Un éloge de la liberté sexuelle des stoïciens, contre le romantisme

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Notre monde a besoin d’un nouveau stoïcisme, qui lutte contre les fausses images du romantisme et instaure une véritable amitié entre les êtres humains, une amitié sexuelle s’il le faut. C’est en tout cas le propos tenu par Frédéric Delorca dans un ouvrage publié en 2011, au titre curieux : Éloge de la liberté sexuelle stoïcienne, À propos d’une histoire yougoslave.

L’histoire yougoslave dont il est question dans le sous-titre occupe la plus grande partie du livre. Frédéric y parle de sa vie amoureuse dans les années 1999-2000, au moment des guerres de Yougoslavie (aujourd’hui les pays des Balkans). C’est le point de départ de sa réflexion sur la nécessité d’un stoïcisme nouveau, qu’il présente en une dizaine de page dans la deuxième partie de son écrit.

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Un récit autobiographique

Qui est Frédéric Delorca dans ce récit autobiographique ? C’est un militant de 28 ans, en lutte contre les actions de l’Otan dans les Balkans et contre la couverture médiatique occidentale de la guerre en Yougoslavie. Il vit à Paris et s’engage sur Internet, soutient chaque jour un correspondant de Belgrade, Boris, qui devient son ami et avec lequel il projette de créer un site d’information contestataire, « Résistance ».

C’est dans ce cadre militant et géopolitique que Boris noue des relations avec trois femmes :

  • Florence, sa petite amie depuis 15 mois. C’est une étudiante de 24 ans, juriste, « fille très stable » (p.13), qui vit à une heure de Paris (Amiens) mais pas très intéressée par les relations internationales ou la guerre du Kosovo.
  • Iphigénie, son amourette virtuelle. C’est une femme grecque de 28 ans, philosophe, qui vit en Écosse. Il l’a rencontrée sur un forum marxiste. Elle est proche de ses positions contre l’Otan et il l’admire pour sa sagesse.
  • Marina Milacic, son amour passion, la femme centrale du récit. C’est une amie de Boris, Serbe, mariée, mère de 2 enfants, graphiste et designer sur le web. Elle est âgée de 34 ans. Elle rejoint d’abord Boris, qui la présente à Frédéric, pour travailler sur leur projet commun, le site internet « Résistance ».

Frédéric et Marina : un amour passion

En 1999, Frédéric croit fermement au mythe de l’âme soeur. Cette âme soeur, ce n’est pas Florence, avec qui il s’ennuie. Ce n’est pas non plus Iphigénie, qui est d’une « sobriété mystérieuse, respectable, mais finalement sans grand éclat » (p.16). Serait-ce Marina ? C’est en tout cas avec elle qu’il ressent les plus fortes émotions.

Frédéric et Marina sont deux romantiques. Leur histoire est passionnelle. Ils prennent d’abord contact par mail. En l’espace de deux à trois semaines, ces mails deviennent de plus en plus intimes et complices. Ils décident alors de se téléphoner et se parlent spontanément comme deux amants. Trois mois plus tard, Boris fait le voyage à Belgrade et la rencontre finalement. Ils font l’amour, d’une façon qui ne ressemble en rien à ce que l’un et l’autre connaissaient. Ils se rencontrent ensuite plusieurs fois les mois qui suivent.

« Jamais je n’avais fait l’amour comme cela. Jamais. Ce que nous faisions cet après-midi-là ne ressembla en rien à la définition que, d’habitude, je donnais au rapport sexuel. Ça n’avait rien à voir. Absolument rien. Pour elle comme pour moi. Nous nous le sommes redit plusieurs fois depuis lors. C’était comme une rupture absolue dans l’histoire de nos deux sensibilités, de nos sexes, de nos bouches, du bout de nos dix doigts. » (p.46)

Les souffrances de l’amour passion

Tout est bien qui finit bien ? Non, car la passion qu’il vit avec Marina est à l’origine de nombreuses souffrances.

Tout d’abord, Frédéric souffre de honte et d’incapacité à choisir à l’égard des trois femmes présentes dans sa vie en 1999. Il ment à Florence. Il ne lui avoue ni son amourette virtuelle avec Iphigénie, ni la simple existence de Marina : « Je ne savais plus laquelle de ces trois femmes je trahissais, laquelle j’aimais vraiment, laquelle incarnait une Valeur réelle » (p. 66).

Ensuite, il souffre du manque et de l’anticipation du manque à l’égard de Marina. Lorsqu’il doit la quitter pour la première fois, pour retourner en France, il est dévasté par une tempête intérieure : « je pleurais atrocement. C’était plus fort que moi. […] je m’effondrais littéralement. Même le souvenir des sensations adorables de l’après-midi n’exerçait plus aucun effet euphorisant sur ma psyché. » (p.104).

