent à la dimension spirituelle de l’humain.

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