Au fur et à mesure, Frédéric souffre également des non-dits et des sujets tabous qui apparaissent dans son histoire avec Marina. Ils ne discutent quasiment jamais de leurs partenaires respectifs et l’auteur évite soigneusement le sujet des enfants de la femme serbe : « Le non-dit monumental, titanesque entre nous. Jeu complexe, prudent, rempli de terreur et de crainte, avec ce que l’autre ne voulait pas entendre » (p.50).

Finalement, cet amour-passion se termine par une désillusion (pouvait-il en être autrement ?). En relisant l’une de ses dernières lettres, l’auteur comprend que Marina ne l’aime pas. Il n’est que le support de son idéal romantique, un prétexte à l’expression de sa passion (n’a-t-il pas fait de même ?). Il y avait des signes avant-coureur. Des retrouvailles à Budapest par exemple, qui sonnaient faux, alternant entre extase et désarroi.

Toutes ces tensions intérieures, de doute, d’incertitude, de manque, d’inquiétude, de déception, de méfiance des uns et des autres nourrisent une dépression chez Frédéric :

« Belle entourloupe que cet amour. Pris au piège des contradictions, je me décomposais à vue d’oeil […] Se sentir détesté lorsque plus rien ne va, c’est la pire des choses. Je me revois sur ce trottoir pluvieux. On a l’impression que tout danse autour de soi. Une espèce de nausée. On rentre chez soi, on fond en larmes. Une expérience connue. Déjà connue trois ans plus tôt. Ça s’appelle une dépression. » (p. 145)

Pour une liberté sexuelle et amoureuse stoïcienne

Ainsi, l’auteur a aimé passionnément, et il en a souffert. Il tient ses croyances romantiques pour responsable et voit dans le stoïcisme une nouvelle façon d’aimer, moins dévastatrice.

Son plaidoyer est le suivant : ce n’est pas l’amour ou le sexe qui sont dangereux, mais le romantisme. L’amour et le sexe sont des choses naturelles. S’ils se développent dans un cadre stoïcien, ils nous sont bénéfiques. L’amour est alors amitié, philia. S’ils se développent dans un cadre romantique, ils nous sont nuisibles.

Des sentiments pervertis par le romantisme et le capitalisme

L’auteur ne rejette pas le besoin d’aimer et le désir sexuel. Il remarque que ces sentiments lui ont permis d’apprendre, de se connecter aux autres et à leurs histoires et de s’ouvrir au monde, en l’occurrence de « comprendre de l’intérieur le drame d’une population bombardée et victime d’une désinformation planétaire » (p.182). Ils ont une utilité et ne sont pas à rejeter.

Cependant, ces sentiments se développent dans un système capitaliste et sont nourris d’une mystique romantique qui les rend nuisibles. Frédéric dénonce :

  • la norme du couple, qui limite les possibilités d’expression amoureuses des individus ;
  • le désir de possessivité du corps et des sentiments d’autrui, que l’on considère comme une conséquence de l’amour (l’auteur soutient que c’est une conséquence du consumérisme) ;
  • la plastique des corps dans les publicités, qui entretient un mal-être sur notre propre perception de notre corps et de faux désirs ;
  • l’instauration d’un climat de méfiance entre les individus, à travers, par exemple, la médiatisation des pandémies graves ou bénignes et des normes d’hygiène, ce qui éloigne toujours plus les individus les uns des autres (physiquement, mais pas seulement).

Un nouveau stoïcisme pour soigner le mal de la passion

Lorsque le besoin d’aimer et le désir sexuel se développent dans ce cadre, ils empêchent, selon l’auteur, de bonnes relations amoureuses et sexuelles. Frédéric trouve alors dans le stoïcisme ancien (celui de Zénon, le fondateur), une issue de secours. Pourquoi ? Parce que, selon lui, le stoïcisme :

  • considère que nous avons le contrôle sur nos passions, car elles proviennent d’un jugement, donc d’un raisonnement, donc de quelque chose qui dépend de nous ;
  • propose de vivre l’amour et le désir sexuel avec mesure et sagesse, car même si ce sont des sentiments naturels, ils doivent être harmonisés avec la réflexion et tous les autres aspects de l’existence ;
  • lutte contre les fausses croyances (l’auteur pense à la couverture médiatique de la guerre des Balkans aussi bien qu’au mythe du romantisme ici) dans sa rigueur morale ;
  • propose de choisir l’amour plutôt que de le subir, notamment grâce à la notion de devoir, qui soumet « la passion au goût de l’honnêteté, de la constance, de la persévérance rationnelle méthodique » (p.184) ;
  • est à l’origine une doctrine anarchiste et rebelle, qui conteste des vieilles croyances et tyrannies (facilement applicable à nos mythes contemporains) ;
  • soutient que la Nature nous a dotés des armes suffisantes pour évoluer en bien — nous sommes capables de rééquilibrer les facultés du corps et de l’esprit, comme celles de vivre ensemble dans une société apaisée ;
  • nous apprend à vivre un érotisme serein débarassé de la mystique amoureuse — l’auteur rappelle que Chrysippe utilisait un tableau pornographique dans son enseignement, un tableau représentant Héra en train de faire une fellation à Zeus.

« Quand on considère sous un regard stoïcien cette possibilité pour l’humain d’atteindre ainsi son équilibre, on se rend compte qu’au fond toute la mythologie amoureuse dont le romantisme nous a nourris n’était qu’une queue de comète de la terreur du corps héritée du christianisme » (p.186)

L’auteur plaide en faveur du développement d’une amitié (philia) stoïcienne entre les individus, « une sympathie bienveillante et tranquille, loin de toute idéalisation » (p.188). Une telle pratique de l’amitié conduirait les individus à ressentir de l’affection à l’égard de tout le monde. Ils pratiqueraient la sexualité pour renforcer cette amitié. Chassée du terrain du capitalisme et du romantisme, l’union charnelle ne serait alors plus un acte de consommation égoïste et possessif et nous vivrions dans une société plus solidaire.

Frédéric espère vivement « l’émergence d’un stoïcisme « de masse », qui lui-même ouvrirait la voie d’un communisme sexuel généralisé » (p.189) Cette philia stoïcienne résulte à la fois de l’effort de chacun pour comprendre et aimer autrui mais aussi de mesures incitatives volontaristes lancées par les pouvoirs publics. Il donne l’exemple de proposer des créneaux horaires dans les administrations et entreprises pour faire se rencontrer les collègues, à l’occasion de séances de massages réciproques par exemple. L’auteur conclue finalement que nous sommes peut-être déjà sur la voie de la philia stoïcienne, grâce la critique grandissante du capitalisme et du romantisme.

Un éloge qui manque d’ambition ?

Éloge de la liberté sexuelle stoïcienne est un livre au titre un peu trompeur. En réalité, c’est son sous-titre, À propos d’une histoire yougoslave, qui constitue l’essentiel de la matière. L’éloge est un simple commentaire qui apparaît à la toute fin du récit, ce qui est regrettable si, comme moi, votre achat a principalement été motivé par la thématique annoncée dans le titre.

L’éloge en question peut d’ailleurs laisser le lecteur averti sur sa faim. Elle n’a pas la prétention d’une étude mais elle reste timide dans sa mobilisation des concepts stoïciens : Frédéric ne parle jamais du sentiment d’appropriation à soi-même (oikéiosis) ou de l’exercice des cercles de Hiéroclès, qui concernent pourtant notre relation aux autres. Il n’évoque pas non plus l’une des rares citations stoïciennes pour définir l’amour, qu’on retrouve par exemple chez Arius Didyme : « c’est une inclination à former un attachement, qui provient de l’impression ou de l’apparence de la beauté [de la vertu] ». Le mot vertu, de première importance, n’apparaît pas non plus.

En guise de référence aux écrits stoïciens, Frédéric ouvre simplement son livre sur cette citation de Diogène Laërce (il ne la commente pas): « ils considèrent que les femmes doivent être communes entre les sages, de sorte que chacun fera l’amour avec celle qu’il rencontre, comme le disent Zénon dans sa République et Chrysippe dans son traité Sur la République. » Et il interprète le stoïcisme à partir de commentateurs : Valéry Laurand, Kathy L. Gaca, Richard Dufour…

Il y avait pourtant matière à rattacher plus fortement ce qu’il a vécu à des réflexions proprement stoïciennes . Son histoire personnelle est une tragédie de Sénèque. Il aurait pu revenir sur les ravages de la passion, mettre en avant les raisonnements à l’origine de ses émotions (il souligne lui-même que la passion est le résultat d’un raisonnement dans le stoïcisme), s’interroger sur son « principe directeur », sa ligne d’action au milieu de la tempête. Ç’aurait été l’occasion d’un examen de conscience, soutenu par la doctrine stoïcienne, prolongé par une réflexion sur la nécessité de développer la philia antique à notre époque.

C’est doublement dommage car son plaidoyer en faveur de l’émergence de l’amitié stoïcienne, comme élément de lutte contre le romantisme et les valeurs du capitalisme, est intéressant. Ce parti-pris est rare et stimulant pour l’intellect, mais l’auteur n’argumente pas assez, je trouve, sur la nécessité de changer à ce point de paradigme et ne donne pas assez de leviers d’action.

Alors, si vous voulez acheter ce livre, ayez à l’esprit que la partie éloge, sur le stoïcisme, n’occupe qu’une place secondaire. Je trouve qu’elle manque d’ambition, d’arguments et de précision. Malgré tout, le récit illustre bien le danger de la passion amoureuse, tout en nous invitant à cultiver un amour et une sexualité plus sereine. C’est un voeu honorable.

Informations pratiques :
Éloge de la liberté sexuelle stoïciennes, À propos d’une histoire yougoslave
Auteur : Frédéric Delorca
Première date de publication : 2011
Éditions utilisées pour le compte-rendu : Éditions du Cygne
Nombre de pages :  191
ISBN : 9-782849-241-31
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